Alors c’était dit.
Gérard resta à observer les filles avec amertume. Il semblait aussi peu préparé à cette situation qu’elles-mêmes. Le silence régna pendant une longue MUT, durant laquelle Lou fixa le vide avec un regard éteint. Joy prit finalement la parole, sur un ton d’excuse.
« Est-ce que je peux passer le test, moi aussi ?
-Pourquoi faire ? dit Lou. Si j’ai ce pouvoir, tu l’as aussi, c’est évident.
-Peut-être, mais cela ne coûte rien de vérifier. »
Lou contempla le visage poupin de son amie. Joy doutait, et Lou trouvait ça ridicule. Malgré tout, elle lui expliqua comment elle s’y était prise lorsque Joy s’approcha du pot rempli de terre et leva les mains au-dessus.
« Voir les molécules … répéta Joy, concentrée. Les faire bouger … les visualiser …
-Elles sont là, ajouta Lou en constatant les difficultés de son amie. Tout autour de nous. Tu n’as pas besoin de les imaginer, elles sont là. »
Joy resta longtemps les mains tremblantes, fixant le pot de terre intensément, transpirant presque. Mais rien ne se produisit.
« Peut-être qu’en commençant par le feu, tu y arrivera mieux ? » Encouragea Lou.
Joy acquiesça, l’air sombre. Elle se tourna vers la bougie éteinte et continua de s’appliquer à suivre les instructions de Lou. Mais c’était peine perdue, malgré tous ses efforts, la mèche restait désespérément inerte. Lou jeta plusieurs œillades à Joy qui demeurait silencieuse. Elle poussa finalement un soupir.
« Eh bien, on dirait que je n’y arrive pas. »
Son ton se voulait neutre, mais était voilé par ses émotions refoulées. Elle adressa à Lou un sourire sans joie.
« Tu es sûre que tu as vraiment fait ce que je t’ai dit ? demanda Lou qui ne savait quoi ressentir pour son amie en cet instant. D’un côté, elle n’avait pas de pouvoir, ce qui devait forcément la décevoir, mais de l’autre, cela voulait dire qu’elle avait une chose de moins que Lou à cacher aux yeux de tous.
-Oui, j’ai fait de mon mieux. Mais pour tout dire, je savais déjà que je n’y arriverais pas. Des fois, tu sais, je sens des choses, ajouta-t-elle en voyant Lou indécise. Je savais que toi tu aurais des pouvoirs et pas moi. Depuis bien longtemps, en fait. »
Elle se tût alors, son visage se figeant dans une perplexité étrange qui ne lui seyait guère. Lou, à la recherche d’une remarque encourageante se tourna vers Gérard.
« Serait-il possible qu’elle possède un autre type de pouvoir que le contrôle des éléments ? Est-ce qu’il existe des choses comme la télékinésie, la télépathie, ou d’autre forme de … magie ?
-Magie ? répéta l’homme en fronçant les sourcils, mais il ne s’agit pas de magie, enfin ! La Maitrise n’est pas un tour de passe-passe, c’est un don précieux gravé dans la nature de chacun ! La télékinésie, télépathie, toutes ces sornettes ne sont bonnes qu’à faire rêver les plus naïfs, ma petite. La force vient soit des éléments, soit du maniement des armes.
-Mais peut-être, insista Lou, peut-être que Joy possède quelque chose qui ne s’est jamais vu ? Après tout, le fait que je puisse Manipuler semble être totalement incroyable, donc reconnaissez que de découvrir de nouvelles formes de ma-, hum, de pouvoir, ne serait pas si improbable. Et puis, ajouta-t-elle, Joy possède forcément un pouvoir. Si on suit la logique de cette histoire de prophétie en tout cas. Pourquoi les Dieux auraient-ils choisis une personne tout-à-fait normale et une possédant un pouvoir banni par leur ordre ? Ça n’a pas trop de sens, tout ça. »
Gérard ne dit rien. Il se contenta de caresser sa barbe gravement, puis tourna les talons et monta l’échelle, sans un mot de plus. Avant de le suivre, Lou prit Joy par la main. Elle n’était pas douée pour remonter le moral, elle ne l’avait jamais été. C’était le rôle de Joy, c’est choses-là. Mais cette dernière comprit l’intention de son amie et lui rendit son étreinte. Ensembles, elles montèrent au rez-de-chaussée.
Gérard parlait doucement avec sa femme, un feu réconfortant brûlait dans l’âtre, un brouhaha gai provenait de l’extérieur et les vêtements de ville que Lou portait, une tunique rouge et une longue culotte beige, étaient confortables. Lou fut saisie par la douce réalité de la situation incroyable qu’elle vivait. Tout cela existait, avait toujours été et continuerait d’être quand elle ne serait plus. Que son monde se soit effondré n’avait aucune importance pour cette réalité, si fantaisiste fut-elle. Lou, ses doutes, ses troubles, tout cela n’était rien. Comparé au poids de cette quête, de ces milliers de vies aux dehors …
La porte de la maison s’ouvrit dans un grand fracas et tous ses occupants sursautèrent. Un jeune homme venait de pénétrer dans le hall d’entrée. Lou, Joy, Gérard et sa femme virent bien sûr à sa rencontre. L’individu détonait totalement avec le décor ; Il avait un visage typé asiatique, aux traits fins et harmonieux. Ses cheveux à l’aspect duveteux étaient d’un gris souris rehaussé de blanc. Il était vêtu d’une manière pour le moins exotique : un long kimono d’homme aux teintes violettes, se mariant à perfection avec les yeux également violets du jeune homme. Ceux-ci étaient savamment mis en valeur par une bande sombre horizontale qui les encadrait, formant une sorte de masque.
Un peu stupéfaite, Lou ne comprit pas à qui elle avait affaire aussitôt, au contraire de Joy qui étouffa un cri.
« Oups, dit le garçon de sa voix au fort accent asiatique, j’ai oublié de revenir à la normale. Pas d’inquiétude, c’est moi, Yukigumo.
-C’est tout de même impressionnant, dit Gérard en s’approchant de L’Henkei, une lueur de curiosité scientifique dans le regard. La précision de la transformation est surprenante. Une seule forme par race, c’est bien cela ?
-Oui, j’ai une apparence unique de Travailleur, de Gardien, de Chercheur – bien que je ne tienne pas vraiment à utiliser cette dernière- et de plusieurs animaux en tout genre.
-Je vois, répondit l’érudit d’un air entendu. Combien de temps tenez-vous l’humain, si ce n’est pas indiscret ?
-Oh, c’est de loin ce que je maitrise le mieux. Entre deux et trois UT, je dirais. Ça dépend de si la fille en vaut la peine, voyez, ajouta-t-il en adressant un clin-d ‘œil aux terriennes. Alors, les filles, vous en dites quoi du Yukigumo humain ? »
Il prit une pose conquérante, tel un mannequin présentant un vêtement de luxe. Lou, bien qu’agacée par ce narcissisme étouffant, prit la peine de mieux le regarder. Les traits qu’elle aurait dits fins au premier abord étaient en fait d’une grande banalité, et son visage semblait fade, sans marque d’expression, comme une poupée de cire. Ses yeux bridés laissaient échapper le même éclat avide que sous leur forme animale. Il avait de plus une carrure maigrichonne et petite en comparaison des Travailleurs, il ne dépassait Lou que de quarante centimètres tout aux plus.
« Bof, asséna Lou, dissimulant mal un sourire cynique, pas mon style. Trop maigre. Et toi Joy ? »
Cette dernière se contenta de hausser les épaules. Ramené aux évènements récents par ce silence, Lou perdit aussitôt son humeur moqueuse. Yukigumo soupira et leva les mains en signe d’abandon.
« Vous êtes pour le moins difficile à satisfaire, les filles. Les humains de chez vous doivent être de véritables modèles de beauté.
-Non, pour tout dire, il y en a beaucoup qui vous ressemblent, dit spontanément Lou, contenant mal sa répartie. »
Yukigumo lui rendit un sourire entendu, de ceux que font les hommes d’affaires lorsqu’ils ne peuvent refuser une offre. Son corps se mit soudainement à onduler, prenant une couleur très foncée, se déformant comme une goute poisseuses de goudron. On distinguait les parties du corps de l’henkei qui redevenaient animales. Mais une chose plus étrange encore dans cette transformation stupéfiait Lou. Au centre du méandre noir qu’était devenu son corps, éclatait une lueur si puissante qu’elle dû plisser les paupières. On aurait dit un petit soleil caché dans une mare sombre. L’éclat fut aussi puissant que bref, et disparût totalement quand l’Henkei eut retrouvé sa forme animale.
Lou aurait voulu interroger le Tanuki au sujet de cette étrange lumière, mais elle n’en fit rien. Un sentiment troublant la saisi à la gorge. Comme si elle avait vu quelque chose qu’elle n’aurait absolument pas dû voir, elle avait l’impression d’être une sorte de voyeuse. Examinant le regard des autres, elle n’y descella aucun signe du trouble qu’elle ressentait, et préféra donc se taire. Lou n’avait aucune envie de se démarquer encore plus maintenant.
« J’aimerais vous faire faire un rapide tour d’Automnale avant d’aller à l’église du Feu, dit brusquement Gérard. Notre monde vous est totalement étranger encore, et puisque vous vous destinez à faire tout votre possible pour le sauver, il serait bon que vous sachiez ce que vous allez protéger. D’autant plus, ajouta-t-il plus bas afin que seules les filles l’entendent, que jusqu’alors vous n’avez eu connaissance que des aspects les moins reluisants de notre société. Il serait fâcheux que cela entache votre volonté, n’est-ce pas ? »
Joy acquiesça sobrement, tandis que Lou resta de marbre. Sa volonté ? Quelle volonté ? Il n’y avait pas de volonté à avoir dans une obligation pure et simple. De plus, l’idée de visiter la ville comme une touriste lui donnait doucement envie de rigoler. Cependant, Gérard semblait décidé. Après avoir salué sa femme et Yukigumo, qui partait se coucher, il sorti avec les filles, couvertes de leurs manteaux d’érables luisant.
La maison de Gérard donnait sur une place très animée, encerclée par les hauts empilages de chaumières. Mais là où Lou s’attendait à trouver un marché ou une foire, se trouvaient des ateliers à ciel ouvert. Forges fumantes, cheminés ardentes et crépitantes dont la fumée sombre venait se mêler avec la blanche trainée du bûché gigantesque au centre de la place. Il y avait aussi des chevalets de tannage, des bacs de teinture, des tours de potiers, des ateliers où l’on taillait la pierre et sculptait le bois, des souffleurs de verre, des métiers à tisser, et d’autres choses encore que Lou était incapable d’identifier. Une multitude de femmes et d’hommes, souriant malgré leur labeur, travaillaient tous ensemble. Des enfants allaient et venaient entre les établis, forges et autres installations, aidant l’un et l’autre. Au coin nord de la place, une cathédrale de pierre moussue, dont l’architecture très épurée rappelait l’art préroman, incroyablement imposante, répandait son ombre jusqu’au brasier. Le contour de ses quatre clochers venait caresser le feu, atteignant tout juste une des douze marques tracées au pied du bûché.
« C’est la première UT, et le temps de la production, commenta Gérard en les guidant à travers la foule affairée. Pendant les 3 UT à venir, tous les Travailleurs vont labourer les champs, récolter, planter, forger, couper le bois, faire cuire et mettre à conserver les bien périssables, nourrir les bêtes, et apprendre du travail des uns et des autres. Quand Chronos aura dépassé son zénith et l’ombre du Temple atteint la marque du repos, ce sera le temps de la communauté. C’est là que les biens fabriqués ou récoltés au matin sont échangés, que les enfants vont à l’école, que l’on mène les affaires judiciaires, les entrainements au combat, ainsi que diverses tâches ayant un lien avec la vie de la ville. Après cela, quand Chronos se couche et que la lumière de notre première lune apparait derrière les clochers, il nous reste une UT avant le sommeil. Celle-ci est dédiée aux paroles, c’est le moment propice aux prières, aux réflexions, aux histoires, aux romances, à la contemplation. C’est notre répit spirituel, si vous préférez. Enfin, les quatre cloches sonnent le temps du sommeil, et tous nous dormons pendant cinq UT.
-C’est très codifié, comme emploi du temps, dit Lou après avoir avidement assimilé ces nouvelles informations. C’est une sorte de règle divine ?
-Oui et non. C’est à la fois le suivit de l’ordre des choses, une organisation sociale et un … disons un conseil divin. On ne nous a pas obligés à vivre ainsi, simplement mis sur la bonne voie. Les autres peuples fonctionnent différemment de nous, d’ailleurs. Je sais que les Rêveurs et les Gardiens sont bien plus actifs de nuit, tandis que les Chercheurs ont eux aussi un emploi du temps très strict de jour. Mais tout ça ne suit pas un caprice de notre part ni un ordre extérieur : c’est le reflet de notre nature profonde. L’eau et l’air sont des éléments sombres, mystiques, tandis que le feu et la terre sont plus bruts, plus voyant. Ainsi il est normal que nous suivions la logique de nos éléments. »
Lou ne répondit pas. Elle était captivée par les mouvements assurés des enfants maniant le métal, et des hommes et des femmes qui faisaient apparaitre de puissantes flammes bleues dans leurs paumes. En un instant, une fourche prenait forme, une épée, un bouclier, ou d’autres outils moins nobles comme des pinces ou des scies.
« Pourquoi fabriquer autant d’arme ? demanda Joy soudainement. Je croyais que les liches étaient votre seul souci ?
-J’aimerais bien, répondit l’homme en soupirant. Mais il en va autrement. Les liches sont très fréquentes depuis vingt ans, mais nous avions et avons toujours un problème tout aussi grave à gérer. »
Il désigna le mur d’enceinte gigantesque qu’on apercevait entre deux tours de masures.
« Hangbar, le rempart, a été érigé il y a bien longtemps, après la Rupture. Quand les Libérés sont partis, leurs liens brisées, le monde n’a plus jamais été le même. Les animaux qui peuplaient nos terres sont devenus sauvages, difficiles à apprivoiser, et certains même incontrôlables, sanguinaires. Les Déchireurs par exemples, ou encore les Piétineurs, et les Attrapeurs. Beaucoup sont devenus des menaces, c’est pourquoi nous restons sur nos gardes et nous préparons au combat.
Mais les créatures se font plus rares, depuis que les Liches prospèrent. Nous pensons qu’elles se nourrissent de la Lumière des animaux, en plus de celle des humains et des autres races Réfléchissantes. Enfin, bref, poursuivit-t-il en soupirant à nouveau. Venez. »
Le reste de la journée se déroula calmement. Gérard leur présenta chaque étal, saluant les artisans au passage, ne tarissant pas d’information sur la fabrication et l’usage des objets. Après avoir fait le tour de la première place, il les conduisit à une autre, plus réduite, part une grande avenue pavée de roche noire. De l’obsidienne, d’après leur guide. La seconde place était dédiée à la nourriture ; Lou et Joy furent horrifiées de voir que l’on abattait les bêtes à la vue de tous, en plein jour, à côté de ceux qui préparaient des gâteaux et des soupes. Les animaux, qui ressemblaient à de grosses brebis, avançaient en ligne vers une petite guillotine dont la lame brillait au soleil. La brebis mise à mort était séparée de ses semblables par une cloison coulissante, de sorte que les bêtes ne voyaient pas l’exécution. Lou remarqua que l’on donnait à chaque brebis une herbe bleue à mâcher juste avant de la tuer : Il s’agissait d’un puissant somnifère qui faisait que l’animal s’endormait un instant avant de mourir. Bien que dégoutée par la vue du sang s’écoulant du cou des brebis, recueillit aussitôt dans des bassines en bois, Lou senti son cœur se serrer d’émotion. Au moins la victime partait sereinement, non pas dans la terreur et la douleur.
Pendant un moment, elle resta plantée devant la guillotine, l’esprit vide et les yeux humides. Joy lui secoua le bras en silence pour la faire revenir. Lou poursuivit la visite de la ville, mais son attention commença à décliner. Gérard les amena près des remparts, leur montra les équipements de soldats, leur fit monter sur les tours d’enceinte et leur désigna les champs et les bois environnants, décrivant en expert tous les petits détails de leur vie quotidienne. Même pour Lou, ça faisait beaucoup de chose à retenir, alors quand elle sentit son esprit glisser sur les mots pour s’attarder sur le reflet du soleil sur les feuilles embrasées, elle ne fit rien pour le discipliner. Joy quant à elle, semblait être tout à fait ailleurs, le visage fermé et pensif. Lou elle-même était surprise de ne pas se trouver dans un état de torpeur total. Après tout, elle avait des pouvoirs interdits et Joy apparemment aucuns. Elle aurait dû être tétanisée par une telle révélation, au moins. Mais elle l’avait vite digéré, car finalement, les choses échappaient tellement à sa volonté qu’il ne servait vraiment à rien de se troubler encore et encore. Adoptant le mode passif très souvent, Lou n’avait pas de mal à laisser tomber quand elle ne voyait aucune chance de victoire ou de domination dans une situation.
Quand le soleil atteignit son zénith, les places de la ville se vidèrent progressivement, chacun rentrait chez soi pour se reposer et manger, bien que beaucoup restèrent à leur labeur en grignotant un casse-croute. Ils ne pouvaient plus travailler une fois le la seconde cloche aurait retentit, aussi ceux qui avaient du retard s’activaient. Gérard reconduisit les filles chez lui, où un repas très copieux et riche en viande les attendait. Lou mangea de bon appétit, mais Joy toucha à peine à son assiette. Lou se promis de lui parler si cet état devait perdurer jusqu’au soir. Quand la seconde cloche retentit, l’érudit envoya les filles se reposer pendant une UT ; à la grande surprise de Lou, elles s’endormirent aussitôt, rendues molles et amorphes par la digestion et la longue marche du matin. Vers le milieu d’après-midi elles s’éveillèrent, et Gérard leur fit poursuivre la visite.
Dehors, la ville était comme transformée. Les artisans s’étaient mutés en marchants. Sur une place jusqu’alors vide se dressait un bazar, une marée de tapis de lin était étendue au sol. Sur ces tapis, moult denrées culinaires, viande salée, poisson, plantes, fruits, animaux. Une estrade avait été construite à la va-vite, sur laquelle montaient chacun à leur tours les exposants, présentant leur biens échangeable. La foule donnait un prix correspondant à certains de ses propres biens. Une vente aux enchères troc, pour ainsi dire. Sur les nombreuses autres places qui unissaient les artères de la ville, le même système était en place, mais pour des produits spécialisés : mobilier, bijoux, vêtements …
Lou prit un plaisir inattendu dans le suivit de certaines de ces enchères. L’une en particulier lui arracha un sourire.
« C’est le poisson le plus frais présenté aujourd’hui ! Seulement deux caissons, aller aller ! beugla une femme au physique bovin sur l’estrade.
-Une once de grain Bleuret !
-Une barrique de Garrands fumés !
-Moi, échanger mes Escoules contres des Garrands ? s’étrangla la femme. Tu veux rire Michel ?
-Contre un jeune Ventier ?
-J’ai trois Ratisseurs morts si ça t’intéresse !
-La ferme André ! Retourne chez ta mère !»
Les voix se suivaient sans jamais se couper. C’était une règle apparemment très stricte de la vente. Cela faisait que tout le monde écoutait tout le monde, et que bien sûr celui qui disait une ânerie avait un vaste auditoire. Beaucoup ne se privaient pas et faisaient bien rire les autres. Quand la plus petite cloche de la cathédrale retentit, les enchères prirent fin, et chacun garda ses marchandises pour lui, et tous partirent les uns avec les autres, continuant les babillages déjà présents lors des ventes. La foule se mêla et se sépara : un groupe se dirigea vers le sud de la ville, tandis qu’un autre survit une des artères vers le nord. Lou, Joy et Gérard suivirent le flot sud, qui allaient vers le port.
Pour Lou, un port était essentiellement un mélange entre un décor de carte postale et un grand chantier industriel. Elle-même n'avait jamais vu la mer de ses yeux, et n’avait donc qu’une idée vague mais assez claire de ce qu’était un port ; Cette vision fut balayée par l’originalité du port d’Automnale.
Les bateaux étaient tels qu’elle n’aurait jamais pu les imaginer. Aucunes voiles à l’horizon, aucuns pontons de bois, aucuns filets, harpons, nulles traces du bleu des flots, pas un cri de mouette. Seule l’odeur pénétrante du poison était bien là, impossible à ignorer. Les embarcations, si l’on pouvait les nommer ainsi, avaient une forme ronde et un corps de métal. Retenues dans des bassins de pierre, elles mouillaient dans une eau à la couleur jaune orangée. C’était étrange au-delà des mots, et Lou eut du mal à ne pas prendre cette eau pour du thé glacé. Semblable à des nids rocheux, une multitude de ces bassins s’étendait le long de la rue bordant la mer, et chacun s’ouvrait vers le large par une clôture à poulie. Lou brûlait de questionner Gérard sur le fonctionnement de leur industrie nautique, mais quand elle lâcha enfin le port du regard, la foule était arrivée à un grand bâtiment, presque aussi imposant que la cathédrale. Il partageait avec cette dernière la simplicité de l’architecture et la masse grise de la pierre poncée qui le composait. Celui-ci avait la forme d’une arène romaine, mais possédait pour entrer d’une arcade décorée des trois seules sculptures que Lou ait vu dans la ville : l’une dominait les deux autres, et représentait un homme, dont les membres inférieurs étaient cachés par l’arcade, à la barbe foisonnante, levant les bras au ciel mais baissant les yeux sur les visiteurs. Sur les côtés, deux personnages se faisaient face. Celui de droite était une femme tenant sa main droite la paume ouverte devant elle, tandis que celui de gauche, un homme, levait son poing gauche dans un mouvement quelque peu agressif.
« Il s’agit de Dame Tempérance et de Sir Justice, commenta Gérard, s’équilibrant l’un l’autre sous le regard d’Adam. »
A l’intérieur, sous un soleil rouge qui blanchissait les pierres, la foule prit place sur les bancs de l’amphithéâtre. Installées en hauteur de l’hémicycle, les jeunes filles et leur guide avaient une vue imprenable sur le centre de l’arène, où se mettant en place toute une assemblée de vielles femmes en blanc face à un autre groupe d’homme en noir.
« Les Tempérées, continua d’expliquer Gérard en désignant les femmes, représentent la voix de la raison et du pardon. Les Justiciers en revanche, sont des porteurs de vengeance et de punition. Et celui qui se tient entre eux et l’évêque légiste, représentant d’Adam dans chaque procès. Il écoute les deux assemblées avant de rendre son verdict.
-Votre Justice est très similaire à la nôtre, dit Lou. C’est troublant de constater des similitudes aussi fortes alors que nos cultures sont si loin l’une de l’autre.
-ça n’a rien de surprenant. Encore une fois, cette institution n’est que le reflet de notre nature, et non une disposition arbitraire. Si les humains appliquent ce mode de fonctionnement partout dans l’Arborescence, c’est la preuve que nous sommes tous, au plus profond de nous, les enfants d’Adam. Même ceux qui l’ont rejeté et leurs descendants. »
Non désireuse de déclencher un débat, Lou se garda de dire à Gérard que sur Terre, il y avait une multitude de cultures différentes parmi la race humaine, et qu’il n’y avait guère de vraie cohésion naturelle entre les hommes quant à la justice ou aux mœurs. Lou sentait que l’idée qu’une même race puisse avoir différentes cultures serait difficile à comprendre pour Gérard.
Le reste de l’après-midi fut assez ennuyeux pour les filles. Elles assistèrent aux quelques procès du jour, de simples larcins sans envergure, sans violence pour la plupart. Chacun semblait pourtant très impliqué dans chaque affaire, n’hésitant pas à lever la main pour donner son avis. Il n’y eut ni esclandre ni accroc, les Travailleurs étaient définitivement plus disciplinés que les humains « normaux » que Lou connaissait. Après les procès, la population de l’amphithéâtre se dispersa tandis que de nouveaux arrivants faisaient leur entrée. L’UT suivante était destinée aux débats de toute sorte, sur la vie publique, sur les nuisances du quotidien, sur les litiges qui pourraient se passer de procès, et sur toutes les questions de sécurité et de commerce inter-espèce. Les débats étaient plus animés et plus intéressants que les procès, en cela que tout le monde prenait la parole tour à tour : donner son avis était autant un droit qu’un devoir. Une sorte de scribe lisait les sujets du jour et notait dans un énorme almanach débordant de feuillet tout ce que qui était proposé. Quand vint le tour de parole de Gérard, concernant des opérations d’attaques préventives, tendant vers l’éradication, contre les créatures hostiles, celui-ci exprima une féroce opposition à l’idée de décimer des races autrefois pacifiques. Il était l’un des seuls à penser ainsi, mais on ne lui fit aucun commentaire. Après lui, il y avait Joy. Elle fit une moue déconfite avant de se retourner vers Lou. Les yeux de toutes les personnes présentes se braquèrent sur elle, et des chuchotements se firent entendre. Gérard l’encouragea d’une tape douloureuse sur l’épaule ; Alors Lou prit son courage à deux mains et déclara :
« Les Envoyées pensent qu’il n’est pas du ressort des simples mortels de décider s’ils peuvent éradiquer une race ou non. Il convient de ne pas agir à la place des Dieux. »
Elle jubila de la perfection de sa réponse, qui causa une vague de murmures appréciateurs dans toute l’assemblée. Gérard la félicita d’un clin d’œil tandis que Joy prit à nouveau une mine soucieuse. D’autres sujets furent abordés, et Lou s’amusa à chaque fois à donner des avis aussi mystique que possible. Cela marchait à merveille. Quand l’après-midi toucha à sa fin, elle se sentait pleine de satisfaction.
La dernière étape de la journée, pour les filles et leur guide, était la Parole du Feu, une sorte de messe tardive.
« Chaque jour nous l’écoutons, déclara Gérard en pénétrant l’épaisse foule qui se massait sur le parvis de la cathédrale. C’est comme une buche que l’on met dans son foyer pour le garder brûlant, vous comprenez ? »
Un beau lavage de cerveau, oui, se retint de dire Lou. Après avoir joué les croyantes pendant des heures, l’idée d’entendre un vrai sermon était risible.
Il fallut jouer des coudes et des pieds pour avoir une place assise sur l’un des bancs de bois vernis et massifs qui occupaient le centre de la cathédrale. Vu de l’intérieur, elle n’était pas très différente de celle que Lou connaissait, bien qu’elle soit d’une hauteur ahurissante et qu’au lieu de vitraux colorés filtrant la lumière, il n’y avait aucune fenêtre. Mais sur les murs, sur les torchères, sur les braséros, brûlaient des milliers de bougies dont les flammes variaient de couleurs comme d’intensité. On aurait dit des feux-follets, dansant au rythme des respirations et des mouvements des fidèles. Le haut plafond était taillé dans un matériau si lisse et réfléchissant que la lumière des bougies faisait comme un ciel enchanté au-dessus de leurs têtes, un caléidoscope mouvant et éclatant. Les filles et Gérard eurent finalement une place au premier rang, car à la vue des manteaux d’érable, les Travailleurs s’écartaient religieusement. Les bancs étaient si hauts que les pieds de Lou ne touchaient pas le sol, et dans un mouvement instinctif, elle les laissa balancer négligemment devant elle, comme une enfant ennuyée. Quand la salle fut comble, toutes les places assises prises d’assaut et les allées entres chaque banc grouillant de monde, une silhouette encapuchonnée apparut dans l’abside, la tête de la cathédrale. Lou le reconnu aussitôt et cessa de balancer ses pieds ; c’était le vieillard, l’oracle d’Adam, ce vieux grincheux aveugle. A sa vue, la salle s’extasia, loua la grâce de l’oracle, sa bienveillance et un certain nombre d’autres qualités plus ou moins pertinentes.
Ce dernier vint se placer sur une grande estrade de pierre qui lui permettait de dominer la salle malgré sa constitution archée. Il n’avait ni livre devant lui, ni pupitre d’aucune sorte, mais il ouvrit tout de même ses yeux laiteux avant de lever une main pour solliciter le silence.
« Bonjour mes enfants, je constate à vos voix enthousiastes que vous êtes encore nombreux aujourd’hui. C’est bien, rien ne fait plus plaisir à Adam que de recevoir vos prières quotidiennes. »
Son ton n’avait plus rien de sec et péremptoire. Au contraire, il était si mielleux que Lou en eut des frissons. Un murmure d’approbation parcouru la foule.
« Mais vous vous demandez sûrement ce que moi, l’oracle d’Adam, je fais ici, à la place de sa sainteté l’archevêque d’Automnale. C’est qu’aujourd’hui représente une occasion toute particulière, mes enfants. Aujourd’hui les Elues sont ici, dans l’enceinte de ces murs sacrés ! »
La foule applaudit dans un calme étrange, comme indécis.
« C’est pourquoi j’ai décidé d’être celui qui leur transmettrait les paroles sacrés, afin qu’elles constatent la dévotion de notre peuple et son respect des anciennes traditions. »
Cette fois, les fidèles approuvèrent bruyamment. Et quand l’oracle entonna l’hymne d’Ignis, tous le reprirent en cœur sans la moindre hésitation. Leur chant grave était magnifié par l’acoustique du lieu, rendant mystique un hymne aux paroles bien triviales. Lou se laissa bercé par ces chants qui faisaient vibrer tout son corps, tandis que Gérard à ses côté joignait sa voix de stentor aux autres. Joy, à la gauche de Lou, était pale. Son amie se pencha vers elle pour s’enquérir de son état, mais Joy resta muette. Elle tourna sur Lou ses yeux sombres, et celle-ci y décela une peur terrible. Elle remarqua que Joy tremblait de plus en plus fort, et que son front était perlé de sueur.
Le chant prit fin et l’oracle commença un long discours sur l’unité des Travailleurs, les temps passés et à venir, la foi et le courage, avant d’enchainer sur un nouveau chant, celui-là narrant la création du monde par les Quatre Divins dans les temps de la Mer, quand l’univers n’était que cet Océan de matière informe. Lou n’écouta que d’une oreille, car elle gardait les yeux fixés sur Joy dont l’état s’aggravait. Désemparée face à cette situation totalement inédite pour elle, Lou n’osait interrompre la séance ni demander de l’aide. Si elle l’avait fait, comment les gens auraient-t-ils réagi, en voyant qu’une envoyée divine était malade ? Etait-elle seulement malade ? Pourquoi tout à coup et sans signe avant-coureurs ? Alors que Lou se tourmentait de question en essayant de secouer doucement Joy pour la faire revenir, les portes de la cathédrale s’ouvrirent à la volée, poussées par dix soldats. La salle entière se tut, retournant son attention sur les arrivants, tandis que Joy, à bout de force, se laissa tomber du banc et vomit.
« Des Liches ! Des liches par centaines ! Fuyez tous vers l’école du feu, vers les enfants ! »
Maintenant c'est a moi d'attendre pour la suite, noooon !<br />
<br />
Ch12<br />
On commence par les petites coquilles :<br />
- " assez large pour accueillir six de leur monture" : leurs montures<br />
- " A gauche, d’autres champs verts, bleu, et pourpre" : bleus et pourpres<br />
- "d’une démarche plein de langueur". : pleine<br />
<br />
Super chapitre ! On rentre un peu plus dans ton univers et c'est amene de facon tres naturelle. Tres interessant d'introduire ce nouveau systeme de calcul du temps, les Arroseuses aussi, tres bonne trouvaille ! Et la planete en forme d'Arbre, intriguant !<br />
J'aime bien le nouveau compagnon de voyage meme s'il est un peu suspect, ca promet :p<br />
<br />
Ch13<br />
- "on aurait dit que la gravitée même" : gravité<br />
<br />
Et ben, deux cent symboles xD la quete va etre longue pour Aluke et Hona s'ils doivent tous les trouver ! <br />
Bon aperçu de leurs pouvoirs au passage.<br />
<br />
Ch14 <br />
- "elle avait même faillit piquer du nez" : failli<br />
- "Lou sentie ses jambes flancher : sentit<br />
- "les Quatre eux-mêmes l’ont maudis" : maudit<br />
- "ayant le pouvoir qu’ils ont toujours proscris" : proscrit<br />
<br />
Encore un tres bon chapitre ! J'ai beaucoup aime la vision de l'univers avec l'Ocean.<br />
On retrouve ce don de Manipulation, du coup on ne sait pas encore si Joy a quoique ce soit de similaire :p <br />
Haha je savais bien que ce tanuki etait louche !<br />
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Ch15:<br />
-" Le retour était toujours éprouvant, mais cette fois si était pire" : ci<br />
-"« Bonjours, dit-elle " : bonjour <br />
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Un autre univers bien sympathique ! Ca donnerait envie de pouvoir suivre ton histoire sous forme de jeu video :D !<br />
Hmmm avec toute cette intro et la possibilite que leurs corps soient détruits, est-ce que Lou et Joy ne seraient pas des sortes de reincarnation de Hona et Aluke ? Ou alors je pars dans des hypotheses completement foireuses xD<br />
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Ch16<br />
-"elle avait des pouvoirs interdits et Joy apparemment aucuns." : aucun<br />
-"Les artisans s’étaient mutés en marchants. " : marchands<br />
-"présentant leur biens échangeable" : leurs biens échangeables<br />
-"Aucunes voiles à l’horizon, aucuns pontons de bois, aucuns filets, nulles traces" : tout au singulier :)<br />
-"sans signe avant-coureurs ?" avant-coureur <br />
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Ooooh non la suite ! J'ai envie de savoir ce qui arrive a Joy, et si ca a un lien avec les liches.
je prend note de tes remarque, comme toujours. Je dois faire une correction générale, peut être au prochain pacno, je vais vite atteindre les 50000 mots avec ça.
Le prochain chapitre pour Lou et Joy est presque près, mais je veux sortir celui pour Hona et Aluke d'abbord ... ça va être un peu long encore.
Ouais, je sais, j'ai pas été très rapide sur ce coup-là, en fait il a fallu ton annonce sur ton JdB pour me mettre un coup de pied au cul XD J'ai du mal à retrouver des créneaux de lecture après la PaCNo (où je ne lisais pas).
Quelques coquillettes, pour commencer :
"Pourquoi les Dieux auraient-ils choisis (choisi) une personne tout-à-fait (tout à fait) normale"
"Un jeune homme venait de pénétrer dans le hall d’entrée. Lou, Joy, Gérard et sa femme vi(n)rent bien sûr à sa rencontre"
"il ne dépassait Lou que de quarante centimètres tout aux (au) plus."
"Ramené(e) aux évènements récents par ce silence, Lou perdit aussitôt son humeur moqueuse"
"Un sentiment troublant la saisi(t) à la gorge."
" il sorti(t) avec les filles, couvertes de leurs manteaux d’érables (érable) luisant."
" avec la blanche trainée du bûché (bûcher) gigantesque au centre de la place"
"C’est à la fois le suivit (suivo) de l’ordre des choses, une organisation sociale"
"Après avoir fait le tour de la première place, il les conduisit à une autre, plus réduite, (d'où) part(ait) une grande avenue pavée de roche noire."
" en grignotant un casse-croute (croûte). Ils ne pouvaient (pourraient) plus travailler une fois (que) le (son de) la seconde cloche aurait retentit (retenti)"
"Lou s’amusa à chaque fois à donner des avis aussi mystique(s) que possible"
"Un murmure d’approbation parcouru(t) la foule"
Hé bien, d'abord je tiens à dire que j'aime beaucoup cette visite d'Automnale ! On en apprend plus sur les coutumes de ce peuple, sur ta ville et sur ton monde en général, c'est très intéressant ! Ça a dû te demander pas mal de travail sur le background, non ? On y croit en tous cas, à cet univers des Travailleurs ! En plus la description est dynamique, émaillée comme ça par les pensées caustiques de Lou et par leur marche entre les différentes parties de la ville, je ne me suis pas ennuyée à la lecture. Et ça, franchement, c'est un super point pour un chapitre un peu "explicatif" comme ça !
(Je me demande juste où Yugi a disparu, d'ailleurs XD)
Et vu la fin, j'ai comme l'impression que Joy a aussi une forme de pouvoir, peut-être genre... de l'empathie ? On a l'impression qu'elle a perçu l'arrivée des Liches... Brr, d'ailleurs ! Tu avais raison en parlant sur ton JdB d'une fin en cliffhanger !
J'ai hâte de découvrir la suite ;)
Ne t'en fait pas, prend toujours ton temps pour commenter, après tout rien ne presse ^^
Je suis vraiment contente de te voir toujours fidèle cependant, je te remercie encore une fois ! A ce jour, tu es la seule qui suit mon histoire ^^' (hermine aussi un peu mais elle a d'autre trucs à penser)
Comme toujours je prend note de tes remarques !
Je suis soulagée que la description de la ville passe bien, j'avais tout le temps peur d'en faire trop, j'ai d'ailleurs effacé plein de passages qui entraient trop dans les détails.
Oui en effet j'ai essayé d'étoffer mon background, car je ne voulais surtout pas faire un monde fantasy insipide, banal, usé jusqu'à la corde et sans originalité.
Tu en saura plus sur le pouvoir de Joy dans le prochain chapitre !