La vie selon Nour Apsoum

Nour Apsoum détestait depuis toujours les matins d'hiver. Ils semblaient se moquer des enfants, les arrachant au confort de leur lit bien avant que le soleil ne daigne illuminer le ciel. Mais c'était encore plus désolant depuis qu'elle prenait son petit déjeuner toute seule. Il n'y avait que l'odeur du lait chocolaté qui lui procurait un maigre réconfort. Penchée au-dessus de son bol, elle inspirait profondément, savourant ce moment de chaleur avant la première gorgée. Le chocolat glissait le long de sa gorge, chaud et velouté, une caresse réconfortante contre le froid mordant qui suintait à travers les murs de l'appartement.

Cela faisait un an que le rituel du matin avait changé, une année depuis la mort de sa mère. À la dizième sonnerie Nour balançait le réveil d'un geste sec, l'envoyant percuter le mur avec un bruit sourd. Puis elle sautait de son lit, et filait tambouriner à la porte de la chambre de son père, mais la plupart du temps seuls des grognements indistincts lui répondait. De guerre lasse elle traînait des pieds jusqu'à la salle de bain. Ses grands yeux en amande la fixaient dans le miroir, accentués par un grain de beauté sous l'œil gauche, une "tâche" que les adultes s'évertuaient à essayer de lui enlever en frottant énergiquement. Elle retroussait son nez, agacée. Ses longs cheveux bruns lui tombaient en rideau sur le visage, et une vague de réconfort l'envahissait à chaque fois. Les cheveux de maman, pensait-elle.


 

La cuisine exhalait un parfum de nostalgie. Les étagères étaient encore garnies des théières chinées par sa mère – un trésor d'antan qui semblait lui sourire tristement sous la lumière pâle du matin. La nappe blanche, impeccablement posée sur la table, encadrait deux bols de grès bleu où l'histoire d'une vie ordonnée essayait encore de persister. Pourtant, l'absence de Pénélope était une ombre pesante. Depuis sa mort, Monsieur Apsoum n'était plus le même.

Astrophycisien, il passait ses journées devant ses cartes, cherchant, toujours cherchant, une fissure dans l'univers, un tunnel de lumière. Il avait promit de trouver. Quoi ? Nour ne le savait pas.

La jeune fille avait été bercée par les constellations. À quatre ans, elle savait nommer les planètes comme d'autres enfants énumèrent leurs comptines. À sept, elle tenait des débats imaginaires avec Galilée et Stephen Hawking. Les mots « trou de ver » lui étaient aussi familiers que ceux de « pain grillé ».


 

Elle fut agréablement surprise, son père était déjà debout, les cheveux en bataille et ses lunettes perchées de travers sur son front. Mais il ne bougeait pas, fixé devant la fenêtre. Les rideaux étaient encore tirés, et la lumière du dehors dessinait des ombres étranges sur son visage fatigué.

— Papa, t'oublieras pas ton déjeuner ! lança Nour, espérant le secouer un peu.

Il sursauta, comme s'il émergeait d'un rêve lointain, et tourna un regard flou vers elle.

— Oh... oui, bien sûr, marmonna-t-il. Le déjeuner.

Il ne bougea pas, et Nour alla prendre la boîte contenant les restes de pâtes dans le frigidaire. Elle la posa sur la table avec un soupir, et obligea son père à s'asseoir en face d'elle.

— Papa, tu devais m'aider pour mon arbre généalogique, tu te souviens ?

Son père baissa les yeux, comme pris en faute.

— Ah, l'arbre généalogique... Eh bien, ma chérie, je ne suis pas sûr de pouvoir beaucoup t'aider. Il n'y a que nous.

D'une main il touilla un café qui devait être froid, de l'autre il déplaça une carte dont un coin dépassait d'une pile.

— Papa ! Tu sais bien qu'il faut aller loin, je dois remonter jusqu'à mes arrière-arrière-grands-parents, au moins.

Il haussa les épaules, un vague sourire flottant sur ses lèvres.

— Où est notre livret de famille ? demanda-t-elle, résignée.

— Certainement dans mon armoire, répondu-il, avant de retourner à son silence.

Nour l’observa un instant. Ses épaules voûtées, ses mains qui s'attardaient inutilement sur une carte stellaire. Une douleur sourde lui traversa la poitrine.

— Papa, pourquoi tu persistes autant ? Tu devrais peut-être changer de domaine d'étude, pour un temps.

Il relèva les yeux vers elle, son regard gris se perdant dans le sien.

— Non, je ne peux pas, je dois continuer ma libellule. J'ai promis à maman.


 

Omar Apsoum se rappelait en détail sa rencontre avec Pénélope. Sous le dôme étoilé du planétarium, la lumière tamisée donnait à la salle un air de mystère. Les constellations projetées sur la voûte vibraient sous les explications passionnées d'Omar. Il parlait de l'énergie sombre et surtout de son sujet favori : les trous de ver, ces hypothétiques ponts cosmiques entre deux points de l'univers. Assise au dernier rang, Pénélope écoutait, captivée. Ses yeux brillants semblaient capter chaque mot d'Omar comme une vérité précieuse. Elle était d'une beauté éthérée, avec ses cheveux noirs comme la nuit et ses yeux vert. Omar, absorbé par sa présentation, ne l'a remarqua pas. Lorsque le public fut invité à poser des questions, Pénélope prit la parole et demanda ce que d'après lui il y avait de l'autre côté, une autre galaxie ? Une dimension parallèle ? Omar tomba sous le charme. Ce fut le début de leur histoire. Omar était fasciné par son intelligence, sa curiosité sans limite, et par le mystère qui semblait l'envelopper. Pénélope, quant à elle, trouvait en Omar une passion et une sincérité qui la touchaient profondément. Un soir, alors qu'ils regardaient les étoiles depuis un parc en dehors de la ville, elle lui confia : — Si un jour tu découvres un passage vers un autre monde, je serais la première à te suivre. Omar rit doucement, croyant à une plaisanterie. Mais dans les yeux de Pénélope, il y avait une gravité qu'il ne comprit pas.

Quelques années plus tard, Nour vint au monde. Pénélope pressa Omar de poursuivre ses recherches, même lorsque les financements se faisaient rares et que ses collègues le prenaient pour un idéaliste.

Un jour, la lumière commença à quitter les yeux de Pénélope. Une maladie rare, incurable, s'empara d'elle avec une rapidité déconcertante. Omar, dévasté, passa des nuits entières à son chevet. Alors que ses forces l'abandonnaient, elle lui fit promettre de trouver ces portails cosmiques, de ne jamais laisser personne le décourager.

Après sa disparition, Omar s'investit corps et âme dans ses recherches. La douleur de la perte de Pénélope le consommait, mais il trouvait un certain apaisement dans sa quête. Pourtant, peu à peu, il sombra dans la dépression.

A dix ans, Nour s'occupait de l'intendance de la maison. Et se débrouillait parfaitement. Enfin il y avait bien eu quelques ratés, comme son essai pour faire des crêpes. Immangeable. La pâte collait sans cesse à la poêle, si bien qu'à la fin, elle s'était retrouvée avec une dizaine de boulettes de crêpes, moitié crues, moitié brûlées. Sans compter qu'il lui avait fallu deux bonnes heures pour nettoyer la cuisine. Elle était devenue la reine des pâtes, qu'elle agrémentait de toutes les sauces en boîtes qu'elle pouvait trouver au supermarché. L'aspirateur, la serpillère et la machine à laver n'avaient, malheureusement, plus de secrets pour elle.


 

***

Le soleil pâle de l'après-midi baignait les murs de l'école d'une lumière dorée, pourtant dehors il gelait à pierre fendre. Malgré tout, les élèves trépignaient que la cloche sonne la fin des cours.

Quand la sonnerie retentit enfin les salles de classe déversèrent leur flot d'enfants, les couloirs du collège se métamorphosèrent en un tumulte assourdissant, une symphonie discordante de voix joyeuses, de rires éclatants et de pas pressés. Des sacs à dos volaient d'un épaule à l'autre, des éclats de conversations fusaient de toutes parts. Nour s'en voulait encore, comme presque jour. Quand le maître l'interrogeait, elle rougissait, mais pour cela elle avait trouver une parade, elle se mettait au premier rang pour que ses camarades ne la voient pas. Et même si elle connaissait bon nombre de réponses, elle n'osait pas encore lever la main. Rien que l'idée d'attirer tous l'attention sur elle la pétrifiait.

A travers la foule turbulente, Nour se fraya un chemin. Chacun partageait des anecdotes sur la journée ou échangeait des plaisanteries taquines. Jérémy se faufila à travers le groupe, en bousculant plusieurs élèves au passage. Arrivé en bas de l'escalier il se retourna, le regard malicieux et le sourire moqueur.

– T'as demandé quoi au Pére Noël Nour, une nouvelle maman ?

Le coup la frappa en plein cœur. Malgré la douleur elle garda un visage impassible. Elle savait que certains ne comprenaient pas sa peine, comme Jérémy, mais elle était déterminée à ne pas leur donner le plaisir de la voir faiblir. Sa mère lui avait appris qu'il fallait rendre coup pour coup, en général un seul suffisait pour ne plus se faire embêter. Elle voyait certains de ses camarades comme des charognards qui se repaissaient des faiblesses des autres, elle les engraissait, et ils en voulaient toujours plus.

– Et toi, un nouveau cerveau ? Lâcha-t-elle, sentant par la même occasion la chaleur lui monter aux joues.

Un éclat de rire collectif résonna dans le hall. L'opportun fronça les sourcils, son visage vira au cramoisi comme s'il avait cessé de respirer. A cours de répartie, il s'en alla.

– Bien joué Nour, lui dit Amélia, une camarade aussi blonde que Nour était brune. Mais c'est vrai que t'as vraiment pas de chance. D'abord ta mère et maintenant ton père qui perd la boule.

– Merci de me réconforter, ironisa Nour tout en contenant ses larmes.

Elle connaissait trop bien ces moments où la boule dans sa gorge devenait si grosse qu'elle lui faisait mal. A dix ans on ne devrait pas perdre sa maman, on ne devrait pas cacher sa tristesse et faire comme si tout allait bien. Le manque de sa maman s'était incrusté en elle, la douleur s'enroulait autour de ses muscles de ses veines, de son cœur tout entier. Elle faisait maintenant partie d'elle, c'était comme ça.


 

Elle rentra chez elle tandis que la neige commençait à tomber mollement, le sol se recouvrait lentement mais il n'y avait pas encore de quoi faire des boules de neige. Elle prit un rapide goûter composé de chips et de brioches au chocolat, avant de se mettre au travail. Elle prit le tabouret dans un coin de la chambre de ses parents, où rien n'avaient changé. Le livret de famille se trouvait certainement dans un des cartons en haut de l'armoire. Elle descendit difficilement celui où était écrit Pénélope.

Elle saisit un flacon de parfum à moitié vide, et en aspergea son poignet. Elle sentit l'odeur caractéristique de sa mère, mélange de fleurs d'orangers et de vanille. Le carton renfermait aussi des photos de ses parents quelques années auparavant, des bijoux, et une pochette en velours. Elle en sortit une très vieille pièce biscornue, argentée, surmontée d'une chaîne. Nour passa le collier, et remarqua quelques mots gravés en une langue qui lui était inconnue, peut-être du latin.

– Nulla spes, nulla vita  murmura-t-elle.

À la dernière syllabe prononcée, une vive douleur lui fit échapper un cri. La douleur s'intensifia et lui coupa le souffle, une brûlure intense se concentra à l'endroit où était posé le bijou, à même la peau, entre les clavicules. Celui-ci semblait se fondre dans sa chair, laissant apparaître la devise, comme tatouée sur sa peau.

Son coeur se mit à battre dans ses tempes, la brûlure s'étendit aux joues et au front. La peur l'engourdit, des orteils à la pointe des cheveux. Une peur irrépressible, incomparable, la tétanisa. Allait-elle mourir ? Comme ça, à seulement dix ans ? Ou cet objet allait-il la transformer ? En monstre ? Ou bien pire encore?

Et puis, ce fut le noir. Tout disparu autour d'elle. Jusqu'à la moindre de ses pensées.


 

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