La ville

Par Capella

L'Hôtel 

 

Les habitants étaient des ombres aux longs membres, de cinq mètres plus grands qu’elle. Leurs yeux étaient creux, vides. Leur bouche était grande, étirée d’une oreille à l’autre ; pourtant, ils ne paraissaient bien sourire que dans la forme. Autrement, ils marchaient d’un pas indolent et absent vers leurs lieux de vie. Ce cortège s’échappait lentement d’un train qui sifflait épisodiquement quelques coups de vapeurs en criant. 

Lysithea se faufilait entre tout ça. Le conducteur du train faisait traîner ses longs doigts crochus le long des sièges afin de s’assurer qu’aucun voyageur clandestin ne s’était introduit à son bord, mais Lysithea n’eut pour lui aucune pensée, car elle avait déjà quitté les wagons, sourire aux lèvres. Après être restée recroquevillée des heures sous un siège, à devoir contrôler sa respiration, elle n’était rien moins que malheureuse de pouvoir redonner à ses jambes douloureuses leur usage. 

Elle se servit des valises pour passer sans être remarquée, s’assurant toujours qu’on ne regardait pas dans sa direction pour courir vers une autre, jusqu’à enfin atteindre une rue de la ville, l’espace des lieux et la lenteur des habitants rendant leur nombre moindre, ce dont elle profita pour avancer plus vite encore.  

Les lampadaires étaient allumés pour suppléer la lune, tandis que certains grésillaient en clignotant. Des rats passaient parfois non loin, reniflant la petite fille qui passait avant de reprendre leur route. Des corbeaux logeaient les fenêtres, les toits ou les luminaires, souvent moins affamés que déjà repus depuis un certain temps. Lysithea se glissa dans une ruelle et souffla un coup. À partir de cet instant, elle se considérait invisible. 

En n’empruntant guère plus que les venelles absentes de toutes autres vies que la sienne, elle s’enfonça au centre de la ville à la recherche de quoi que ce fût capable de l’intéresser. Elle n’avait même plus besoin de faire attention, puisque les habitants passaient devant l’entrée des ruelles sans un regard. Elle évolua alors entre les poubelles, les nouveaux rats et les tuyaux qui crachaient l’eau des égouts. Le train ayant fait son dernier arrêt, elle était forcée de composer avec ce nouveau lieu humide et sale. 

En parlant d’humidité, il devrait bientôt pleuvoir, constata-t-elle après un regard vers le ciel. 

Lysithea avait toujours été très douée pour anticiper la pluie. Il fallait dire qu’elle l’aimait comme une sœur. La pluie couvrait le son de sa voix et de ses pas, en sus de lui offrir un paysage nouveau, charriant avec elle un rideau de gouttes céruléennes qu’il fallait admirer avec autant de merveille que des joyaux. 

Rassérénée par la venue des gouttes d’ici à l’heure, elle poursuivit ses fouilles, un plus grand sourire sur le visage. 

Elle découvrit des restes de nourriture, mais elle préférait encore les laisser aux rongeurs qui, eux aussi, avaient leurs lots de difficultés. Un moment, quand elle avisa des rats s’attarder sur un gros morceau de viande, elle remarqua qu’il s’agissait sans l’ombre d’un doute d’un bras d’enfant. Lysithea eut un soupir de dépit et poursuivit, heureuse de ne pas être à sa place. Au moins, elle comprenait que cet endroit n’était pas absent de danger. De toute manière, partout où des habitants se trouvaient, il y avait un être pour s’assurer de les attirer. Dans une ville toute entière, les choses capables de réduire un enfant à guère plus qu’un bras, il devait s’en trouver légion. 

Quand elle n’y eut bientôt plus rien à découvrir, elle combla l’ennui en chantonnant gaiement, avant de s’arrêter devant un lieu qui attira cette fois toute son attention. 

Elle fit dépasser sa tête à l’angle d’un couloir pour contempler toute une foule d’habitants se diriger vers une immense structure au toit sphérique et vermillon. Un théâtre. Toute cette pléthore d’habitants apathiques qui se dirigeaient au même endroit poussa Lysithea à grigner de mécontentement.

Je ferais bien d’éviter de m’approcher d’ici…

Cette pensée en délia une autre, alors qu’elle se redressait soudain. Si l’immense majorité des habitants prenaient un chemin commun, il lui suffisait juste d’en profiter pour refaire ses réserves de nourriture. Après un coup d’œil pour la besace brune qui pendait à sa hanche, elle sut qu’elle n’avait pas le choix. Son poids lui laissait croire qu’elle n’en aurait que pour un soir encore. Lysithea n’aimait pas tellement jeûner, et même quand elle y était forcée, elle affichait un air bougon d’enfant en plein caprice. Resserrant son trench coat brun comme pour se donner courage, elle gambada à travers les rues dépeuplés, ses petites boucles brunes s’agitant alors qu’elle sautillait, ses yeux noisette compulsant du regard toutes les fenêtres à la recherche de celle qui serait la cible parfaite de son vol. 

Elle continua de chantonner, alors que tout autour d’elle, l’immense ville imposait son silence même à travers son chant. Alors qu’elle atteignait tout juste les poignées de porte, que les dalles du sol faisaient sa taille, Lysithea était une petite étoile dansante au milieu d’une place sans terme, vide, silencieuse. Les plumes des innombrables corbeaux étaient portées par le vent, chacune pouvant se transposer sur le bras de la petite fille. Certains oiseaux la suivaient du regard, car, habitués, ils savaient à quoi ressemblait leur repas. Aux fenêtres, certains yeux creux étaient braqués sur l’enfant qui flânait, mais ils se contentaient de regarder sans bouger. Des pierres craquaient sur son passage après que les doigts du temps les eurent effleurés pour les affaiblir. Un enfant était assis contre un mur, les yeux ouverts, le regard vide, quelques membres en moins. Lysithea n’eut aucun regard pour toutes ces choses, car elle chantonnait en admirant le ciel. 

 

Si Lysithea avait cru se servir de la déperdition des habitants pour s’introduire chez eux, elle en fut pour ses frais. Quand elle faisait l’heureuse découverte d’une fenêtre entrouverte, elle voyait une ombre glisser de l’autre côté. Parfois, elle ne s’embarrassait pas d’espoir : la fenêtre était inaccessible de l’extérieur, sans aucune prise pour y grimper. 

Alors qu’elle évoluait entre le sifflement du vent, ses soupirs moroses et les lampadaires, elle avisa une haute tour non loin. Sa traversée en ville n’était pour l’instant qu’un cimetière d’espoirs éteints, pourtant, son visage s’illumina de nouveau quand elle osa espérer croire que la forme de ce bâtiment attestait un jardin de réussite ! 

S’assurant que personne ne passait par là, Lysithea regarda un coup à gauche, puis à droite, et courut en direction du haut bâtiment qui se dressait plus majestueusement que les autres. 

Sa pierre était érodée, certaines vitres étaient sales, et cela se voyait de loin, lorsqu’une dans le lot n’était pas directement cassée. Pourtant, Lysithea y vit sa victoire tant attendue, car ce lieu était un hôtel. Un homme venait d’en sortir, et il continua son chemin de sa langoureuse démarche, n’offrant aucun regard à la petite fille qui s’assura de rester bien cachée le temps qu’il passât. Quand il s’en fut éloigné en quelques longues enjambées, ce fut lesté d’un grand sourire que Lysithea traversa les portes cassées de l’hôtel. 

Le lieu était désert. Un immense hall composé d’un tapis rouge étouffant les bruits de pas. Des fauteuils, ottomanes et duchesses dans les coins, inoccupées ; un comptoir à l’entrée, sans une seule âme de l’autre côté ; un fatras de valises, certaines dans leur porte-bagage, d’autres posées sur le sol, bien en évidence. 

Les murs et les meubles étaient en bois, poussiéreux, mais dénotant une ancienne beauté que le manque d’hygiène aurait déparée. Les plafonds étaient couverts de moulures formant des vêtements et des chapeaux extravagants, ce qui pour un hôtel, était en soi-même extravagant. 

Alors que Lysithea marchait à pas feutrés sur le tapis, émerveillée par la grandeur des lieux, elle entendit le son d’une clochette. Deux coups, venant du fond d’un couloir obscur. Quand elle entendit à sa suite un bruit de petites roues, Lysithea avança à pas rapides derrière un porte-bagage et s’y cacha. Quelque chose apparut. 

Son corps était aussi grand que celui de l’enfant, si ce n’était plus petit encore, avec un visage oblong et beige, légèrement tavelé. Il possédait six pattes noires, fines et longues, sans aucun poil apparent, des anneaux pour marquer les articulations. Le soulevant plusieurs mètres au-dessus du sol, elles étaient toutes repliées contre une valise qui lui servait de moyen de locomotion. Ainsi, il ressemblait à un petit parapluie habillé d’un chapeau et d’une tenue rouge et noire. Ses yeux étaient visibles, car immense, recouvrant presque toute la superficie de son visage ; gris. Là où aurait dû se trouver une bouche, il n’y avait qu’une fine protubérance en forme de lèvre à la couleur de sa peau. Le groom de l’hôtel. 

Une fois dans la salle, il déplia ses pattes qui s’accrochèrent aux valises, les transportant en les faisant rouler pour lui permettre d’avancer en même temps. 

Lysithea le regarda partir, jusqu’au moment où elle décida qu’il était temps pour elle de trouver les cuisines. 

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Azurys
Posté le 29/01/2024
Un premier chapitre intrigant et très bien écrit. Les descriptions sont belles et variées, elles établissent à merveille l'atmosphère dans laquelle on s'embarque.

Je ne sais pas d'où te viennent des idées, mais je ressens beaucoup les similitudes de l'ambiance avec Little Nightmares, ça ne m'étonnerait pas que tu connaisses ce jeu ! En tout cas je suis curieux de lire la suite, le thème de l'innocence de l'enfance opposée à la corruption adulte est toujours intéressant et les points de vue sont variés.

Très belle entrée en matière !
Capella
Posté le 30/01/2024
Le sourire que j'ai eu en lisant Little nightmares dans ton commentaire... C'est ma licence de jeu vidéo préféré et l'inspiration direct de cette petite histoire !
Merci pour ton retour, cela étant, il me fait plaisir !
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