Ce fut ainsi que, le pas allègre, le visage rayonnant, Lysithea marchait à travers les couloirs de l’hôtel, la besace lourde de provisions. Elle envisageait au moins pouvoir tenir plus de deux semaines avec tout ce qu’elle avait amassé, et chose rare s’il en était, elle avait mis la main sur des légumes ! Les gens d’ici préféraient nettement la viande et, parfois, les fruits, quand les enfants se faisaient rares. Le reste était minoritaire, et son sac brun était à présent porteur d’ambroisie.
Ainsi, elle escomptait dorénavant repartir, en quête d’un lieu où dormir ; un hôtel, c’était plutôt engageant, mais certainement pas pour une petite fille comme elle. Elle aurait trop peur de tomber sur le groom, ou encore ces hommes et femmes ventripotents poussant des charriots à travers les corridors délabrés des lieux qu’elle avait rencontrés parfois. S’il fallait dormir avec l’angoisse d’être réveillée par un client, elle préférait encore passer sa nuit sur un toit ou au fond d’une venelle.
Un matelas ne vaudra pas ma vie ! se dit-elle en esprit, accompagnant ses songes d’un petit rire fier.
Alors elle se figea brusquement, quand elle vit apparaître, à l’entrée de l’hôtel, un afflux d’ombres. Tout un tas d’habitants passaient les portes cassées de l’hôtel, pour avancer d’un pas lent jusque dans le hall, tandis que bon nombre étaient déjà en train de poursuivre leur chemin vers les chambres. Lysithea resta paralysée quelques secondes, confuse, se demandant pourquoi diable tous décidaient de revenir à cet instant précis.
La pièce de théâtre est… terminée ? conclut-elle, une goutte de sueur lui perlant du front.
Cela étant, ce n’était pas bien grave. Elle n’aurait qu’à se faufiler sous les ombres et prendre sur elle quand on lui adressera quelques regards curieux et pesants. Lysithea avait déjà subi bien pire que ça. Elle fit un pas en avant et entendit les roues d’une valise qui la figèrent de plus belle. Le groom s’activait, ses longues pattes s’accrochant aux valises alors qu’il menaçait d’emprunter le couloir. Cette fois, la petite fille fit demi-tour et détala comme un lapin. Elle grimpa deux étages pour distancer au mieux les nouveaux arrivants, avant de se cacher précipitamment derrière un meuble quand elle entendit un autre bruit de roulette. Celui-là, elle savait que ce n’était pas le groom.
Elle avait souvent entendu les chargés du ménage durant sa filature dans les cuisines, mais était parvenue à ne jamais avoir besoin de poser les yeux sur eux. Elle y fut forcée en cet instant, quand un grand homme, épais, avança en poussant sur son sillage un chariot. Il y avait dessus tout un petit tas de serviettes blanches, toutes au moins un peu salie de graisse, de sang ou d’amas obscur. Le regard de Lysi resta braqué sur les côtés de ce charriot. Il y avait des petites accroches, sur lesquelles des petites boules étaient plantées ; des serviettes enroulées autour d’un objet rond. De ces boules dépassait des jambes qui oscillaient au gré des roues. Quand le chariot passa, Lysithea poussa un souffle inquiet et poursuivit sa route pour grimper jusqu’au troisième étage. À ce stade, elle ne savait plus tellement ce qu’elle essayait de faire, à monter à travers l’hôtel. Si seulement elle trouvait une cachette, elle pourrait attendre la nuit tombée pour s’éclipser pour de bon…
Alors qu’elle marchait d’un pas vif en quête du quatrième étage, elle entendit une petite voix l’appeler par un sifflement discret. Rien d’assez terrifiant pour croire qu’il venait de la bouche sépulcrale d’un des commis de l’hôtel.
Comme de juste, elle avisa un blondinet qui la fixait avec curiosité, à l’angle d’un couloir. Il était vêtu de haillons bruns, d’un pantalon en soie beige plutôt propre, lui, et d’une corde tout autour du corps, à la façon de l’aventurier équipé. Le visage de Lysithea s’éclaira alors qu’elle s’approchait de lui.
— Je ne crois pas t’avoir vu ici avant…, lâcha le petit garçon, intrigué.
— C’est vrai. Je viens tout juste d’arriver. Je m’appelle Lysithea. Enchantée !
— Oh… Moi c’est Émeraude. J’ai volé la clé de la chambre numéro cent-sept, si ça t’intéresse. Avec cinq autres enfants, on s’y cache ! Là, j’allais vers la cuisine, mais…
— Ah oui, t’as vu les autres rentrer…, inféra la petite fille. Je reviens de la cuisine, moi, justement.
Le visage d’Émeraude retrouva des couleurs à cette annonce. Ses joues avaient rougi de la rougeur divine des roses rouges, et ses yeux bleus semblaient pétiller en mosaïque mouvante d’étoiles, de feux d’artifices et d’extase. Lysithea lui rendit un sourire amusé, un poing sur la hanche face à cette réaction outrancière.
— Oui, rentrons donc nous reposer, c’est moi qui me charge de vous offrir la nourriture ce soir, claironna-t-elle.
Émeraude secoua la tête de haut en bas à une si vive allure que ses cervicales auraient pu se décrocher.
— Passons par la fenêtre, dit-il. Je pense pas qu’on pourra redescendre, on va forcément croiser des gens.
— Très juste, abonda la fille.
— Je repartirai en cuisine quand il fera nuit, car à sept, tes provisions vont partir vite !
— Très juste…
Ils avancèrent tranquillement vers la fenêtre, au terme du couloir, tandis qu’Émeraude débobinait sa corde autour de lui. Lysithea eut un grand sourire quand elle prit la peine de remarquer que le tapis absorbait ses bottines, s’enfonçant comme dans un petit matelas.
— Et donc, Émeraude, tu fais quoi ici ?
— Hm ? Oh, je suis venu du nord, par un petit bateau, et j’ai trouvé les autres dans l’hôtel. C’est un peu plus calme ici, dieu merci…
— Donc… Je raye le nord de ma liste, conclut Lysithea, grave.
— Je te le conseille… Et toi, tu fais quoi ici ?
Lysithea sauta, ses pieds se faisant amortir par le tapis. Elle eut cette fois un sourire d’aise.
— Je suis venue en train, par l’ouest. Je me suis longtemps cachée dans une église, mais il m’a fallu fuir quand les nonnes ont trouvé notre cachette.
Émeraude eut un soupir de compréhension en l’entendant, qui renforça le rictus de Lysithea.
— Tu as été courageuse de prendre le train…
Elle poussa un rire infatué, les doigts devant sa bouche, satisfaite d’être complimentée. Pour cette raison, elle aimait déjà bien ce garçon.
— Eh bien, si tu veux rester avec nous à partir de maintenant, nous t’accueillerons avec plaisir !
Alors qu’Émeraude ouvrait la fenêtre, il attacha sa corde à un meuble et s’assura qu’elle était bien maintenue tout en disant. Lysithea s’arrêta pour le regarder faire avant de secouer la tête.
— Ce lieu est dangereux. Moins que les autres, peut-être, mais je veux partir tout de suite. Je compte trouver un endroit en sécurité, à l’abri de tout, beau, féerique ; et j’y amènerais tous les enfants du monde pour que l’on puisse vivre tous en paix, ensemble, et grandir ! Cet hôtel ne suffira pas pour ça.
Le visage d’Émeraude s’éclaira encore, alors qu’il contemplait Lysithea, laquelle avait rivé son regard vers le paysage visible depuis la fenêtre. Il eut un tendre sourire tandis qu’il s’approchait d’elle.
— C’est un somptueux avenir à viser…
— N’est-ce pas ? À ce propos, Émeraude ; veux-tu bien en faire partie ? Comme tu es beau et gentil, et que mon objectif te plait, quand nous serons grands, nous pourrions peut-être nous marier, tu vois ?
Émeraude écarquilla les yeux, puis songea à la question, grave. Il finit par hocher la tête.
— Ce serait bien, oui ! Je vais te suivre, et ensemble, on façonnera ce monde de rêve !
Lysithea afficha un rictus solaire alors qu’Émeraude lui renvoya un rire. Il balança alors la corde par la fenêtre et se pencha par-dessus pour s’assurer qu’elle était à la bonne longueur. D’un geste de bras, il intima à Lysithea de l’imiter, car à présent, les clients, et probablement même le groom, ne tarderaient pas à venir.
Il se tint à la corde et se laissa longuement glisser le long des fenêtres, avant d’atteindre celle du premier étage. Lysithea le suivit habilement, au point qu’il en fut impressionné.
— On prend celle juste à gauche – cette fenêtre est constamment ouverte –, donc on va devoir se balancer un peu ! dit-il.
Ils joignirent le geste à la parole et sautèrent à travers l’ouverture. Lysithea se réceptionna habilement juste après lui, découvrant avoir mis les pieds dans un petit cagibi parsemé de matériel de lavage ou de vêtements pour enfants.
— On va rester ici jusqu’à ce que la nuit tombe, et rentrer dans la chambre ensuite.
— Uh ? réagit Lysithea en inclinant la tête sur le côté. Il n’y a pas de chance qu’on nous trouve ?
— Pas avant une heure du matin ! Ça ne fait que deux jours que je suis là, et j’ai déjà appris deux trois choses utiles, dit-il, fier de lui.
— Je vois ça ! Tu es incroyable !
Ce disant, elle s’assit sur un palier de l’étagère, juste à côté d’un rayon de lune qui venait tomber dans la pièce, tenant à s’installer précisément là où l’œil de la nuit ne viendrait pas la contempler, préférant rester intime à l’obscurité. Personne ne voyait l’enfant, quand elle était plongée dans les ténèbres, aussi sa survie lui faisait aimer ce câlin sans couleur.
Émeraude prit place à côté d’elle, là où tombait la lumière, sans doute car de l’autre côté de Lysithea, il n’y avait pas vraiment de place. Il regarda la corde qui dépassait par la fenêtre.
— Par contre, j’ai plus de corde, donc… Il faudra que je trouve un moyen de la récupérer un moment ou un autre.
— C’est vrai… Mais si nous partons, nous n’aurons pas besoin de corde, à mon avis.
— On a toujours besoin d’une corde un jour ou l’autre, répliqua Émeraude, professoral.
— Si tu dis ça, c’est qu’elle t’a beaucoup servie, hein ? lâcha Lysithea, amusée.
Quand le garçon hocha vigoureusement la tête, Lysithea se mit à rire et lui demanda quel genre d’aventure il avait vécu avec cette corde. Émeraude relata la fois où il avait dû fuir un homme à la main en ravisseuse, et que sa corde lui avait permis de sauter d’une falaise sans s’écraser à son terme. Lysithea lui demanda de lui raconter plus en détails, des étoiles dans les yeux, et Émeraude poursuivit, frissonnant parfois quand un élément prégnant de l’histoire lui revenait à l’esprit. Toutefois, le débit allègre et enjoué de la petite fille permis au garçon de ne pas se laisser revivre les événements avec trop d’horreur. C’était comme s’il avait en fait vécu cette mésaventure auprès de Lysithea, et cela était suffisant pour lui faire croire qu’il n’avait en fait jamais été en danger.
De fait, il oubliait même la raison de sa présence ici, et l’existence même de ce qui pouvait se tapir derrière cette porte. Parler avec Lysithea lui fit plus de bien qu’avec n’importe quel autre enfant, car il avait la sensation de discuter avec une fée ; une créature qui n’avait pas l’envi de s’embarrasser de choses aussi grossières que la peur et la prudence. Un instant, Émeraude crut avoir changé de lieu, de s’être assis sur un banc sous l’atmosphère vespérale afin de palabrer avec une belle amie.
Au bout d’un moment, quand le petit garçon hasarda un coup d’œil par la fenêtre, il découvrit une lune bien plus coruscante qu’avant et se redressa soudain.
— On devrait y aller ! s’exclama-t-il. J’ai pas vu le temps passer…
Lysithea acquiesça en bâillant, épuisée d’avoir trop parlé avec Émeraude. Le garçon se leva le premier et tendit sa main, Lysithea la saisissant avec grande joie, se disant qu’elle ressemblait à une noble invitée à danser durant un bal.
Émeraude entrouvrit la porte et laissa dépasser sa tête. Il la tourna une fois à gauche, une fois à droite, et d’un signe, enjoignit Lysithea à le suivre. Elle se faufila derrière lui, et le garçon pointa la porte du doigt, loin au fond du couloir ; celle qu’ils devaient atteindre.
Lysithea eut tôt fait de le dépasser de sa démarche sémillante alors qu’elle sautillait en chantonnant, continuant d’adorer la petite sensation nuageuse du tapis sous ses pieds. Elle s’imagina bientôt gambader dans les cieux, aux côtés de la lune endormie, des étoiles enjouées, alors que chacun de ses pas soulevait une volute de nuage dans ce velours somptueux qu’était le monde, juste en dessous des constellations. Les portes autour d’elle étaient les arches vers les roseraies du monde aérien, sous lesquelles des petits anges devaient deviser en riant, lire en se prélassant, grâce aux lumières des étoiles.
Elle s’arrêta net quand elle entendit la porte non loin s’ouvrir, son nuage reprenant la consistance d’un tapis rouge et sale. Elle se tourna et avisa en même temps qu’Émeraude une femme de ménage quitter la pièce de son pas lourd. Elle baissa le regard vers eux, et aussitôt, elle poussa un hurlement intime à celui du cochon que l’on égorgeait.
Elle saisit une serviette sur son tas et d’un geste habile, mimant le coup d’un fouet, l’enroula autour du crâne d’Émeraude. D’un nouveau geste, elle écalata le corps du garçon contre un mur. Elle ramena le visage à elle et l’accrocha sur le côté de son charriot, où pendaient déjà d’autres petits corps comme le sien. Lysithea partit en courant.
Elle courut si vite et si effrayée qu’elle trébucha un nombre inquantifiable de fois. Quand elle entendit un bruit de roue derrière elle, elle se retourna et bondit sur le côté pour éviter la femme qui venait de lui envoyer son chariot, lequel percuta le mur du fond dans un bruit sourd.
Lysithea atteignit la porte numéro cent-sept et tambourina.
— Je suis une amie d’Émeraude !! Pitié, ouvrez-moi ! Je vous en supplie !
Derrière elle, la femme courait malaisément, mais sa taille faisait qu’elle la rattraperait bientôt. Lysithea tapa plus fort, en pleurs, suppliant les enfants de lui ouvrir.
Il y eut un bruit de clé, la porte s’entrouvrit et Lysithea fut tirée à l’intérieur, tombant aussitôt sur le sol, dos contre terre.
Elle avisa deux enfants fermer la porte pendant que deux autres, sur une chaise, fermaient à clé. Aussitôt, on entendit marteler de gros coups qui furent mâtinés de cris, mais tout un chacun soufflait déjà de soulagement.
Lysithea vit les cinq enfants venir à elle, leur visage accusant l’inquiétude à son égard. La petite fille les ignora un temps et prit la peine de respirer alors que les larmes coulaient. Enfin, à son tour, elle poussa un profond souffle, rassurée d’être en vie.
J'avais relevé la ressemblance avec Little Nightmares sous le premier chapitre, on sent encore davantage cette inspiration dans ce texte. Les monstres très déshumanisés ont un caractère très visuel qu'il appartient à chacun d'imaginer, et c'est plaisant pour le lecteur. Très contrasté avec les petits enfants, à la limite des poupées et à l'agilité des sauterelles.
Moi qui apprécie mutiler mes personnages dans mes histoires, on peut dire que je suis servi dans ce chapitre ! La "fin" d'Emeraude est surprenante et donne le ton à merveille pour la suite de l'histoire. Je tâcherai de ne pas trop m’attacher aux personnages à l'avenir.
Le rythme est aussi très bien dosé, je trouve. La confrontation avec le danger n'est pas étalée en longueur comme dans certaines œuvres, elle est vive, efficace, droit au but, en somme très réaliste. Très bien équilibré avec les moments de flottement qui permettent de respirer un peu.
J'apprécie beaucoup ta plume dans cette œuvre, je la trouve d'une fluidité assez exemplaire. J'ai hâte de lire la suite (:
Coquille : "une créature qui n’avait pas l’envi de s’embarrasser" il manque un "e" à "envie", il me semble, sauf si c'est volontaire.
La fin d' Emeraude est bien triste mais elle donne le ton direct. On en vient tout de suite à s'attacher au personnage et il nous est retiré d'une façon encore plus brutal. Bien joué.
Bon courage pour la suite de ton histoire!
Et merci ensuite pour ton avis sur Emeraude, car justement, je me demandais si ça passait d'introduire un perso au même chapitre que sa mort, mais du coup, si ça fonctionne chez toi, là aussi, je considère ça comme une petite victoire !
Encore merci pour le commentaire !