Il était rare d’apercevoir une cape violine sur les routes de l’Ouest, encore moins deux d’entre elles, allant côte à côte en silence vers les montagnes. Le soleil se perdait dans les plis du velours, faisait ressortir le symbole d’or dans leurs dos et tous les regards les suivaient, comme hypnotisés. Un marchand s’était arrêté avec son chariot pour les laisser passer, un autre les avait salués d’une révérence maladroite. Tirant sur sa capuche, Windane pressa le flanc d’Automne pour les dépasser plus vite, ce qui n’échappa pas à Lyron.
— Je suis désolé de ce qui s’est passé à Belledanne, Windane. Sache que je ne laisserai pas ce genre d’événements se reproduire.
Les doigts de Windane se contractèrent instinctivement sur les rênes, transférant sa nervosité au cheval. Elle se pencha pour le caresser entre les oreilles, comme Naelle le lui avait montré. Heureusement, Automne était facile à comprendre, contrairement à Lyron. Ils n’étaient plus que tous les deux, désormais. Il fallait bien s’y faire.
— Vous aviez prévenu mon père de ce qui allait arriver.
— Je l’avais prévenu de ce qui pouvait arriver, corrigea-t-il. J’aurais dû insister davantage.
Elle haussa les épaules. Ce qui était arrivé à Belledanne, elle n’aimait pas y repenser. Les souvenirs de cette époque ravivaient la colère, et la colère ravivait toujours les flammes. Et puis, de qui était-ce la faute, vraiment ? Lyron n’avait fait que révéler la vérité. Ses parents n’avaient fait que la féliciter. Ils s’en voulaient, encore aujourd’hui, d’avoir cru que les autres l’accepteraient aussi. Windane avait senti leur chagrin, mêlé d’espoir et de regret, au moment de leur dire au revoir. Son père lui avait même demandé pardon : les mots de Naelle avaient eu raison de lui.
— Vous avez toujours des visions de ce qui va arriver ?
Sa question dessina un sourire sur le visage de Lyron. Ils faisaient route depuis le matin, et c’était la première fois qu’elle se décidait à l’interroger.
— Des visions me surviennent quand un événement est dangereusement proche, expliqua-t-il, ou quand l’enchaînement des vents le rend inéluctable… Le reste du temps, je vois avec mes yeux, comme toi ! Seulement les miens distinguent autant le présent que le passé et l’avenir. Cet arbre, par exemple, tu le vois ? Eh bien je vois également la graine qu’il a été, et la souche qu’il ne tardera pas à devenir.
Elle fronça le regard, étonnée tant par ses mots que par son expression. Il ne dégageait plus la même impression depuis qu’ils étaient partis, comme s’il avait abandonné son masque pour laisser entrevoir des émotions sincères.
— J’aime à penser que les Fondateurs m’ont doté de leur vision du monde, poursuivit-il, c’est un flux constamment en mouvement. Mais les Dieux m’ont doté également d’une intuition fine, qui me guide au quotidien. Enfin, cela doit te paraître très confus…
— Pas tant que ça.
La sincérité de Lyron avait-elle déteint sur elle ? Les mots étaient sortis d’eux-mêmes, sans réfléchir. Elle hésitait à se confier, pourtant il fallait bien commencer quelque part. Cette partie-là, au moins, elle pouvait lui avouer.
— Mon intuition me prévient, parfois. Je ressens le danger, les personnes… et leurs émotions.
Elle avait parlé sans le quitter des yeux et eut le temps de voir son visage tressaillir, juste un instant. Ainsi donc, il l’ignorait.
— Prémonition et lecture des esprits, remarqua-t-il, sont deux capacités très fréquentes chez les Protecteurs. Ils nous permettent de voir dans l’âme de chacun… jusqu’à lire ses pensées. Mais ressens-tu mes émotions ? Peux-tu lire mon esprit ?
— J’ai essayé…
Il s’amusa de sa réponse et secoua la tête.
— La plupart des Protecteurs lisent dans les esprits, ils ont donc appris à se rendre impénétrables. Certains protégés, ceux qui ne possèdent pas la magie, savent parfois le faire de manière instinctive… Et toi aussi, Windane. Si tu ne peux lire en moi, sache que cela m’est impossible également.
Cet aveu aurait dû la rassurer, mais comment être sûre qu’il lui disait la vérité ? Lyron devina sa méfiance et insista en la regardant droit dans les yeux :
— Je n’ai pas fait de toi mon apprentie pour t’obliger à dévoiler tes secrets, mais pour t’enseigner les miens. Quand tu t’en sentiras prête, quand tu auras foi en moi, je serai là pour t’écouter. En attendant, eh bien… L’imprévisible a son charme, et je commençais à me lasser de connaître à l’avance le déroulement du monde.
Il avait ajouté ces derniers mots sur un ton plaisantin, pourtant ses yeux laissaient percevoir autre chose. C’était encore ce poids dans son regard. La lassitude ? Non, le mot n’était pas assez fort. C’était… un fardeau, voilà. C’était ce que répétait son père : l’avenir est son fardeau. Sylvan expliquait toujours l’absence de Lyron par cette phrase. Il avait tant de vies à porter, tant d’accidents à empêcher, tant de destins à corriger… Sylvan ne lui en avait jamais voulu de l’avoir placé si tôt dans une guilde d’ébéniste. Il n’était qu’un jeune garçon quand sa mère était morte mais Lyron, disait-il, avait eu la vision de son talent. Et quand Windane s’indignait d’un tel abandon, Sylvan répétait toujours la même phrase :
La magie place parfois les Protecteurs à l’écart des autres. Y compris de leur propre famille.
Cela, au moins, Windane pouvait le comprendre. C’était cette même raison qui l’avait poussée à quitter Sashanka, cette même raison qui grondait dans son ventre, repoussée au fond d’une cage intérieure. Le feu se laissait maîtriser pour le moment, mais jusqu’à quand tiendrait-elle ? C’était un pari risqué que de partir avec Lyron, pourtant c’était sa seule chance d’apprendre à le contrôler.
Sa nervosité refit surface en fin d’après-midi, quand Lyron lui annonça qu’ils laisseraient les chevaux se reposer dans un relais pour la nuit. On en trouvait peu sur la route des monts, car les voyageurs préféraient prendre la voie du Sud et passer par la mer pour rejoindre Solastène. Je préfère éviter l’océan tant que nous le pouvons, avait-il expliqué à Windane. Il s’avéra qu’il préférait également éviter les auberges. Sitôt les chevaux installés dans leur box avec fourrage et abreuvoir, il se détourna du chemin pour s’avancer vers la lisière des bois.
— Au cas où vous ne l’auriez pas vu, dans le présent, le gîte est de l’autre côté, remarqua-t-elle.
Son ton ironique lui arracha un sourire.
— Il n’en bougera pas avant des années, répondit-il, mais notre repas, lui, sera gâché si nous ne le relevons pas ce soir. Prends ton sac et suis-moi. Le vent me dit que nous trouverons mieux qu’un lit rempli de puces.
Elle obtempéra sans râler : après tout, la proposition de Lyron tombait à pic. Elle ne se sentait pas prête à passer la nuit dans une auberge remplie d’émotions étrangères. Ils franchirent quelques arbres, traversèrent à guet le cours d’un ruisseau, avant de s’arrêter au pied d’un buisson. Lyron n’eut alors qu’à se pencher pour ramasser sa proie : un lapin pris dans un collet, que personne n’était venu chercher.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je t’enseigne le plus sacrilège de mes savoirs, souffla-t-il. Nous allons faire un feu, et déguster ce don des Fondateurs avec humilité et repentance !
Il semblait amusé par ses propres paroles, bien qu’elle ne partage pas son enthousiasme. Elle qui s’attendait à des leçons de magie, voilà qu’il lui enseignait le dépeçage d’un lapin ou la manière de rassembler les branches pour obtenir des flammes dociles. Elle nota l’ironie de la situation, évidemment, sans toutefois lui en faire la remarque. Il s’était débrouillé pour leur trouver un lit de mousse, si moelleux et parfumé qu’il semblait les attendre, le tout surplombé d’un talus d’où surgissait une cascade de racines. Pour une première nuit loin de Sashanka, elle aurait pu trouver pire.
— La survie d’un Protecteur passe avant toute chose, expliqua-t-il. S’entraîner à la magie ne sert à rien si l’on est incapable de se nourrir d’abord.
— Mais c’est par la magie que vous avez trouvé notre dîner.
— Tu aurais pu le trouver aussi, par l’intuition ou le hasard – qui sont tout autant des signes des Fondateurs. En revanche, tu n’aurais pas su le faire cuire. La magie n’est pas toujours la solution, c’est un fait qu’il ne faut pas oublier. Nous sommes des êtres de chair avant tout.
Il avait tort, au moins sur un point, mais elle se garda bien de lui dire. Il interpréta son silence comme de la déception et la rassura :
— Enfin, puisque nos corps sont désormais repus, il est temps de passer à des leçons plus spirituelles. Que dirais-tu de commencer par la lecture de mon esprit ?
— Je crois que j’aurais plus de chance avec un arbre.
Il s’esclaffa et secoua la tête.
— Je te promets de me laisser faire, Windane. Tu lis déjà les émotions, tu ne devrais avoir aucun mal à parvenir jusqu’à mes pensées. Il te suffit d’y concentrer ton énergie et d’essayer de voir au-delà…
En serait-elle capable ? Elle s’était toujours efforcée de chasser la magie de ses veines, et la libérer, même en partie, la terrifiait. Et si le feu brisait son étreinte ? Si elle perdait toute maîtrise ? Quand Lyron insista, Windane se résigna. C’était pour cela qu’elle avait choisi de le suivre, elle ne pouvait pas renoncer avant même d’essayer. La chaleur irradiait sous la prison de ses côtes, attendant le moment de s’échapper. Windane ne lui laissa qu’une mince ouverture, un simple filet de lumière pour monter dans son cou. C’était comme plaquer ses mains contre une bouteille fendue pour en retenir le flux. Au moindre relâchement, tout exploserait sur ses doigts. Elle s’assura que l’énergie restait sous son contrôle, attendit de sentir assez de puissance pour réchauffer ses tempes et souffler dans sa nuque. Puis elle plongea son regard dans celui de Lyron.
Elle n’avait pas noté, jusqu’alors, ces rides qui venaient plisser le coin de ses yeux. Au-delà de son air impassible, au-delà de ce trouble qui assombrissait ses pupilles, il dégageait autre chose. Une pointe d’amusement. Oui, il était curieux de la voir agir, de sentir la magie étendre son pouvoir sur lui. À travers ses pensées, soudain, émergea son propre reflet : ses yeux à la profondeur insoluble qui le laissaient perplexe, cette masse de boucles noires qui lui évoquait son fils. Sylvan, dans ses souvenirs, était un garçon tout en os, avec ce même air de défi dans les yeux.
— Tu lui ressembles beaucoup, déclara Lyron.
La magie se brisa sous l’effet de ses mots, provoquant l’inquiétude de Windane.
— Comment savez-vous ce que j’ai vu ?
— Le lien de magie fonctionne dans les deux sens. Si tu ne prends pas garde à fermer tes pensées, alors il peut se retourner contre toi… Surtout face à un Protecteur plus expérimenté, et mes rides en sont la preuve ! lança-t-il, amusé. Un lien trop fort, ou trop prolongé peut annihiler tes propres sentiments, pour ne faire de toi que le miroir d’un autre. C’est pour cela qu’il est essentiel d’apprendre à contrôler ton pouvoir. Ne t’en fais pas, tu t’en es bien sortie pour un premier essai. Tu finiras par y arriver. Nous l’avons vu tous les deux, n’est-ce pas ?
Elle serra les dents et hocha la tête pour ne pas trahir son malaise. Il faisait référence à sa vision, celle qui lui avait révélé son secret, autrefois. Lyron pensait y voir une victoire, mais Windane l’avait vécue comme une défaite. Cette image-là hantait encore ses cauchemars. Cette nuit-là ne fut pas différente des autres.
Le rêve commença par le son de leurs bottes écrasant la neige. Le village de Belledanne ne tarda pas à se dessiner, avec ses bâtiments si sombres sur un décor si blanc. Windane avait de nouveau neuf ans, une ardoise dans les mains, tandis qu’elle allait avec sa sœur en direction de l’école. Rien ne laissait deviner l’horreur qui allait bientôt se jouer, pourtant Windane tremblait déjà.
Le vent fut le premier à se transformer, passant d’un sifflement glacial à des murmures tranchants et indistincts. Puis les arbres disparurent, changés en formes humaines, en doigts griffus tendus vers elle. Et la neige, très vite, se teinta de gouttes écarlates qui coulaient de ses yeux. Ils étaient tous là, formant un cercle autour d’elle : les vieilles femmes du village, les enfants et leurs rires assassins, le Prêcheur et son silence complice.
Démon ! Enfant des flammes ! Sorcière !
Elle ne voyait ni les pierres, ni leurs poings, mais chaque mot battait son corps comme autant de projectiles. Windane, recroquevillée, chercha le soutien de sa sœur. Naelle avait reculé, effrayée par une lueur qui perçait à l’horizon. Si seulement le rêve pouvait s’arrêter à ce souvenir. Si seulement elle pouvait empêcher ses yeux de se tourner vers la lumière. Le cauchemar l’obligea à regarder.
Tout s’était effacé pour laisser place à la vision de Lyron. C’était d’abord un frisson de chaleur sur sa peau, un souffle qui explosait au loin et se répercutait en tornade de lumière contre ses joues. Là, au centre d’un éclat si vif qu’il fallait plisser les yeux, elle distingua la silhouette. Celle que Lyron avait vue, et qui l’avait ramené à Belledanne.
Elle se tenait droite, le dos tourné. Ses longs cheveux dansaient sur ses épaules comme autant de tentacules noirs. La magie émanait directement de son corps. Les vêtements flottaient sur ses épaules fines et musclées, sur ces jambes si raides qu’elle semblait prête à prendre son envol. La femme tourna la tête dans la direction de son regard et le cœur de Windane explosa de terreur. C’était son propre visage, souligné d’un sourire carnassier. La créature serra le poing pour accompagner son rictus de victoire, et la vision s’acheva dans un déferlement de lumière.
La magie-flamme avait remporté le combat.
Les souvenirs de cette époque ravivaient la colère, et la colère ravivait toujours les flammes => Jolie !
Elle se tenait droite, le dos tourné, et ses longs cheveux noirs flottaient sur ses épaules comme autant de tentacules animés. => Ici le "Elle" porte légèrement à confusion, car ça peut autant être Windane comme la personne qui vient d'apparaître.
Les événements passés ne sont pas forcément très clairs effectivement au début, mais les chapitres suivants viendront remettre tout dans l'ordre normalement !
Je suis très curieuse de savoir comment va évoluer cette relation entre Lyron et Windane =D Ce que j'aime bien, c'est qu'a priori, Lyron fait vraiment vieux mage sage de base, mais on sent qu'il y a plus, qu'il est plus complexe que ça (et pas juste mystérieux x) ça me gonfle un peu quand un perso est surtout caractérisé par mystérieux) et la description de son pouvoir est vraiment bien je trouve ! L'exemple avec l'arbre est cool. D'ailleurs, je me demande, à quel point Lyron est au courant pour la magie des flammes de Windane ? Parce que bon, le fait de ne pas du tout en parler ça aide pas Windane a bien le vivre quoi x)
De son côté, Windane reste égale à elle-même. On sent toujours qu'elle a peur de ses pouvoirs mais qu'elle essaie de faire avec et d'aller de l'avant. Elle a une vision diamétralement opposée à celle de Lyron sur les événements futurs, et c'est assez intéressant, de se demander justement qui a raison sur ce point.
J'ai hâte en tout cas d'en savoir plus et surtout de voir ce que va donner la relation entre ces deux-là, c'est vraiment intéressant =D
Ravie que la relation Lyron-Windane te plaise, c'est un point central de l'histoire ! ^^
Merci de ton retour, je m'en vais de ce pas lire la suite !