La voyante en voyage

Par Bleiz

15 janvier : Annoncer à Charlotte que j’avais trouvé les deux derniers héros n’a pas été une mince affaire. Vous auriez pu penser que je l’avais fait quand nous nous étions vues la dernière fois. Mais non ! Nos retrouvailles, pleines d’effusions, n’ont pas été efficaces professionnellement parlant. Quelle surprise.

 Le plus important est qu’elle soit au courant et qu’elle s’occupe de la communication sur le sujet. Après tout, ça y est ! Nous y sommes ! La Quête va démarrer ! Tout est prêt, sauf moi. Voyez-vous, j’ai un problème : j’ai des états d’âme.

—Non, Tristan, tu ne comprends pas. Il est tellement convaincu que je suis une vraie voyante qu’il s’est retenu de mourir.

—Miracle ! Ton mensonge aura enfin eu des conséquences positives !

Vous l’aurez compris, je parle d’Élias. C’est qu’il est tellement enthousiaste ! Depuis que Charlotte l’a contacté de ma part, il se tient prêt. Je crois que sa valise est déjà faite. Je ne lui ai même pas dit où on allait, qu’est-ce qu’il a pu mettre dedans ? Mais le plus grave dans l’affaire, c’est son adoration envers moi. 

Note pour plus tard : Je n’aurais pas cru dire ça un jour, mais même pour moi, ça commence à être un peu trop.

Donc j’avais décidé de discuter avec mon cousin. À défaut d’avoir un sens de l’humour, il a une conscience en pleine forme. Je me suis dit qu’il pourrait la partager avec moi, mais comme vous le voyez…

—Oh, ça va, dis ! m’écriai-je en me laissant retomber dans mon fauteuil. Je poussai un soupir dramatique : Je fais quoi, moi ? Je suis responsable de lui, maintenant ! À chaque fois qu’il me regarde, tu verrais sa tronche, on dirait qu’il a vu la Vierge ! Bon sang, si lui est comme ça, ça veut dire qu’il doit y en avoir d’autres ! Des gens qui attendent désespérément que je les appelle ! 

—Une armée de fanatiques sous tes ordres, ça fait effectivement froid dans le dos.

—Tristan, je ne plaisante pas ! grognai-je. Rends-toi utile, pour une fois !

Je réajustai mon gilet, tentant désespérément de me noyer dedans. Mettre en mots ce que j’avais réalisais hier rendait la situation beaucoup plus réelle. Il était impossible que je sois responsable d’un tas de gens ! Quoi, sous prétexte que je pouvais lire l’avenir, ma seule présence sauvait des vies et je devais les empêcher de faire le grand saut ? Et ceux que je n’avais pas contacté, les « oubliés », qu’est-ce qu’ils allaient faire ? Bon sang, si j’avais su, je n’aurais pas créé cette image de princesse parfaite !

—Ok, respire, Ingrid. Tu as raison, tu n’es pas responsable d’eux…

—J’ai dit ça à voix haute ? Je le savais, je deviens complètement timbrée. Je pensais finir au Panthéon et au lieu de ça, je finirais six pieds sous terre dans le jardin d’un hôpital psychiatrique ! Ma tombe sera poussiéreuse et recouverte de ronces car tout le monde m’aura oublié, sauf ceux qui croyaient en moi et seront tellement déçus qu’ils viendront une fois par an pour cracher sur ma stèle ! hurlai-je.

Cette fois, j’étais au bord des larmes. C’était trop injuste ! Tristan, fidèle au poste, essayait de me calmer :

—OK, OK, respire, détends-toi !

—Mais ne me dis pas de me détendre, c’est pire que tout ! 

—Ça suffit, Ingrid !

Il s’éclaircit la gorge et dit :

—Qu’on soit bien d’accord avant toute chose : je t’avais prévenu que ton mensonge du siècle était une mauvaise idée. Cela dit, fit-il en élevant la voix pour couvrir mes protestations indignées, ton plan a eu de bonnes conséquences. Des gens sont en vie grâce à toi, apparemment. Tu ne leur dois rien ! S’ils ont tiré de la force en écoutant tes bobards, on va pas s’en plaindre. Après, si tu continues à te faire du souci… Fais de bonnes actions !

J’aurais dû savoir que ce nigaud n’allait pas me pourvoir en idées digne de ce nom. Et dire que je m’étais sentie mieux pendant une seconde ! Je grommelai :

—Si je voulais des conseils à deux balles, j’aurais demandé à mon frère. T’es pas censé être un génie, toi aussi ?

—Écoute, il y a plein de façons d’aider les gens.

Je m’apprêtais à lui lancer une pique qu’il vaut mieux ici censurer quand mon ordinateur fit un bruit bizarre. Un chuintement, suivi d’un grésillement. Mon cœur s’arrêta. Mon journal ! Mes recherches, mes secrets ! Ma vie était dans ce stupide bout de métal ! Toute complainte oubliée, je criai dans le combiné :

—Tristan, il y a un problème avec mon ordi, je te rappelle, d’accord ?

—Attends, dis-moi au moins la date du départ des hér-

Plus tard, Tristan ! Il y a des priorités dans la vie ! L’écran était noir, entrecoupé de lignes blanches et crachait des sons incompréhensibles. Je le pris à bout de bras et sprintai en direction de la seule personne qui pouvait m’aider : mon frère.

—François, mon ordi fait des trucs bizarres !

—Je suis occupé, me répondit-il, immobile, les yeux glués à son téléphone.

Je lui fourrai mon ordinateur sur les genoux. Je pense qu’il allait m’insulter quand il vit mon écran. Immédiatement, il posa son téléphone et se rapprocha de la machine en sifflant.

—Wouah. 

—Qu’est-ce qu’il lui arrive ? demandai-je.

—Je crois que tu t’es fait pirater, déclara-t-il avec lenteur.

Je lâchai un cri suraigu, étranglé, comme un hamster coincé dans un aspirateur. Il leva la main vers moi pour me calmer, porta l’ordinateur jusqu’à son bureau et se mit à pianoter sur le clavier. Je me mordais la main pour ne pas hurler. Au bout d’une éternité, François claqua la langue et déclara :

—Je crois savoir ce que c’est. Tu aurais pas ouvert un mail avec un lien, par hasard ?

—Je sais pas ! Je reçois des centaines de mails tous les jours, entre les demandes de prophétie et les courriers de fans. J’en lis autant que j’en peux, parfois il y a des vidéos de gens qui veulent me parler directement et des fois ça marche pas, je clique et je referme…

François écarquilla les yeux. Il s’exclama :

—Cherche pas, c’est ça. Bon, donne-moi une heure ou deux, je vais régler ça. Je pense même qu’en le branchant sur mon ordi, je peux faire ça encore plus rapidement. Y’a pas à dire, Star-all, c’est vraiment du bon matos, soupira-t-il.

—Je t’ai déjà dit que tu étais mon frère préféré ?

—C’est ça. Maintenant sors de ma chambre.

—Tu me diras quand ce sera bon, n’est-ce pas ? demandai-je avant de passer le pas de la porte.

—Oui. Allez !

La version que vous lirez, lecteurs, sera une version réécrite. Car j’écris en ce moment sur papier. Une feuille volante de plus ou de moins… Bref, tout ça pour que vous voyiez mes déboires du quotidien !

16 janvier : Demain, je reçois les Héros chez moi. Je vais leur présenter la Quête. Sauf qu’il y a un problème. Encore, vous me direz ! Qu’est-ce que c’est que cette prophétesse qui ne voit pas les difficultés venir ? Elle fait mal son travail ! Ce à quoi je vous répondrais d’aller voir ailleurs si j’y suis et que si vous continuez à être désobligeant, je prédis qu’il va vous arriver des ennuis. Si vous voyez ce que je veux dire… 

Toujours est-il qu’il y a un petit, minuscule, riquiqui obstacle à mon programme de demain. Je ne sais pas comment finir la Quête. En fait, à force de chercher les héros, ça m’est sorti de l’esprit. Donc j’ai appelé Tristan et Charlotte à la rescousse. Nous étions réunis tous les trois dans ma chambre, panneau face à nous, prêts à créer la clé du mystère. Ce n’est que quand j’ai vu mes deux amis face à face que j’ai réalisé :

—Bon sang, mais vous ne vous êtes jamais vus en vrai avant là, maintenant, aujourd’hui ?

—Oui, répondirent-ils d’une même voix.

Tristan, dans l’encadrement de la porte, Charlotte dos à la fenêtre, ils se jaugèrent mutuellement. Visiblement, ce qu’ils virent les satisfit car le moment d’après, ils s’avançaient l’un vers l’autre et se serraient la main.

—J’ai pas mal entendu parler de toi, commença mon agent.

—Et moi donc… renchérit Tristan en me coulant un regard qui en disait long.

—Formidable ! m’écriai-je en les bousculant pour me placer face à mon tableau. Les présentations sont faites, on peut passer aux choses sérieuses. D’abord, un récap’ : oui, Charlotte est au courant maintenant. De tout. 

Je me tournai vers mon amie. 

—Il m’a aidé à planifier la Quête depuis… un bon bout de temps. Ah, et au début, il voulait me balancer à la presse.

—Quoi ? s’insurgea-t-elle en se tournant vers Tristan.

Ce dernier mit les mains en l’air et se justifia :

—Tu peux pas me dire que son plan n’est pas complètement fou ! Ou moral !

—Et on peut savoir ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda mon agent en croisant les bras.

Il ouvrit la bouche, la referma, détourna le regard avec un soupir contrarié. Il finit par lâcher :

—Va savoir. Elle est parvenue à me convaincre. Du Diable si je sais comment !

—Mmm, je vois ce que tu veux dire. Ça m’a fait pareil.

—Vous discuterez plus tard de mes défauts, grognai-je avant de pointer le tableau du doigt. Concentrons-nous, voulez-vous ?

À leur décharge, nous nous mîmes immédiatement au travail. Une heure ou deux plus tard, alors que je pointai un endroit sur une carte de l’Europe en discutant avec Charlotte et Tristan s’il valait mieux en faire la deuxième ou troisième étape, mon père toqua à ma porte et se glissa dans l’entrebâillement, plateau de biscuits et jus d’orange à la main. Si les anges daignaient prendre l’apparence d’un homme myope à moitié chauve avec un goût affreux en matière de cardigans, je jurerais que mon père en est un. Il a même poussé la courtoisie jusqu’à poser des questions sur le déroulement de notre séance !

—Pas trop mal, M. Karlsen, lui a répondu Charlotte en mastiquant un cookie. On s’est mis d’accord pour les deux premières étapes et les missions. D’abord, les Héros iront à Marseille, pour se battre, faire de bonnes actions etc., puis ils iront à Granada, en Espagne ! Les missions devraient y être à peu près pareilles. Mais faut que ça reste excitant pour le public !

—Le seul problème, c’est la fin, soupirai-je. Je n’ai aucune idée sur la manière de conclure la Quête ! Il faudrait que les héros mettent la main sur quelque chose de concret, un peu symbolique… mais où dénicher ça ?

Tristan me jeta un coup d’œil désabusé par-dessus son verre de jus.

—Tu pourrais t’inspirer de la prophétie que j’ai écrite pour toi. Tu m’as tellement cassé les pieds avec ça !

—Oui, oui, je vais y réfléchir. 

Mon père balaya le gigantesque panneau de liège du regard, toujours aussi lourd de papiers et de fils, avant de suggérer :

—Pourquoi pas dans les montagnes ? Comme les Pyrénées ou les Alpes ?

—J’ai toujours été plus mer que montagne… commençai-je, mais Tristan, ce rustre, m’interrompit.

—Je ne comprends pas l’intérêt d’aller se perdre dans les Alpes pour la Quête.

—C’est vaste, expliqua mon père en redressant ses lunettes. On peut facilement y cacher des choses, surtout si on grimpe suffisamment haut. Et puis, je trouve ça héroïque, de jeunes aventuriers bravant une tempête de neige pour accomplir leur destin.

—Excellente idée, papa ! m’exclamai-je en tapant des mains. Est-ce que tu as un euro sur toi ?

Il sortit une pièce de la poche de son pantalon. Je le pris et annonçai :

—Si c’est pile, ce sera les Pyrénées. Si c’est face, les Alpes ! Ça vous va ? 

Charlotte hocha vivement la tête, la bouche trop pleine pour parler, tandis que Tristan levait les yeux au ciel. D’un coup de pouce, j’envoyai le sou voler dans les airs. Il retomba au sol, tournoya sur lui-même quelques secondes avant de finalement s’immobiliser. Nous nous penchâmes tous les quatre au-dessus. 

—Je suis incapable de dire quel côté appartient à pile ou face, avouai-je.

—C’est tombé sur pile… glissa Tristan.

—Les Pyrénées, dans ce cas ! s’écria Charlotte en brandissant son verre de jus d’orange.

Mon père se leva, nous laissant trinquer au futur succès de notre Quête, non sans nous avoir souhaité bonne chance. Enfin, tout était prêt. Ah, lecteurs, j’ai hâte de voir ce qui nous attend !

17 janvier : Je pianotais compulsivement des doigts sur mon avant-bras. Je sentais mes mains devenir plus moites à chaque seconde qui passait, mais il fallait que je tienne jusqu’à la fin de ma présentation sans flancher. Bon sang, pourquoi fallait-il qu’ils me fixent tous ainsi ?

Pour la première fois, mes Héros étaient réunis. J’avais jugé judicieux d’organiser la rencontre chez moi, toutefois je commençais à me demander si ç’avait été la bonne décision. Martin, coincé entre Gemma et Baptiste, semblait se ratatiner sur place. Erreur de placement de ma part, ces deux-là ont plus de présence qu’il ne le peut supporter. J’aurais dû mettre mon Voleur à côté d’Élias ; ce dernier a beau être effrayant, lui au moins a la grâce de sourire et de paraître content d’être ici. M’enfin, je suppose que ça pourrait être pire : il pourrait être assis près de M. Froitaut. Pour le coup, il me fout un peu les jetons. J’ignorais qu’on pouvait autant froncer des sourcils. C’est comme si son visage essayait de s’avaler de l’intérieur. Si j’avais une meilleure vue, je suis sûre que je verrais de la fumée sortir de ses oreilles.

Pour vous donner une idée de la scène, le Barde, le Voleur et le Chevalier se tenaient directement face à moi, sur le canapé. L’Assassin était confortablement calé sur un pouf et mon cher professeur avait emprunté une chaise du salon. Quant à moi, j’étais plantée face à tout ce beau monde, ma fiche de notes à la main, à expliquer avec plus ou moins de détails le programme de la Quête. J’avais enfin sous les yeux le fruit de mon dur labeur. Je me lançai ainsi dans des précisions techniques quant à la première étape quand soudain…

—Non.

Comment ça, non ?! Toutes les têtes se tournèrent vers Froitaut. Je maintins son regard et dit d’un ton léger :

—Pardon ?

—Ça n’a aucun sens. Partir à Marseille pour… faire régner la justice ? Je ne peux pas être le seul à penser que c’est de la folie.

Il parcourut notre petit groupe des yeux, à la recherche de soutien. Il n’obtint que des expressions surprises et une exclamation furieuse :

—Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?

Élias avait bondi sur ses pieds et dévisageait Froitaut, le rouge aux joues.

—La Pythie a prouvé à multiples reprises qu’elle voyait le futur, insista-t-il. Nous devons lui faire confiance.

—Parmi les choses qu’elle vient d’énumérer, et Froitaut pointa un doigt accusateur vers ma fiche, il y a une liste incluant « se battre contre des malfrats ; récolter des informations ; repêcher Martin avant qu’il ne se noie ». Ça ne vous inquiète pas ?

—Moi, tant qu’on me ramène sur la terre ferme…

—Voilà ! conclus-je en écartant les bras. « Vous voyez bien qu’il n’y a aucune raison de se faire du souci. Et puis, le programme n’est pas entièrement constitué de bagarres épiques, vous devrez parler aux journalistes et aux habitants. Pas grand-chose !

Gemma leva la main et intervint :

—Je suis plus intriguée par la partie « recherche d’informations ». Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?

Excellente question à laquelle je n’avais pas de réponse ! Cela dit, chaque grande ville a quelque chose à cacher. En fouillant, ils finiraient bien par trouver une ou deux rumeurs qui me serviraient plus tard. Et si, par malheur, mes Héros étaient moins dégourdis qu’ils ‘en avaient l’air, il ne me resterait plus qu’à créer une menace de toutes pièces ! Je détournai le regard et soupirai, avant de lancer :

—Mes visions n’ont rien annoncé de précis… je crains qu’il ne faille y aller à tâtons.

—C’est exactement de ça dont je parle ! se récria Froitaut. Ingrid, tu ne peux pas t’imaginer que nous allons te suivre avec de tels arguments !

—Pourtant, c’est ce que je vais faire, dit Baptiste d’un ton calme.

Mes épaules se tendirent dans un sursaut électrique. Martin déglutit avec difficulté, plus pâle que jamais, tandis que Gemma suivait l’échange avec un intérêt à peine dissimulé. De toute évidence, je n’étais pas la seule à sentir la tension derrière les mots du Chevalier. Ce n’est que lorsqu’ Elias m’offrit un sourire qui se voulait rassurant que je réalisai que je m’étais figée, moi aussi. Baptiste marqua un temps, songeur, avant de reporter son attention sur mon professeur et de dire :

—Si nous sommes là, tous, c’est parce que nous croyons en la Pythie et en sa Quête. Pourtant, ça n’a pas l’air d’être votre cas.

—Pourquoi êtes-vous là, monsieur ? reprit Gemma en se penchant pour mieux l’observer. De ce que j’ai compris, nous avons tous de bonnes raisons de s’embarquer dans cette aventure. La soif d’adrénaline, la foi, l’argent… Que comptez-vous retirer de la Quête ?

Sa question resta en suspens, brûlante, tandis que l’expression de Froitaut se craquelait pour laisser apparaître un mélange confus de honte, de peur et de colère. Il baissa les yeux sans mot dire. 

Le voir ainsi piégé, exposé à la vue de tous, me serra la gorge. N’y tenant plus, je repris la parole :

—Peu importe les motivations de chacun, pour l’instant. C’est dans l’urgence que vous comprendrez l’importance de vos rôles .

Ce n’était pas un mensonge, cette fois. Un jour, Froitaut serait mis face au fait accompli et réaliserait que j’avais réussi. Alors, il n’y aurait plus de gêne, plus de rage : mon succès aurait raison de lui. Seulement là, je serai satisfaite. Cela dit, l’humilier serai trop cruel. Sans parler du fait qu’il pouvait encore révéler toute la vérité s’il lui en prenait l’envie. C’est pourquoi j’enchainai : 

—Il nous reste un peu de temps avant le départ, histoire de s’arranger avec les médias et les sponsors ; Pas la peine de râler, » m’empressai-je de dire en voyant Baptiste et Froitaut ouvrir la bouche pour protester. « Prenez ça plutôt… comme une opportunité pour vous reposer. Car croyez-moi, une fois lancés, vous n’aurez que rarement l’occasion de vous arrêter.

Aucun d’eux ne cria, ni ne s’enfuit. Leurs visages à la fois décidés et anxieux me donnèrent la confirmation qu’il me manquait : ils avaient conscience, du moins en partie, du danger et malgré tout prêts à partir. Baptiste, aussi chevaleresque qu’à l’ordinaire, fut le premier à rompre le silence :

—OK, Pythie ! On te fait confiance. Il se leva du canapé et attrapa sa veste. Navré de ne pas pouvoir rester plus longtemps, mais il faut que j’y aille. 

—Déjà ? m’exclamai-je en allant à sa hauteur. 

—Désolé, répéta-t-il en m’ébouriffant les cheveux. Tu as prévu qu’on se revoit bientôt, non ?

—Évidemment, le départ a lieu dans les semaines à venir. Tenez-vous prêts ! dis-je à la cantonade.

J’escortai mes Héros à la porte. Froitaut marmonna un « au revoir » à peine audible et partit le premier, suivi de Baptiste. Martin et Elias s’esquivèrent bientôt ensemble ; apparemment, ils prenaient la même ligne de métro. Gemma restait donc. Elle demanda tout à trac :

—Tu as quel âge, déjà ?

—Treize ans. 

Pour une raison que j’ignore, elle fronça les sourcils et soupira. Si je n’avais pas meilleur caractère, je l’aurais mal pris : mon âge n’est pas de ma faute, que je sache ! Elle pencha légèrement la tête sur le côté. Ses yeux plantés dans les miens, elle déclara :

—Pythie… enfin, Ingrid, se reprit-elle en levant les sourcils. Tu as mon numéro de téléphone, n’est-ce pas ?

—Oui… c’est moi qui t’ai prévenue pour la réunion. Cela dit, Charlotte a les numéros de tous mes Héros.

—Je vois. Écoute, je veux que, si jamais il y a un problème, avec la préparation du départ, la Quête en général, ou juste si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit… tu m’appelles. D’accord ?

Je fis la moue. Pourquoi insistait-elle autant ? Peut-être craignait-elle que l’organisation de la première étape interrompe ses répétitions. Comme si j’aurais pu laisser ça arriver ! Si c’est ce qu’elle pensait, elle se trompait sur toute la ligne. 

—OK ! Je te tiendrai au courant, répondis-je en glissant le bout de papier dans ma poche.

Gemma eut un instant l’air de vouloir dire quelque chose, mais se ravisa. Elle me salua une dernière fois et s’en alla. La porte claqua derrière elle et soudain, je fus seule. 

Je me trainai jusqu’au canapé et m’y laissai tomber. Quel bazar ! Si seulement Froitaut avait pu garder son sang-froid. Au moins, ma troupe de Héros était désormais au courant des évènements à venir, et Charlotte et son équipe se chargeaient de la paperasse. Cela dit, je les trouvais tous trop décontractés. Ils partaient dans moins d’une semaine pour l’aventure de leur vie ! Ils auraient dû être plus nerveux que cela, non ? Élias me vouait visiblement une confiance sans borne, mais j’étais certaine que les autres avaient des réserves quant à mon plan génial. Il faut dire que mon manque de clarté n’était peut-être pas très encourageant… Mais dans ce cas, pourquoi tant de désinvolture ? La réponse m’apparut comme une évidence : ils prenaient la chose à la légère. Ils sous-estimaient les risques. Eh bien, tant pis pour eux ! Ils allaient voir de quoi mon imagination était capable !

Il ne me restait plus qu’à envoyer un petit message à Charlotte à propos d’une idée que je venais d’avoir…

19 janvier : La sonnette de la porte d’entrée résonnait dans le salon. François était avachi sur le canapé devant la télé et moi, je feuilletais un magazine. La voix de ma mère, enfermée dans la salle de bain, retentit :

—Ingrid, François ! Ouvrez la porte !

Mon frère et moi échangeâmes un regard. J’attaquai la première :

—Je suis occupée. Vas-y, toi.

—Hop hop hop, moi aussi, j’ai des choses à faire ! Tu peux y aller. T’es pas cul-de-jatte, que je sache !

—Il me semble que toi non plus !

—Si je dois sortir de mon bain pour ouvrir cette satanée porte, menaça ma mère depuis l’autre bout du couloir, je peux vous promettre que ça va barder ! 

Je me cachai derrière mon magazine, évitant soigneusement l’air outragé de François. Il se leva en grommelant. J’ignorai ses remarques et tournai ma page avec délectation. Des échos provenant du vestibule me parvenaient faiblement :

—Tiens, salut – que – oui - là-bas. 

J’entendis des bruits de pas précipités et soudain, Charlotte entra dans le salon comme un boulet de canon. Je me levai à cette apparition.

—Charlotte ? On ne devait se voir que demain… dis-je tout en l’observant discrètement.

Elle devait avoir couru : ses joues étaient rougies par l’effort et de petites mèches folles s’échappaient de sa natte. Elle vint se planter devant moi et lâcha :

—C’est hors de question. Tu ne peux pas partir avec les Héros.

Note pour plus tard : Encore des obstacles, toujours des refus face à mes idées géniales ! Je devrais juste écrire une version où je saute toutes ces conversations. De toute façon à la fin, je finis toujours par faire ce que je veux. Je ne vois pas pourquoi mon entourage s’obstine. Mais écrire ça ne me mettrait pas exactement en valeur… et montrer les embûches renforce l’aspect héroïque de ma personne.

—Quoi ? m’écriai-je. Quel est le problème ?

C’était la meilleure solution que j’avais trouvé pour gagner du temps. Nous nous évitions des négociations ardues avec les sponsors grâce à la fortune amassée avec mes prédictions, le public serait ravi de me voir…

—Moi ! Je suis pas d’accord ! 

—Allons bon.

Je me laissai tomber dans le canapé. Charlotte s’installa à côté de moi. Un rapide coup d’œil à son expression déterminée élimina tout espoir d’en finir rapidement. Avec un soupir, je posais mon magazine sur la table basse et me tournai vers elle, mains écartées :

—Qu’est-ce que je pourrais te dire pour te convaincre ?

—Rien ! Change d’avis, c’est une mauvaise idée !

—Fais attention, tu commences à parler comme Tristan… 

—Oh lui, il peut-

—Je ne changerai pas d’avis, la coupai-je.

—Pourtant, il va bien falloir, insista-t-elle en hochant la tête. Tu ne peux pas partir seule !

—Tu oublies les Héros…

—Au contraire. Je ne les oublie pas, pas plus que ceux que tu as en stock pour eux. Ça va être dangereux.

Je me giflai mentalement. Je savais que je n’aurais pas dû lui révéler l’entièreté de mon plan. Rassurez-vous, lecteurs, elle exagère : mon but est de m’amuser et de m’embarquer dans une aventure extraordinaire, pas de tuer mes camarades de croisière. Ça n’aurait pas de sens. Certes, il y a quelques embûches de prévues, mais rien que de très normal !  Certes, j’avais plutôt pensé augmenter la difficulté des missions mais ça, elle n’avait pas besoin de le savoir. Tout à coup, mon frère s’exclama :

—Pourquoi tu ne partirais pas avec Ingrid ? 

Nous nous tournâmes vers lui comme un seul homme, avant de nous dévisager l’une l’autre. Visiblement, elle n’avait pas plus pensé à cette possibilité que moi. L’air perdu, Charlotte balbutia :

—Bah, c’est que… et le collège ?

—On s’en fout du collège ! lui rétorqua-t-il.

Très emballée par l’idée, je renchéris :

—C’est vrai ! Tu n’as qu’à présenter ça comme un stage professionnel. Ça passera comme une lettre à la poste.

—Je reçois mon courrier avec deux jours de retard, constamment… dit mon père qui passait par-là, café à la main.

Je balayai sa remarque d’un geste de la main :

—Tu m’as comprise. Allez, dis oui ! Ce serait formidable.

—J’aimerais bien… mais il faut que je demande à mes parents d’abord, finit-elle par répondre.

François secoua la tête et ajouta :

—Appelez Tristan tant que vous y êtes. Ça devrait l’intéresser aussi. Allez donc discuter de tout ça dans ta chambre… loin du salon… que je puisse regarder mon film en paix !

Je grimpai jusqu’à ma chambre à toute vitesse, Charlotte sur les talons. Je pianotai le numéro de mon cousin et attendis, bondissant sur place. Quand il décrocha, je ne lui laissai pas le temps de parler :

—Je pars pour la Quête avec les héros et Charlotte vient aussi. Il faut que tu viennes avec nous !

—Tu vas trop vite, lança Charlotte à côté de moi. Mais t’affole pas Tristan. J’y ai un peu réfléchi et c’est pas si fou. Si tu passes ça comme un stage professionnel, ça passera.

—Attendez, attendez, je suis perdu. C’est pas ce qu’on avait prévu ! Et puis professionnel de quoi ? Sous-fifre et souffre-douleur d’une diva devineresse à dix sous ? Hors de question.

—La diva te fait savoir qu’elle t’entend… 

—Mettons que je parvienne à convaincre le collège. Qu’est-ce que je fais de ma mère ? Rien qu’à lui dire cette idée, elle me tuerait sur place !

—Là, j’avoue… concéda Charlotte.

—Laisse-moi lui parler, suggérai-je.

Après tout, c’était de ma tante qu’on parlait. Elle me connait ! Et puis, n’étais-je pas un argument d’autorité en matière de dangerosité de prophéties et de Quête ? On pourrait même aller jusqu’à dire que j’étais la cheffe de file du mouvement moderne de la divination ! Jeunes et vieux m’écoutaient, j’étais un membre respectable et respecté de ma communauté…

—Non ! s’écrièrent-ils en chœur.

Et ça ose s’appeler « amis » ! Vous vous rendez compte ? Ces deux-là ne se connaissaient pas depuis une heure que déjà ils me rejetaient et faisaient bande à part. Trahison, disgrâce ! J’aurais bien voulu partager mon sentiment avec ces deux lâcheurs, mais ils étaient en pleine discussion sur comment convaincre la mère de Tristan. Je les laissais donc bavarder tandis que je ruminais- non, préparais une étape spéciale de la Quête rien que pour eux, à leur flanquer une frousse comme ils n’en avaient jamais connu !

20 janvier : Les parents de Charlotte et la mère de Tristan ont donné leur feu vert ! Je ne sais pas comment ils ont fiat pour les convaincre et franchement, ça m’importe peu. Maman n’était pas contente, mais encore une fois, qu’importe ! Charlotte a pris tous les billets. Nous partons le 1er février !

27 janvier : La rumeur circule partout. Le monde entier se prépare à cette aventure que j’ai si minutieusement préparée… enfin, minutieusement. Je ne sais toujours pas comment je vais conclure cette affaire mais je ne doute pas que mon cerveau, dans un éclat de génie, me sauvera la mise. Il l’a bien fait jusqu’à maintenant, je n’ai aucune raison de douter de lui. Charlotte et son équipe se sont chargés de prévenir les Héros et les journalistes. Nous sommes prêts.

31 janvier : Pourquoi ma mère et moi nous entendons si peu ?! Je suis la chair de sa chair, le sang de son sang, sa seule héritière avec plus de trois neurones ! Et pourtant, je gis sur le sol de ma chambre, dévastée par l’incompréhension mortelle entre ma génitrice et moi-même…

—Ingrid Karlsen, si tu ne lâches pas cet ordinateur immédiatement pour venir m’aider avec ta valise, je peux t’assurer que tu ne partiras pas !

—M’enfin, maman ! m’écriai-je en me redressant, indignée. Tu n’oserais pas. Des mois que j’ai souffert à organiser ma Quête, recruté des héros, convaincre la populace et tu voudrais m’empêcher d’y participer ? 

—Ce n’est pas parce que tu as organisé le plus gros canular du siècle que je devrais te laisser faire absolument n’importe quoi. Quoique ces derniers temps, ton père et moi t’avons vraiment laissé la bride sur le cou… marmonna-t-elle en pliant un gilet.

—Oh non, pas celui-là… Mets le rouge, plutôt. 

Elle me jeta un regard assassin et grinça :

—Le rouge est trop léger. Tu vas attraper la mort. Elle fourra le vêtement dans ma valise avec raideur.

—Ça va aller, maman, rétorquai-je doucement en la rejoignant près de ma valise. Si j’ai bien compté, ça devrait prendre un, deux mois au maximum. Je peux avoir le pull jaune avec les fleurs dessus ? 

—Je l’y ai déjà mis. Elle se tourna vers moi et prit mes mains dans les siennes. Ingrid, je veux que tu saches que s’il y a un problème, si tu as peur que ça tourne mal ou juste… si juste, la maison te manque, tu n’as qu’à nous appeler. D’accord ? Où que tu sois, ton père et moi viendrons te chercher pour te ramener chez toi. Surtout, n’hésite pas. 

J’ouvris la bouche mais elle continua : 

—Et si tu veux révéler la vérité, si ton secret devient trop lourd à porter, dis-le. Peu importe ce que les gens pensent, tu n’as qu’à agir comme bon te semble. Elle soupira puis ajouta avec un demi-sourire : Bien que ce soit déjà ce que tu fais… et pas qu’en bien !

Mes yeux commençaient à me piquer férocement, si bien que je dus baisser le regard un instant. Je finis par lancer d’une voix un peu étranglée :

—Je sais. Merci maman.

Demain, lecteurs, commence l’aventure de ma vie. Le cœur de ce journal va enfin prendre vie.

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Fractale
Posté le 09/05/2024
Houlà… Ingrid n'est pas prudente avec la technologie, en effet ! Elle ne se pose pas de questions quant au piratage ? Elle n'y repense même pas par la suite.
Et réparer l'ordi avec du matériel Star all n'était décidément pas la chose à faire. Je suppose que le mail frauduleux venait d'un allié du patron… J'espère qu'Ingrid a protégé sa formule, histoire qu'il n'y accède pas en un clic, mais vu son affinité avec la technologie ça me semble peu probable. Inquiétant donc.

La réunion entre les cinq héros était assez amusante, mais comme Ingrid j'ai la sensation qu'ils prennent la chose à la légère (pas Elias et Froitaut cela dit). Je ne vois pas trop ce qui les pousse à s'impliquer dans ce qu'ils semblent considérer comme un jeu, ils n'ont même pas l'air si convaincus du pouvoir de devineresse d'Ingrid.

J'ai apprécié avoir la discussion avec la mère en fin de chapitre. Bon, je la trouve tout de même très tolérante avec sa fille qui joue les prophétesses illuminées sans raisons, son idée de Quête est tout de même bien plus risquée que les petites prédictions du départ. À sa place j'aurais fait de mon mieux pour mettre un terme à tout cela.
Le père m'intrigue toujours autant, j'ignore exactement ce qui le préoccupe à ce point…
Benebooks
Posté le 16/03/2024
Je crois savoir ce qu'il se passe avec cet ordinateur... un peu étrange que Ingrid rédige son journal dessus alors qu'elle prend soin de brûler toutes ses feuilles de calcul ?
Bleiz
Posté le 16/03/2024
Hey Bene ! Ingrid avait commencé à écrire son journal comme des prises de notes pour son "futur glorieux" et petit à petit, elle s'est livrée de plus en plus dedans. Et puis, tant qu'elle ne met pas sa formule dans le journal, elle le considère plus ou moins safe. Erreur de sa part, sans doute...
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