Punk alert

Par Bleiz

12 janvier : Lecteurs, je me sens de nouveau en harmonie avec moi-même. J’ai dormi d’un sommeil de plomb ! Prendre la décision de ruiner tous mes efforts et détruire la vie que j’ai durement acquise m’a été très bénéfique, psychologiquement parlant. Je dois faire table rase du passé. C’est pourquoi ma priorité du jour est d’appeler Marchand. 

Je grince des dents à l’avance en m’imaginant comment elle va m’enfoncer, mais bon. C’est nécessaire. Quoique… Si je veux faire amende honorable, ne vaudrait-il pas mieux que nous discutions en tête à tête ?

—Il faut qu’on parle. Demain, 11 heures, café du centre commercial ?

J’envoyai le message et reçus une réponse quasi-instantanée.

—OK. À demain. 

AAAAAAAH ! Des points ! Dans un message ! Elle est folle de rage, c’est sûr. J’aurais à peine fini de m’excuser demain qu’elle m’arrachera la tête. Je suis morte.

13 janvier : Je vois donc Charlotte aujourd’hui. Un choix logique, bien qu’un peu précipité… Mais ça fait sens ! Je suis une personne d’importance avec un emploi du temps chargé. Ce genre de problème doit être régler aussi vite que possible.

Il se peut également que psychologiquement, je ne supportais pas le stress d’attendre plus de 24 heures, mais c’est un autre débat que je compte bien ignorer. 

Elle va m’en faire voir de toutes les couleurs. Si elle accepte que je m’excuse- enfin… M’excuser n’est pas mon fort. Je ne sais pas vraiment comment m’y prendre. Il faut dire qu’étant la personne que je suis, je manque de pratique.

Oh, je ne trompe personne, pas même moi. Je suis terrorisée qu’elle me haïsse. Et elle aurait tous les droits de refuser de me pardonner ! Si elle me sort sa tête de tueuse, je ne saurai pas quoi faire. Me liquéfier en une petite mare de sueur, de génie et de gêne, à la limite.

Mon souffle crée de petits nuages dans l’air glacé. C’est une journée froide et ensoleillée, comme je les aime. J’aperçois la fontaine juste devant les portes principales du bâtiment. Ils coupent toujours les petits jets d’eau, en hiver. Je trouve ça dommage, c’est ce qu’il y a de plus amusant sur cette place. Mais pour être honnête, c’est à peine si je peux la voir. Les rues sont noires de monde et petite comme je suis, je dois esquiver et bondir pour ne pas me faire piétiner par ces géants. Ils doivent cacher des échasses sous leurs pantalons, c’est pas possible autrement. 

J’ai dit à ma mère que j’allais me balader et pour une fois, non seulement j’ai dit la vérité mais en plus, elle ne m’a pas empêchée de sortir. Elle était déjà contente que je la prévienne, je crois. 

Où est Charlotte ? Pas la moindre veste en cuir ou collier à clous à l’horizon. Des restants de givre comblaient toutefois les lézardes du trottoir et une multitude de minuscules gouttes d’eau sale en découlaient et s’écrasaient entre les pavés arrondis. Je m’amusai à les enjamber, à sauter par-dessus sans me faire éclabousser. Que de choses à éviter, aujourd’hui ! Je ne sais pas ce qu’il me prenait, à ce moment. Mes émotions glissaient hors de moi et jaillissaient comme des éclairs invisibles de la pointe de mes chaussures, zigzaguant entre les passants et me traçant un chemin sûr. L’agitation de la masse d’autrui me devenait plus insupportable à chaque pas et je sentais que bientôt, je devrais faire une pause. Ma veste légère pesait sur mes épaules et me faisait mal, ce qui n’avait aucun sens. 

« Restons calme, soyons logique, » me morigénai-je sans cesser d’avancer. « Je ne me sens pas bien, mon corps me gêne et mon esprit s’embrouille. » Et en effet, les doigts griffus d’une migraine s’agrippaient lentement à la base de mon crâne. Quelle était la raison ? Le manque de sommeil, le stress, ou plus simplement la stimulation intensive de tous mes sens, pris en otage par la foule ? J’avais l’impression que c’était autre chose. Un mauvais pressentiment ? Rassurez-vous, j’ai aussi conscience que vous du ridicule de la situation. La fausse devineresse qui se prête à son propre jeu, c’est risible. N’empêche…

Ma mauvaise humeur prit le dessus. J’enchainai les excuses mécaniques en tentant de me frayer un chemin :

—Pardon, excusez-moi, cassez-vous de ma route, allez ça dégage, pardon… 

—Attendez ! 

Une main attrapa mon poignet et m’arracha à la masse, me faisant faire volte-face violemment. Les bagues argentées sur ces doigts me rappelaient tant Charlotte que l’espace d’un instant, je crus que c’était elle. Mais la peau était bien trop blanche, la main bien trop large pour lui appartenir. 

—Je suis désolé, mais je dois vous parler !

Je clignai des yeux, hébétée. Parler ? Depuis quand un parfait inconnu se permettait d’interpeller quelqu’un ainsi ? À Paris, en plus ! Ville célèbre pour son absence de chaleur et de contact humain. Je me débarrassai de son emprise par une claque sur la main. 

—Oh, je ne voulais pas… je suis désolé, répéta-t-il.

Je levai enfin les yeux, prête à réduire à néant toute estime de soi possible que ce grossier personnage avait pu accumuler au cours de sa vie à laquelle je songeais sérieusement à mettre fin… Et restai bouche bée.

Il était beau. Très beau, dans le genre gothique ou punk… je ne me souviens toujours pas à partir de quel nombre de chaînes on passe d’une catégorie à l’autre. Une multitude d’anneaux et de croix argentés pendait à ses oreilles et il était vêtu de noir, des pieds à la tête. Surtout, au-delà de son eye-liner parfait et de la cicatrice suspicieusement bien placé sur son sourcil droit, ce fut sa pâleur extrême qui me prit de court. Il avait une avalanche de boucles blanches reposant sur ses épaules et qui décoraient délicatement son front. 

—Je ne voulais pas vous faire peur. Vous allez bien ? s’enquit-il, visiblement inquiet.

Et moi, momentanément stupide, je continuais de l’observer. Un nez fin et plat, des yeux bridés et surtout, des prunelles rouges. Un punk albinos. Hm. Pas banal.

—Ça va, merci, finis-je par répondre. En revanche, je ne sais pas ce que vous me voulez et franchement, je ne pense pas pouvoir vous aider… 

Il me sourit et dit doucement :

—Oh, vous m’avez déjà aidé.

—Ah ? fis-je, cherchant dans ma mémoire un indice pour identifier le jeune homme. Une idée me vint et je tentai : Vous êtes un de mes clients ? Je vous ai fourni une prédiction ?

—Non. C’est un peu plus compliqué.

—D’accord, je vois, répondis-je, ne voyant absolument rien. Dans ce cas, que vouliez-vous me dire de si important ? 

Ses yeux tentaient d’accrocher les miens avec un enthousiasme désespéré mal retenu.

—Pythie, c’est moi. Je suis le Héros qu’il vous manque. `

Je haussai les sourcils. Je ne m’y attendais pas, à celle-là. Je parcourus le flot de passants autour de nous, sourd et aveugle à notre discussion. Je posai le dos de ma main glacée contre mon front et laissai s’échapper un soupir. Chaque minute qui passait rendait ma journée plus bizarre.

—OK. Je crois comprendre ce que vous me dites mais il va me falloir un peu plus d’explications que ça… Mais pas tout de suite ! m’exclamai-je en voyant son visage s’illuminer. Plus tard. J’ai quelque chose à faire, là… et maintenant je suis en retard.

Ce qui était vrai : à force de tourner en rond, j’avais fini par manquer l’heure. Bon sang, si Charlotte, vexée de mon absence, s’était décidée à faire demi-tour, j’allai maudire cet hurluberlu jusqu’à la septième génération. 

—Demain, alors, proposa-t-il. Ça ne doit pas attendre.

—Très bien, demain, acceptai-je avec agacement. « Même lieu, même heure. Ciao !

Peut-être que c’était stupide de ma part. Après tout, un Héros qui se pointe de lui-même, ça ne m’arrivait pas tous les jours. Seulement, Charlotte Marchand valait encore plus que ça.

J’arrivai à bout de souffle dans le café. Elle était assise au même endroit que Vercran la dernière fois que j’étais venue. Je chassai le souvenir et m’installai en face d’elle. 

—Marchand !

—Karlsen… 

Nous échangeâmes un regard. J’avais préparé quelques choses à dire, un peu plus tôt. J’avais même plusieurs idées, quoi et comment lui dire que j’étais navrée de m’être mise en colère contre elle, que cette crise de nerfs n’avait rien à voir avec elle et tout avec moi ! La fatigue et la frustration, s’accumulant, avaient eu le meilleur de moi-même, je ferai attention à l’avenir car jamais je ne m’étais sentie aussi coupable d’avoir mal traité la seule personne qui avait pris la peine de m’approcher. Ces mots, aussi sincères qu’ils étaient, refusaient de sortir. Ma bouche avait un goût de carton et ma langue refusait de m’obéir, sèche. Je finis par lâcher, à court de solutions :

—Écoute…

—Non ! 

Wouah. Un temps record. J’avais beau m’y attendre, cela faisait plus mal que je ne l’aurais imaginé. Je redressais mes lunettes du bout des doigts. Si je me laissais à pleurer maintenant, je ne pourrais plus m’arrêter. Il fallait que je pense à autre chose, genre la couleur du carrelage sous mes pieds…

—Karlsen, je suis désolée.

—Hein ?

J’entendais des voix ou c’était bel et bien Charlotte Marchand qui venait de s’excuser ?

—Ouais. J’aurais pas dû… J’ai pas été cool, la dernière fois. Je n’avais pas vraiment réalisé à quel point notre affaire te prenait tes journées. C’vrai que ta vie est pas mal différente de la mienne. J’ai tendance à oublier ça. Elle rejeta sa tresse par-dessus son épaule, évitant mon regard ébahi. Bref. Je te demande pardon. J’ai pas été un bon agent. Pas une bonne amie non plus.

—Qu’est-ce que tu viens de dire ?

—Quoi, tu veux pas que j’te l’écrive, non plus ?

—Non, non ! Je veux dire… on est amies ? 

Silence. Long, long silence. Je n’osais rien dire. Elle me fixait et moi, je le sentais mal. J’avais dit un truc qui fallait pas ?

—CLAC ! 

La baffe à l’arrière du crâne. Ça ne m’avait pas manqué. 

—Aouch ! protestai-je dans un cri. 

—Non mais je rêve ! On nage en plein délire. Tu te payes ma tronche, pas vrai ? T’es pas sérieuse ?

—Eh bien…

—Karlsen !  se récria Charlotte, complètement exaspérée. Évidemment qu’on est amies ! Comment tu crois que je pourrais te supporter au quotidien, sans ça ? Je te jure, t’es un phénomène. Parfois, je te compr- oh. Tu pleures ? Karlsen ! 

Je portai ma main à joue et la retrouvai humide. Tant pis pour la Pythie maîtresse d’elle-même. Je me mis à pleurer de façon incontrôlable, et Charlotte vint s’asseoir à côté de moi, l’air perdu.

—Je, je suis désolée ! balbutiai-je entre deux hoquets.

—Mais oui, je sais, c’est pas grave, répétait-elle en me frottant le dos. Arrête de chialer, c’est tout ce que je te demande.

—Mais j’essaye, tu vois pas ? m’écriai-je en pleurant encore plus fort.

Ce petit manège dura bien plusieurs minutes encore avant que je ne parvienne à me calmer. Je restai silencieuse un petit moment. Mon esprit était désormais plus clair. Je n’avais pas changé d’avis : j’avais toujours cette envie de tout ruiner. Plus encore, je ne voulais plus réfléchir, je rêvais de me laisser porter par le courant des évènements… Hélas, impossible pour une Pythie. Je devais prendre une décision pour changer la donne.

—Marchand… Charlotte, est-ce que tu me pardonnes ?

—Je t’ai déjà dit oui.

—Tu crois que tu pourrais me pardonner une seconde fois ? 

Elle me jeta un coup d’œil, le sourcil levé. Je déglutis avec difficulté, mais ne flanchait pas. Nous étions allées trop loin dans ce plan complètement fou et elle méritait de savoir.  Après un silence lourd comme la tempête, elle finit par me dire :

—Oui. Je pense bien que oui. Surtout si c’est ce à quoi je pense. 

 

—Attends une minute ici. 

J’amenai le gigantesque panneau de liège, caché sous un long drap blanc jusqu’au milieu de ma chambre. Charlotte, assise sur mon lit, paraissait très peu impressionnée.

—Quoi, c’est ça ta grande surprise ? Tes goûts douteux en matière de déco ? 

Sans un mot, je tirai sur le tissu, révélant le panneau. La mâchoire de Charlotte tomba.

Mélange improbable de fils rouges, d’annotations, de morceaux de carte du monde et d’attaches parisiennes, la Quête minutieusement préparée s’étalait fièrement sous les yeux écarquillés de mon amie. Celle-ci siffla longuement, incapable d’en détacher le regard. Elle se leva et tandis qu’elle effleurait ma composition du bout des doigts, j’ouvris le tiroir de mon bureau et en extirpais un bloc de feuilles noires d’inscriptions. Je les lui tendis qui les saisit sans hésitation. Elle entreprit de les parcourir aussitôt. À mesure qu’elle les déchiffrait, je voyais une lueur de compréhension s’allumer dans ses yeux et brûler de plus en plus fort. Plus de retour possible, à présent. 

—Comment… ? 

—J’ai développé une formule se basant sur des statistiques. Avec ça, je peux prédire le futur avec précision… enfin, jusqu’à un certain point. C’est comme ça que j’ai trouvé les chiffres du Loto au début, et je l’ai utilisé pour chaque prédiction qu’on nous demandait. Tous ces chiffres, là, c’est ça. Je ne suis pas une voyante.

—C’est complètement fou. Tu t’rends compte de ça ? Ce qu’t’as fait ? Elle s’interrompit, semblant réfléchir. Qui est au courant ?

—Ma famille, Froitaut et Tristan. Je jouai avec les branches de mes lunettes compulsivement. Je n’avais pas l’intention de mentir, tu sais. Ni à toi, ni à personne. Je n’avais pas prévu que les choses se passeraient comme ça.

Elle émit un reniflement amusé qui me poussa à insister :

—Je t’assure ! Au début, les lettres dans les journaux avaient pour but de faire un coup de théâtre. Prouver l’utilité de ma formule mais avec de la classe et du suspense. Et puis, les choses se sont emballées.

—C’est peu d’ le dire, souffla-t-elle.

Elle se mordit la lèvre, cherchant ses mots. Finalement, elle se tourna vers moi et planta ses yeux d’encre dans les miens :

—Un monstre. Un génie. Je l’savais avant, mais là ! Bon sang, est-ce que tu réalises ce que t’as accompli ? Ingrid, tu peux prédire l’avenir avec les mathématiques ! C’est mille fois plus cool qu’avoir le Troisième œil !

—Tu n’es pas fâchée, réalisai-je, submergée par le soulagement.

—Attends un jour ou deux, que le choc soit passé, grinça-t-elle. 

Nous restâmes ainsi, côte à côte, dans un silence confortable. Je ne m’étais pas senti aussi légère depuis une éternité. Charlotte demanda tout à trac :

—Pourquoi tu as décidé de me dire ça maintenant ? 

Je n’en étais pas sûre moi-même. Je haussai donc les épaules :

—En gage de bonne foi ? 

Elle acquiesça d’un mouvement du menton.

J’ignore combien d’heures nous sommes restées comme ça, mais la nuit était tombée quand nous avons réalisé que le temps ne s’était arrêté que pour nous. Heureusement, il ne fallut pas grand-chose pour convaincre mes parents et les siens qu’il fallait absolument qu’elle dorme à la maison. Je ne me souviens pas de quoi nous avons discuté, à quoi nous avons joué. Je me rappelle juste de la boule de chaleur logée dans ma poitrine qui ne m’a pas quitté de la soirée.

14 janvier : Ma vie va tellement vite qu’elle me donne parfois le tournis. Lecteurs, est-ce ma faute si toutes sortes de situations étranges m’arrivent lorsque je m’installe dans un café ? D’abord Vercran, puis Charlotte, et maintenant…

Mon héros manquant. Mon Assassin. La pièce de puzzle qui me permettra de mettre la machine en branle. Ce n’est pas tâche aisée de trouver une personne suffisamment sombre et à l’apparence dangereuse tout en restant conventionnellement attirante, afin de capturer le cœur des foules. Pas facile, je vous dis… Et pourtant !

J’observai le jeune homme à la dérobée. Malgré son apparence impressionnante, bardé de piques et de clous qu’il était, ses yeux baissés et ses mouvements maîtrisés dans tout ce qu’il faisait, reflétaient une sorte de calme intérieur qui me rassurait. Un physique effrayant de sorcier métalleux et la personnalité du hippie pacifiste : cela paraissait presque trop beau. Sans doute, il devait y avoir un défaut caché, un piège tendu, comme avec les autres. Le Héros parfait qui toque à ma porte pour présenter sa candidature ; un scénario pareil n’arrive jamais dans la vraie vie, seulement dans les contes ! Et encore, vu les tendances dépressives de certains et le plaisir qu’ils ressentent à faire pleurer leurs lecteurs… Même là, les heureuses collisions dues aux complots des Parques deviennent improbables. Non, décidément, plus j’y réfléchissais et plus cet inconnu me paraissait suspect… Hélas, avais-je le choix ? Les candidats au poste d’Assassin se font rares, pour ne pas dire inexistants. J’avalai une gorgée de chocolat et déclarai :

—Vous ne m’avez pas dit votre nom…

—Élias, s’empressa-t-il de répondre, et vous pouvez me tutoyer. 

Je plissai le nez et reposai ma tasse dans un doux cliquetis de porcelaine.

—Dans ce cas, tutoies-moi aussi. 

Il détourna le regard, frottant entre ses doigts une tête de démon à la gueule béante qui pendait à son oreille :

—C’est que, vous êtes la Pythie. Comment pourrais-je…

—Oui, je vois, le coupai-je en me retenant de lever les yeux au ciel.

Certes, cette affaire de « lire l’avenir et protéger la populace » avait ses avantages, mais je devais parler à Charlotte de ma réputation. Je voulais qu’on puisse au moins me regarder dans les yeux quand on s’adressait à moi, enfin ! Je refuse de croire que je puisse effrayer les gens. C’est pas mon mètre quarante-et-un qui faisait fuir les foules. Non, nous allions devoir travailler sur la comm’ pour arranger ça ! Je repoussai ces considérations pratiques pour mieux me concentrer sur le dénommé Élias.

—J’aimerais savoir ce qui t’a guidé jusqu’à moi.

—C’est simple : j’ai été appelé. 

Oulà. S’il entendait des voix lui aussi, on était mal barrés. À moins qu’il n’essaye de m’entourlouper ? Mais non : mon instinct continuait à m’affirmer qu’il était digne de confiance. Bien sot de ma part, peut-être, néanmoins je me trompe rarement sur les gens. Sauf les Héros, certes, mais ils semblent taillés pour la tâche malgré tout, donc je n’avais pas si tort que ça ! J’attendis donc la suite des explications qui ne tarda pas à venir :

—Pendant longtemps, j’ai été seul. J’ai perdu mes parents très jeune… 

Un orphelin ! C’était bon, ça. Les passés tragiques pour arracher des larmes aux petits comme aux grands, ça ne ratait jamais. Regardez le nombre de personnages de romans sans famille ! Innombrables.

— …et bien que je me force à rester positif, cela fait plusieurs années que je me bats contre mes démons intérieurs. Je ne suis jamais parvenu à tisser des liens forts avec des gens autour de moi… 

Évidemment, un solitaire ténébreux ! Parfait pour l’Assassin !

—Si bien que, quelques mois plus tôt, j’ai tenté de me suicider. 

J’avalai mon chocolat de travers. Pause, stop. Je ne m’y attendais pas, à celle-là. J’aurais dû, sans doute. Entre l’enfance tragique et la dose de fard à paupières, ce n’aurait pas dû m’étonner… Une sourde vague blanche me remonta le long du dos en réalisant ce à quoi il avait échappé. Je me forçai à me redresser. J’avais une idée d’où il voulait en venir et, pour une fois, je voulais avoir tort. Son regard croisa le mien et il s’illumina d’un sourire :

—C’est à cette époque que j’ai entendu parler de vous. Une devineresse au XXIème siècle, jeune comme vous, partageant ses pouvoirs avec le reste du monde ! J’étais fasciné. 

J’esquissai un sourire grimaçant, me préparant pour ce que je savais venir :

—Je crois que j’ai lu tous les articles vous concernant, interviews comprises ! rit-il. En vous écoutant, j’ai compris que le Destin existait, que rien n’arrivait par hasard… Qu’il ne fallait jamais abandonner. 

 

Je plaide coupable sur celle-là. J’ai en effet sorti cette phrase mièvre, mais je n’ai aucun souvenir de quand. Que voulez-vous, pour garder l’intérêt du public, il faut parfois sortir des banalités et des lieux communs. M’enfin, lecteurs, je n’avais jamais imaginé que ces sornettes mal rédigées sauveraient la vie de qui que ce soit ! Penchez vous un instant sur la question et vous réaliserez à votre tour que ce genre de déclaration ont leur place sur des cartes postales avec des chiots dans des paniers de fleurs, pas gravés dans le cœur meurtri de pauvres adolescents gothiques ! 

Élias s’était tourné vers la fenêtre, l’air nostalgique, et pour cela, je lui en étais extrêmement reconnaissante : s’il avait vu ma tête , ç’aurait tout ruiné. 

—Et puis, un jour, vous avez annoncé la Quête. Ç’a été une révélation : j’étais vivant pour vous aider à accomplir votre prophétie. J’ai attendu longtemps. Vos Héros faisaient l’objet de rumeurs et de spéculations, annoncés les uns après les autres… Je perdais peu à peu espoir. Mais vous êtes ici, en face de moi ! Je savais que je ne m’étais pas trompé. 

Il me fixait, son enthousiasme teinté d’appréhension. Bon sang, oui, il fallait lui répondre. Que dire ?

—Le meilleur pour la fin, Élias. Je suis ravie de pouvoir te rencontrer en chair et en os.

—Vous m’avez vu ? souffla-t-il, extatique.

—Bien sûr. Tous les cinq, côte à côte… des silhouettes tremblantes au début, mais de plus en plus solides à mesure que je me rapprochais de vous. 

Cette facilité que j’ai à débiter des bobards. Molière qui ? Et ce cher Élias qui buvait mes paroles. Ne me regardez pas avec cet air contrarié, descendez de vos grands chevaux ! Le garçon est suicidaire, je ne vais pas lui dire la vérité maintenant. Ce serait comme lui botter le train au bord d’un précipice, ça ne se fait pas. En plus, pour une fois que j’en avais un suffisamment motivé pour venir me trouver lui-même… Je fouillai la poche de ma veste et lui tendis un petit carnet et un stylo.

—Avec nos retrouvailles, nous allons bientôt pouvoir commencer la Quête. Écris ton nom et ton téléphone, je te contacterai le moment venu. 

Il s’exécuta aussitôt. Son innocente joie m’aurait presque fait me sentir coupable. Je chassai mes doutes en prenant sa main entre les miennes et lui promis :

—Nous allons faire de grandes choses, tous ensemble. Tu ne le regretteras pas. 

Je le regardai partir en secouant la main, jusqu’à ce qu’il tourne au coin de la rue. Mon sourire disparut. J’aurais dû être contente : la Quête allait pouvoir commencer. 

Alors pourquoi ce mauvais pressentiment ?

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Fractale
Posté le 09/05/2024
La Quête avance vite désormais ! Elias est peut-être le plus étrange de l'équipe... Il arrive parfaitement taillé pour le rôle, dans l'apparence comme dans le caractère, et il se propose de lui-même ? Un peu louche… J'irais pas jusqu'à dire que c'est une manigance du patron de Star all pour saboter la Quête (quoique ?…), mais en tout cas je pense qu'Elias cache quelque chose.
J'avoue pour être tout à fait honnête que j'espérais un peu une fille dans ce rôle. Je suis un peu déçue de constater que la seule fille joue le rôle du Barde, qui est présenté comme le personnage pas très utile mais qui dissipe les tensions et veille à l'image du groupe. Mais bon, j'attends de voir ce que Gemma nous réserve, pas sûr qu'elle se laisse cantonner à ce rôle !

J'ai beaucoup aimé la scène entre Charlotte et Ingrid. J'attendais en effet des excuses de Charlotte, qui a tout de même poussé son amie à bout, mais je ne pensais pas voir Ingrid réagir si violemment ! C'était bien de la voir s'effondrer, je pense qu'elle en avait besoin et ça lui a permis de découvrir qu'elle pouvait s'appuyer entièrement sur Charlotte.
La réaction de Charlotte en apprenant la vérité a été très douce, peut-être parce qu'elle s'en doutait ? Je m'attendais à une explosion, soit un "Pourquoi tu ne le dis que maintenant ?" soit un "Je le savais !!", mais je comprends qu'elle ne veuille pas relancer les hostilités si peu après leur réconciliation. En tout cas j'aime la savoir au courant, ça facilitera la suite de l'histoire du point de vue d'Ingrid et ça permettra de l'impliquer davantage !
Benebooks
Posté le 14/03/2024
(Et du coup Charlotte, elle a pas eu son cadeau, non ?)

J'aime bien ta réécriture. Je sais qu'il n'y a pas grand chose de changé, mais je me sens plus impliquée, il y a davantage de dynamisme. Peut être plus d'émotions aussi ? Il me semble que Ingrid s'exprimait moins non ?
Bleiz
Posté le 15/03/2024
(Non, pour l'instant, Charlotte rumine dans son coin, comme Ingrid, parce qu'elles sont butées comme des ânes)
Ça me fait plaisir que tu dises ça car c'était vraiment l'objectif ! Plus de dynamisme, d'émotions et aussi de détails pour rendre l'histoire plus cohérente. Je pense qu'Ingrid "s'exprime plus" grâce aux notes personnelles et à la réduction des descriptions et des scènes superflues.
À bientôt ! :)
Vous lisez