L'accident

Par Schwin

Ces quelques notes, prises à la va-vite, sur un coin de table (comme à mon habitude), constituent une modeste tentative de retracer ce que l’on appela communément, dans le quartier, l’« Affaire Ariane A. ». Bien évidemment, elles ne suffisent pas à reconstituer cette mystérieuse affaire dans son intégralité ; pour combler les ellipses, je n’ai pu m’empêcher d’ajouter « ma patte personnelle », fragments de mon journal intime, ainsi que les récits (fidèlement rapportés, je le crois) de mes compagnons d’enquête et d’infortune, et autres protagonistes de cette drôle d’histoire. Enfin, drôle… Drôle, elle le fut un temps, peut-être.

Par où commencer ? Par me présenter ? Oui, ce serait la moindre des politesses… Mais pas tout de suite, car, après tout, je n’ai endossé que le rôle de témoin-rapporteur, (certainement pas acteur) de ce récit, s’étant trouvé là au bon endroit, au bon moment, presque par hasard...… Par où commencer ? Peut-être par parler de Basile Malès, d’abord.

 

« Rire du malheur des autres » , Basile Malès s’y employait avec une diligence rare. Malès, au demeurant, n’était pas plus cruel ni méchant qu’un autre, mais… quand on est un homme d’âge moyen, d’un naturel renfrogné et qu’on empeste le tabac froid, l’existence devient rapidement solitaire et ennuyeuse.

J’imaginais Malès, par exemple, par une froide matinée de printemps. Il se tenait à la fenêtre, accoudé à la balustrade d’un balcon branlant. À chacun de ses mouvements pour saisir le mégot qu’il avait au bec, il emportait des écailles de peinture blanche. Il devait être sept heures du matin, et il faisait encore sombre. Malès guettait.

Alors qu’elle passait devant le bureau de tabac (que Malès lorgnait avec une avidité certaine, faisant, rapidement, le compte de ses réserves de cigarettes), une petite dame endimanchée, tout de mauve vêtue, se tordit violemment la cheville sur le pavé mouillé ; elle se mordit les lèvres, réprimant la douleur, et ses joues se teintèrent de rouge. Malès, aussitôt, éclata de rire et, pour la peine, tira une longue bouffée de tabac avec un plaisir décuplé. Qu’il aimait cette maladresse du quotidien, ce vilain grain de sable, dans la mécanique du jour. Puis il se reprenait, un peu, culpabilisait, parfois.

« Allons, mon vieux, ce que tu fais n’a rien de bien intéressant, ni de bien sain… ».

Il lui fallait trouver un exutoire à son malheur.

Il l’avait bien compris, sans toutefois l’accepter : la vie pouvait changer d’un coup, en un claquement de doigts. Il suffisait d’un pavé glissant, d’un talon aiguille usé, d’un mégot qui s’égare, d’une marche ratée, d’un coupé roulant trop vite, dans le noir, sous la pluie… Ce n’était que de simples détails, d’apparence inoffensive : pour Malès, ils avaient une importance capitale, ils revêtaient presque un caractère sacré.

« Tu vois, tu n’es pas le seul, dans ton malheur… Ce qui t’est arrivé à toi, à tes parents..., eh bien !, ça arrive aux autres, tous les jours, à tout moment, sans prévenir ! Ah ! Il suffit d’un rien pour changer le cours d’une existence ».

Les obsessions voyeuristes de Malès avaient pris une toute autre dimension, plus insidieuse, plus malsaine encore, il devait bien l’admettre…

Mais parler de Basile Malès revient, d’abord, à parler de l’accident. Car il n’y eut pas de Malès tel qu’on le connaît aujourd’hui sans l’accident qui changea sa vie, et précipita nos vies bien rangées dans le tourbillon des évènements à suivre.

***

« Rentrez bien. Faites attention sur la route ».

En guise de réponse, Olga Malès étreignit son fils, l’étouffant presque. Prodigieuse femme, d’un mètre cinquante-cinq tout au plus, que les années avaient rendue solide comme le roc. Basile garda les bras ballants : malgré l’affection sincère qu’il portait à sa mère (et à son père), les effusions de tendresse l’avaient toujours mis mal à l’aise. Denis Malès, lui, émit un bref grognement dans sa barbe qui pouvait ressembler à un vague « B’soir, fils ». C’était un économe, Denis ; en argent comme en mots. Pas un cheveu sur le caillou et l’allure d’un bonze. Sur le perron, il se retourna et fit un dernier signe d’adieu tremblotant, son éternelle cigarette coincée entre deux doigts. Puis, de sa main libre, Denis saisit le bras d’Olga, qu’il agrippa fermement. Après quelques pas hésitants, tel un château branlant, le couple Malès disparut dans un nuage de fumée malodorante.

Basile eut un sourire amer : ses parents, c’était pour lui une présence rassurante mais flottante, un peu comme dans un rêve. Ils étaient là sans toutefois être vraiment là. Malheureusement, la vieillesse n’arrangeait rien, ils s’éteignaient, lentement, mais sûrement. Malgré leur déclin, Basile ne s’était jamais résigné à les placer en maison de retraite (ou « mouroir », comme il préférait les appeler).

Il les invitait, chaque semaine ; c’était une manière de les stimuler, de leur souffler un peu de vie. Olga troquait alors son habituelle torpeur contre son tablier de cuisine et confectionnait le dessert.

« Je t’amènerai ma tarte aux mirabelles, chéri. »

« Maman, ce n’est pas la peine… Ne va pas te fatiguer pour rien. J’irai chez le pâtissier... »

« Ne dis pas de bêtises ! Je peux faire un gâteau, tout de même, je ne suis pas grabataire ».

Elle était ainsi ; il fallait qu’elle mette la main à la pâte, toujours, malgré l’âge, la fatigue, la mémoire flageolante. Souvent, les brioches avaient l’allure d’une brique et la mousseline la texture du carton. Mais qu’importe. Elle y mettait tout son cœur, et cela n’avait pas de prix aux yeux de Basile.

Denis, plus effacé mais jamais fade, suivait sa femme sans trop broncher ; il était la force tranquille. Silencieux et concentré, il conduisait, jardinait, réparait, écoutait, grommelait parfois.

« Ils ne se ressemblent pas mais sont bien assortis », songeait parfois Basile.

 

Il devait être minuit passé – tard, trop tard. Ce n’était pas raisonnable, de rentrer à une heure pareille, mais Denis avait insisté : à son âge, on a ses habitudes, qu’on ne change pas. Il lui fallait son lit, et pas un autre.

Olga et Denis Malès rejoignirent leur véhicule, plus « posé » que véritablement garé contre le trottoir : une Lada d’un vert pas net, relique de la Russie soviétique. Denis Malès s’installa au volant, mâchouillant un bout de cigarette régurgité d’on ne sait où. Une lumière crue éclaira l’habitacle et ses deux occupants : Olga, bien apprêtée, pomponnée, parfumée, collier d’agates et chemisier bariolé ; Denis, rasé de près, écharpe en soie et feutre épais, pour garder ses oreilles et sa tête chauve au chaud. C’était un couple en goguette, ce soir là, qui s’apprêtait à quitter le domicile de leur fils unique après le sacro-saint repas dominical, auquel ils n’auraient dérogé sous aucun prétexte. On ne plaisantait pas avec ces choses-là.

Denis mit le contact et fit ronfler le moteur, appuyant vainement sur la pédale d’un air hébété. Malgré son ouïe vacillante, Olga eut l’impression d’entendre le rugissement d’un lion asthmatique.

« Tu es au point mort, chéri », dit elle.

« Humpf... », marmonna son mari, ce qui signifiait ici « Merci, je perds un peu la tête parfois, qu’est-ce que je ferais sans toi... ».

Le véhicule se mit en branle.

Il y avait une petite vingtaine de kilomètres à parcourir pour rejoindre la maison familiale, en rase campagne. Enfoncé trop bas dans son fauteuil, Denis s’agrippait au volant démesuré qu’il manipulait tant bien que mal à coups de grands moulinets. Il y mettait toute sa force et, à chaque tournant, manquait d’envoyer son coude dans l’œil d’Olga. Pourtant, les yeux d’Olga, il en avait rudement besoin. Il était myope comme une taupe.

« Méfie toi, on dirait qu’il y a du verglas, ce soir », le prévint-elle.

Elle parlait trop fort, comme tous les sourds. Elle était les yeux de Denis et Denis, les oreilles d’Olga.

« Attention, Denis, ça tourne sec ».

Il ahanait, la cigarette écrasée entre ses dents. Il en avait plein les bras. Au plus fort du virage, son pied s’aplatit sur l’accélérateur, propulsant Olga contre la vitre, puis contre le toit de l’habitacle lorsque, juste après, la roue arrière chevaucha le trottoir. Olga demeura stoïque. Depuis le temps, elle s’était habituée à la conduite sportive de son mari. Par moments, elle s’imaginait être en plein rallye, elle gloussait presque, grisée par la vitesse et les secousses.

« Nid de poule ».

« Bah... »…

Nouveau choc. Mais qu’importe, la Lada en avait vu d’autres. C’était increvable, ces engins là.

« Il pleut, maintenant... On n’y voit goutte . Tu devrais actionner tes essuie-glaces ».

Denis n’osa pas avouer qu’avec ou sans, à ses yeux usés, c’était du pareil au même.

Elle était capricieuse. La Lada, pas Olga. Denis abaissa le commodo, mais les baguettes de caoutchouc ne décollèrent pas d’un millimètre.

«Ah ! ça par exemple ! »

«  Denis, enfin… »

Il tripatouillait les boutons, maintenant.

« Denis, ce n’est pas prudent. Tu devrais t’arrêter  sur le bas-cô...» .

Olga n’eut pas le temps d’achever sa phrase. À cent mètres de là, un coupé rouge déboula du boulevard en faisant une embardée.

Ses pleins phares illuminèrent un instant la Lada des Malès, avant d’exploser en une pluie de petits confettis une demi-seconde plus tard, lorsque les deux véhicules se heurtèrent de front.

 

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Libellya
Posté le 17/08/2024
Salut Schwin,

Tout d'abord, bienvenue sur Plume d'Argent 🎈
Je te remercie d'avoir ajouté mon histoire dans ta PAL 😊

Me voilà donc plongée dans "l'Affaire Ariane A".
C'est une simple suggestion (je me permet car j'ai pu lire dans tes notes que tu étais ouvertes à des propositions/idées) mais je me disais que ça pourrait être sympa que parfois les personnages puissent mentionner cette affaire comme l'AAA/Le mystère AAA car les trois mots ont le même initiales.
Ca peut paraître bête mais j'aime bien 😂

Concernant ton chapitre, tu as une plume narrative peu commune qui dénote par son originalité et rend ton texte percutant (la manière dont tu mentionnes Basile Malès par exemple, j'ai beaucoup aimé).

Le "Le rugissement d’un lion asthmatique" m'a fait sourire 😁


-"Je n’ai endossé que le rôle de témoin-rapporteur":
Je me demande si tu ne pourrais pas tourner la phrase autrement ? Car la manière dont est placée le "que" rend la tournure de phrase un peu familière. Peut-être mettre à la place : "J'ai seulement endossé le rôle de témoin-rapporteur"
Qu'en dis tu ? 😊

-"Par où commencer, alors ? Peut-être par parler de Basile Malès, d’abord."
Je ne sais pas pourquoi mais je trouve l'allitération alors/d'abord un peu lourde.
Peut-être enlever le "alors" ?

Enfin, encore une fois, ce n'est qu'une proposition 😊
Schwin
Posté le 17/08/2024
Merci beaucoup ! Je prends note pour la deuxième proposition, j'enlève le "alors".
Schwin
Posté le 17/08/2024
Alors, mon narrateur est très familier, justement, et c'est un peu le "jeu" de cette histoire : il y a plusieurs narrations qui s'imbriquent, formant, je l'espère, un tout !
Schwin
Posté le 17/08/2024
Et, c'est très amusant, mais tu viens de me faire remarquer que l'affaire Ariane A s'écrit AAA ! Incroyable, je ne l'avais même pas fait exprès ! En fait, c'est une sorte de blague, si l'on veut : au départ, je me suis inspirée d'Ariane et Solal, de Cohen, puis de mon histoire, avec Ariane et Ian...
Suibian_writer
Posté le 17/08/2024
Eh bah ! Quel chapitre ! 😱

Quand j'ai commencé, j'ai levé un sourcil. Il faut dire que l'introduction du chapitre est très particulière mais qui donne, à mon sens, un ton et une ambiance immédiate. On se demande bien qui est la personne qui parle de Basile Malès ainsi !

Puis, le changement d'ambiance avec Basile et ses parents, m'a fait oublié les dires plus haut. Le moment de l'accident m'a surprise je l'avoue même si c'est expliqué dès le début, et simplement j'adore !

Bravo à toi ! 😊
Schwin
Posté le 17/08/2024
Merci ! Je dois me confondre un peu avec le narrateur... d'où le côté parfois "fouillis", étrange, et le changement brusque de ton. Pour tout avouer, la réalité se mêle à la fiction dans mon récit... ;)
Suibian_writer
Posté le 17/08/2024
Oh mon dieuu 😱 Que des mystères dis donc !
Schwin
Posté le 17/08/2024
Exactement ! D'ailleurs, j'ai écrit un troisième chapitre où la fiction ressemble dangereusement à ma réalité. Comme Flaubert a dit "Emma Bovary, c'est moi", ou quelque chose comme ça, eh bien... le narrateur, et presque tous les personnages de cette histoire, c'est, et ce sont tous moi à la fois ! Le mystère s'épaissit ou s'éclaircit, au choix ;)
Suibian_writer
Posté le 17/08/2024
COMMENT ?? 😱 Il faut que j'aille lire tout ça !
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