Basile Malès

Par Schwin

Les voisins du 2** avaient le sommeil léger. Le fracas de la collision les tira d’un coup du lit : ni une, ni deux, ils s’empressèrent de rapporter l’incident aux forces de l’ordre, car l’ordre, c’est ce qu’ils désiraient par dessus-tout, et on n’avait pas idée de causer un accident à une heure aussi avancée de la nuit.

Jean Gémas fut donc appelé. C’était un petit officier de police bedonnant, à l’œil vitreux. Il portait un costume gris à rayures, toujours le même, qu’il avait acheté en six exemplaires et qui s’accordait avec son teint. Il arborait cette mine sérieuse et impatiente des hommes qu’on tire de leurs affaires ; en réalité, il passait ses soirées à siroter du whisky dans l’attente que son téléphone sonne enfin.

 

Jean Gémas se rendit rapidement sur les lieux de l’accident, faisant hurler la sirène de police – depuis combien de temps ne s’en était-il pas servi ? Il s’en sentit grisé, et ce n’était pas le simple fait du whisky, non ; pour une fois, il pressentit que quelque chose de grave, d’important, s’était produit. Enfin allait-il pouvoir pleinement endosser son rôle, celui de l’enquêteur que rien n’effraie, qui assure autant qu’il rassure, qui résout, les affaires, les conflits. En deux mots : qui sert.

C’était une petite rue pavée, propre, ancienne. Au milieu de la chaussée mouillée, deux véhicules : une voiture de sport, et un vieux tacot, quelque chose qui n’aurait même pas dû rouler… Du moins, « étaient ». Les deux véhicules n’avaient plus grand-chose de véhicules : de la tôle rouge ondulée, de la tôle verte brisée, un fouillis sans nom.

Gémas s’approcha du coupé, brandissant une lampe de poche. Tout l’avant du véhicule s’était replié sur lui même, comme un accordéon ; le pare-brise, pulvérisé en une couche de petits flocons de verre recouvrant la chaussée. Gémas s’accroupit et fit promener la lumière dans ce qui restait de l’habitacle, redoutant par avance ce qu’il y trouverait…

« Bon Dieu ! ».

Le rai de lumière s’était arrêté sur deux visages juvéniles, d’une pâleur cadavérique. Les yeux fermés, les traits sans expression. Deux jeunes femmes. Leurs lèvres rouge sang se touchaient presque, « comme sur le point d’échanger un dernier baiser d’adieu avant la mort », pensa Gémas. L’officier éclaira leurs chevelures et vit le sang qui colorait leurs boucles – brunes pour l’une, blondes pour l’autre. Gémas se frotta le crâne sous son chapeau, avala une gorgée de sa fidèle flasque, qui ne le quittait jamais. Ces deux visages là, c’était quelque chose. On aurait dit deux visages d’ange, que le choc et l’hémorragie avaient sublimé : ce teint diaphane, si pur, ces lèvres ensanglantées, si rouges ! Il se sentit tout ému, d’un coup.

Pendant ce temps, les secours avaient dégagé les Malès des débris de la Lada. Denis était mort sur le coup : Olga, elle, s’accrochait encore à la vie, mais son état ne laissait peu de doute quant à son pronostic.

Par la suite, une enquête, rapide, fut menée. Personne ne se souvenait de rien. Et personne n’avait rien vu. On interrogea Basile. Les Malès revenaient du repas dominical, à son domicile, un petit appartement miteux en centre-ville. Denis avait bu, un peu : un dîner de famille ne va pas sans son vin. L’eau plate, il n’aimait pas ça, « ça n’avait pas de goût ». Et puis, de toute façon, à cet âge là, ce n’est jamais bien raisonnable de prendre le volant. Quant aux deux jeunes femmes, toutes deux dans le coma, on ne savait rien à leur sujet, ni ce qu’elles faisaient ce soir là. Le choc avait été rude, mais elles s’en étaient sorties, elles.

« C’est la faute à pas de chance », avait déclaré Gémas, fataliste, à Basile Malès.

 

Malès détestait les hôpitaux. L’odeur du désinfectant lui soulevait l’estomac. Là, dans ce couloir blanc, stérile, interminable, il se serait bien grillé une cigarette pour calmer ses nerfs, mais… c’était impossible. Alors, il faisait les cent pas, inlassablement. Il était comme paralysé et, en même temps, il ne pouvait rester en place, il lui fallait gigoter, remuer son maigre squelette. Et puis, il avait pris conscience de son manège, et s’était enfin décidé : ni une, ni deux, il avait poussé la porte de la chambre…

 

***

 

Malès avait blêmi. Olga semblait avoir rapetissé. Elle flottait dans une chemise de nuit informe. Ses jambes jaillissaient du drap, inertes. Là, Basile avait versé quelques larmes. Il avait passé la nuit avec elle, dans un coin de la chambre, son long corps recroquevillé dans un lit de camp. Le lendemain matin, il trouva sa mère toujours inconsciente.

Basile, frustré, fatigué, impuissant, s’était décidé à rentrer chez lui. Lorsqu’il fut arrivé à son domicile, un message l’attendait sur le répondeur du téléphone : l’hôpital lui annonçait la mort d’Olga, vingt minutes seulement après qu’il fut parti.

 

Une semaine avait passé depuis l’accident. Les funérailles s’étaient tenues très sobrement, en petit comité, ce qui ne fut pas pour déplaire à Basile, hérissé par les yeux humides et compatissants. Taciturne, il avait échangé quelques poignées de main en regardant ses chaussures, puis, après la mise en terre, s’était rué hors du cimetière pour s’enfermer chez lui. Il lui fallait faire son deuil seul.

 

Il pleuvait à verse depuis la nuit dernière. Malès avalait comprimé sur comprimé, qu’il faisait passer avec une gorgée d’alcool, entre deux cigarettes. Il s’était affalé sur le canapé, dans un état de semi-conscience. La sonnette d’entrée le tira de son hébétude.

« Je fais mon deuil, marmonna-t-il d’une voix pâteuse. Laissez-moi en paix jusqu’à l’année prochaine, au moins ». Ses yeux s’attardèrent un instant sur le documentaire animalier de la télévision, qu’il entendait plus qu’il n’écoutait, entre deux périodes de somnolence… La sonnette retentit de nouveau. Basile maugréa quelque chose, mais… il fut de nouveau coupé dans ses marmonnements par le timbre grinçant et glaçant de l’horrible sonnette, qui retentit encore, longuement, cette fois.

Basile se redressa, livide, fermement décidé à se débarrasser de l’importun visiteur ; il « glissa » plus qu’il ne marcha jusqu’à la porte d’entrée, ses jambes le soutenant à peine.

Le vent et la pluie lui firent l’effet, presque littéralement, d’une douche froide ; il sembla retourner, pour le moment du moins, à la réalité, sa réalité, aussi effroyable fût elle. Il fit alors un pas un arrière, se dissimulant derrière la porte à demi-ouverte. Devant lui se tenait une jeune femme, cheveux dégouttant, ecchymoses sur le visage, disparaissant presque derrière un énorme bouquet de fleurs.

— Monsieur Malès ?

Enfin, il se décida, et apparut dans l’encadrement de la porte. Basile Malès, nuage de fumée, yeux bouffis.

— Lui même, ou ce qu’il en reste.

La jeune femme au bouquet s’éclaircit la gorge.

— Je n’ai pas osé venir plus tôt… Veuillez m’excuser…

Elle se tut. L’angoisse semblait la paralyser. Malès se sentit vaguement gêné. Il regarda le bouquet.

- Hum… Je ne suis pas sûr de comprendre. Vous êtes ici pour offrir ou demander quelque chose ?

- Ni l’un ni l’autre, monsieur… Je m’appelle Ariane. J’étais dans la voiture accidentée. C’était moi, au volant.

L’énorme bouquet s’abaissa et les deux jeunes gens se dévisagèrent un moment sans rien dire. Basile Malès, enfin, rompit le silence.

- Allons, entrez.

Ils étaient gauches tous les deux. La volubile Ariane avait la langue liée. Basile, lui, ne savait plus trop où se mettre et se sentait presque tout petit, d’un coup, dans son salon étriqué. Basile, le solitaire, le renfrogné, marmonnait des platitudes, faisait presque, malgré lui, la conversation. Il aurait dû la détester, elle, qui avait changé sa vie, et pour le pire. Mais elle affichait un air si suppliant, et elle semblait si jeune, presque une enfant... Elle gardait le silence, jetant des regards éperdus dans la pièce. Elle articula, enfin, difficilement :

- La vie nous joue de drôles de tours, parfois. J’ai moi-même perdu mes parents dans un accident de voiture.

Basile ne dit rien, le regard fuyant.

-Saloperie, grommela Malès, et il vida son verre d’un coup. Vous en voulez ? Je n’aime pas ça, mais j’en ai besoin.

Ariane hocha timidement la tête. Elle aussi n’aimait pas ça, pas dans ces circonstances. Mais l’angoissa la paralysait tout à fait.

 

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Suibian_writer
Posté le 17/08/2024
Je vais certainement redire les mêmes choses mais je trouve sincèrement que ta plume donne un côté envoûtant aux scènes. On comprends, pour ma part, parfaitement l'ambiance et les sentiments de Basile. Même Jean Gémas a son côté attachant avec son costume et son désir d'être inspecteur à la place de boire x)

La fin du chapitre me donne envie d'en savoir plus, de comprendre un peu plus l'histoire de Ariane quand on sait qu'elle va devenir rapidement importante. La question que je me pose le plus est de comprendre comment tout va déraper ?? 😮
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