L'adieu à la nuit - Chapitre 1

Notes de l’auteur : « Some people think football is a matter of life or death. I can assure you, it’s much more serious than that. »
Bill Shankly

Cette fois, nous y sommes enfin. La reine des compétitions, la Ligue des champions. Le métro est bondé dans cette petite station de Shchukinskaya, au nord-ouest de la capitale moscovite. Plus qu’une station et c’est le paradis : la destination, le temple, Otkrytie Arena. Le temps est doux en ce début d’automne, mais la proximité entre les différents supporters fait monter la température de la rame de plusieurs degrés. Nous sommes collés les uns contre les autres sur cette ligne sept, la mauve. À l’intérieur de la rame, nous nous croyons véhiculés en direction de l’enfer : des gouttes de sueur perlent sur mes bras, tout le monde arbore un maillot ou un goodie rouge. Nos couleurs. Les leurs. Celle du sang, de la colère et de la passion. Le rouge. L’excitation monte petit à petit, tandis que les Liverpuldiens entonnent un nouveau You’ll never walk alone. Frissons garantis. Je me surprends à chantonner la mélodie dans ma tête, je ne supporte pas ce club mais bon Dieu que ce titre est mythique. Frissons garantis. J’espère de tout cœur que je pourrai me rendre à Anfield Road pour le match retour. Prions pour que je ne travaille pas. Ce serait, à n’en pas douter, un spectacle inoubliable.

   L’ambiance me hérisse les poils, alors que nous ne sommes même pas encore arrivés à destination. Je ferme les yeux et je me délecte de cet instant magique. Les Anglais sont montés en écrasante majorité à Kitay-Gorod, l’une des plus grandes stations, toutes lignes confondues, et au cœur de l’activité moscovite. Bière à la main, dans une tradition purement britannique, ils ont commencé à chanter dès que les portes de la rame se sont fermées. Il s’agit de marquer son territoire. Dans un joyeux capharnaüm, nous leur avons répondu tout du long avec nos propres chants. Les autorités de la ville craignaient de possibles débordements, comme les affrontements de l’an passé en marge de la rencontre de l’Euro 2016 entre notre Sbornaya et l’Angleterre.

   Ces vidéos de violences dans les rues de Marseille ont désolé tout le pays, car ce n’était pas bonne image à afficher au reste du monde. D’autant plus que les clichés sur les supporters russes ont déjà la vie tenace. Heureusement, ce soir, le contexte est différent : nos ultras sont à l’intérieur du stade ou sur le parvis de celui-ci depuis un bon moment, et ne sont présents ici que des supporters modérés et des familles paisibles, qui n’ont aucune intention d’en découdre. Ma sécurité ne me préoccupe pas du tout, le risque de basculer dans le chaos était et est toujours minime. Nous sommes à plus d’une heure du coup d’envoi, mais la tension me gagne déjà.

   Le volume sonore est si fort que je n’entends pas la voix synthétique indiquer notre station. La rame se vide entièrement. Les soirs de matchs, surtout ceux de coupe d’Europe, le terminus officieux est bien à Spartak, et non trois arrêts plus loin à Planernaya. La station de Spartak est loin de faire partie des plus belles du métro de Moscou, mais elle a son charme pour tous les supporters : le revêtement gris est de qualité, les murs sont couverts de panneaux sur le thème du football, avec des représentations ballons et de joueurs en mouvements, peints avec nos couleurs blanche et rouge. Simple et efficace, dans une sobriété qui rappelle l’ère soviétique. Pas de strass et paillettes superflus. Le club du peuple.

   Je suis le flux de supporters et grimpe les petites marches pour me retrouver à la surface. Une odeur de brûlé agresse mes narines, tandis qu’une rumeur sourde se propage. Quelque chose de spéciale se prépare. Ahurie, je constate que je ne vois même pas le stade, pourtant situé à une centaine de mètres de la sortie du métro. Nos ultras nous attendent en haut des marches et forment une haie d’honneur de part en part : cagoulés pour la plupart, dans des combinaisons noires ou avec des maillots du club, ils allument des fumigènes de couleur rouge, chantent et brandissent des écharpes à dominante blanche. Des photographes immortalisent ce moment irréel. Les flashs crépitent, ma tête tourne. Je me sens heureuse. Après des années de frustrations et bon nombre de rendez-vous manqués, je peux enfin connaitre l’ivresse des grandes soirées de coupe d’Europe à domicile. La nuit semble vouloir s’embraser. Les Anglais, d’abord stupéfaits et désemparés par cette douce folie, redoublent désormais d’intensité dans leurs chants.

   Un cordon de policiers est en retrait, mais n’intervient pas. Aucune animosité n’est à déplorer. Cette entrée en matière m’a chamboulée, mes jambes flageolent sous l’émotion. Cet instant, déjà excellent avant ce baptême du feu, restera longtemps imprimé dans ma mémoire. Sans me précipiter, j’avance à pas lents en direction du stade. Champion de Russie pour la dixième fois de l’histoire, et pour la première fois depuis 2001, il fait bon d’être supporteur du Spartak Moscou. À la suite de l’âge d’or du club dans les années 90, avec neuf titres en dix ans, après des années de domination gênante de nos voisins moscovites, le Lokomotiv et surtout le CSKA en tête, nous voilà revenus sur le toit de la capitale et du pays. Encore sonnée par cette bruyante entrée en matière de la part de nos ultras, je traverse le parvis en oubliant vers quelle porte je dois me rendre. Je comprends ma mégarde et j’opère un demi-tour en souriant.

   Royaume des émotions, repère des passions, le stade concentre le patrimoine immatériel d’un club. Le nôtre n’en fait pas exception. Achevé en 2014, l’Otkrytie Arena, qui est un naming de la part de la banque Otkrytie, est un bijou visuel et architectural. C’est aussi la première fois de l’histoire que le club possède vraiment son propre stade : nous pouvons l’exploiter financièrement comme nous voulons et nous ne sommes plus obligés de squatter l’antre officieuse beaucoup trop grande du CSKA, que l’on appelle avec ironie le palais des courants d’air, tant il passe de temps au stade Luzhniki et non dans leur enceinte officieuse, la petite VEB Arena. D’une capacité maximale de 45 000 places, l’Otkrytie Arena est peint selon une alternance de losanges de couleur rouge et blanche, avec une légère dominante de rouge, qui rappelle les couleurs du club.

   Les odeurs d’huile frite aux abords du stade me font saliver et me poussent à m’arrêter à l’un des nombreux snacks du parvis, puis je fais la queue avant d’entrer dans l’enceinte du stade. Nous sommes fin septembre, c’est la première fois de la saison que je me déplace jusqu’ici. Mon emploi du temps de journaliste sportive ne m’autorise qu’à peu de déplacements dans un but récréatif. Je profite d’une légère accalmie ces derniers temps pour avoir l’occasion d’assister à ce premier match européen à domicile de la saison. Nous sommes dans un groupe relevé, avec les Espagnols du FC Séville, les Slovènes de Maribor, et donc Liverpool. Après un premier match nul frustrant en Slovénie, voici que se dresse face à nous l’ogre anglais. Ils ont connu eux aussi de longues années d’errances et de frustrations, mais ils sont revenus à un excellent niveau et semblent être, pourquoi pas, un prétendant à la victoire finale.

   Je passe les portiques électroniques, mon nom s’affiche comme prévu : « Julia Makarova ». Inutile de présenter ma carte d’identité, le vigile me reconnait et demande de passer le bonjour à mon père. Je le ferai. Recruteur en chef pour le club, il est actuellement en train de travailler avec le reste de la cellule de recrutement. Pour eux, Ligue des champions ou non, le boulot passe avant tout et n’attend pas. Je gravis les quelques marches qui me permettent d’entrer dans le stade, le hit du rappeur Malbec et de la chanteuse Suzanna, Indifférence, résonne en fond sonore. Il me fait toujours autant planer. Je me sens si bien et j’effectue quelques pas de danse, le sourire aux lèvres. Je prends place dans l’une des allées centrales, à mon emplacement habituel, au niveau du « R » de Spartak, c’est-à-dire sur l’un des rares sièges peint en blanc dans un océan de sièges de couleur rouge. Cela me fait bizarre de voir l’habillage publicitaire habituel remplacé par celui de la grande coupe d’Europe : les encarts « UEFA CHAMPIONS LEAGUE » et le logo sont partout. C’est concret, réel. J’y suis.

    Le coup d’envoi est prévu dans cinq minutes. Le stade est plein à craquer, tout le monde piaffe d’impatience. On ne s’entend plus causer à deux mètres, il n’y a qu’un immense brouhaha. Dans les deux virages, ceux réservés à nos ultras, nos supporters portent tous le même maillot rouge carmin. De notre côté, nous érigeons un tifo massif rouge et blanc, avec écrit en lettres de couleur jaune « Win or Die ». Les joueurs pénètrent enfin sur la pelouse, notre dernier rempart, notre capitaine Artem Rebrov en tête. Je suis cette préparation à travers l’écran géant, puisque je ne vois rien à travers le tifo. C’est l’ébullition, puis l’hymne officiel de la compétition retentit. Pour la première fois de ma vie, dans mon antre, j’ai le plaisir d’entendre cette chanson légendaire. Mon corps vibre sous l’émotion. Je crois qu’il n’y a pas plus beau que ce sentiment illusoire d’être convié à la table des géants pendant un temps, et d’avoir ce droit d’y rester autant de temps qu’on le mérite. Cet hymne nous ravit dans notre orgueil et nous donne l’impression d’appartenir à l’élite. Les champions. Rien d’autre.

    Dans une ambiance surchauffée et survoltée de fin du monde, la rencontre démarre. Il y a des stars partout sur la pelouse : Philippe Coutinho, Mohammed Salah, Roberto Firmino, Jordan Henderson, Sadio Mané, ou encore l’entraineur allemand Jurgen Klopp. L’armada anglaise est impressionnante. Je suis émerveillée. Grâce à mon métier et à ma passion pour le sport, j’ai souvent l’occasion d’aller dans les stades, mais je ne suis pas réellement une journaliste centrée sur le contenu des matchs, l’aspect technicotactique, je laisse cela à des collègues bien meilleurs et bien plus qualifiés que moi. Je suis plutôt focalisée sur les coulisses du sport de haut niveau, et plus particulièrement l’aspect business et économique du football. Le sport roi est mon premier amour, mais je prends plaisir à couvrir de nombreux autres sports : du hockey sur glace au basket, du cyclisme au volley. Presque tous les sports, sauf la natation. Plus jamais cette maudite natation.

   La rencontre est un plaisir visuel et sensoriel. Nous menons rapidement au score grâce à un maitre de coup-franc de notre milieu brésilien Fernando, avant que Liverpool revienne au tableau d’affichage sur un exploit personnel de ce diable de Coutinho. Déjà auteur d’un but et d’une passe décisive ce week-end à Leicester, il revient en grande forme après ses problèmes dorsaux du début de saison. Sa classe, son élégance et sa qualité technique font de lui un joueur merveilleux, en bonne position dans mon cœur. Le coup de sifflet de la mi-temps interrompt un premier acte captivant et rythmé, les travées se vident puis les supporters se rendent aux différentes buvettes du stade et au petit coin. Contrairement à certaines législations en vigueur dans l’ouest de l’Europe, la consommation de bière est toujours tolérée à l’intérieur des enceintes de notre pays.

   N’étant pas en service, je suis le flux de supporters et pars me chercher ma pinte. Mon amie Éléonora aurait dû se joindre à moi pour ce match, c’est que ce qui était sous-entendu lors de notre dernier échange, mais elle a aussi été prise par son travail. La mode est également un secteur dans lequel il y a très peu de repos. Tant pis, nous essayerons de nous trouver un créneau pour nous voir.

   L’été a été doux, et comme aucune de nous deux n’est parti en vacances, nous en avons profité pour écumer les bars branchés, les cafés, les bars à vin et les lieux un peu plus underground de la capitale : la zone autour du Patriki, la bruyante rue Myasnitskaya ou encore la charmante et lumineuse ruelle Kamerguerski. Cela m’a presque rappelé ma jeunesse, quand j’étais encore étudiante, autant à l’université d’Etat de la ville que plus tard à l’École des hautes études en sciences économiques. Après des années de régime strict à l’époque du secondaire, du temps où les rêves olympiques rythmaient encore mes nuits, nous avons enfin pu nous lâcher mon amie et moi. J’espère qu’elle se porte bien. Faudrait que je prenne le temps de l’appeler un de ces quatre.

   La reprise de la seconde période me tire de ma rêverie. J’esquisse un sourire : même dans un tel contexte, une soirée de coupe d’Europe à domicile, mon esprit divague et je me retrouve à songer à mes proches. Je me reconcentre sur la partie. Les visiteurs amplifient leur mainmise sur la rencontre, mais leur domination ne se traduit pas en réelles occasions. Les quarante-cinq minutes passent et, malgré quelques frissons épisodiques sur notre cage, le match nul est logique. Mi-soulagée de ne pas avoir perdu et mi-frustrée de ne pas avoir pu marquer ce second but, je reste un peu sur ma faim. Le coup de sifflet final retentit, nous nous congratulons dans les tribunes. Deux points en deux journées, ce n’est déjà pas trop mal. Les joueurs font un tour d’honneur pour saluer le public, formidable ce soir, et nous quittons doucement nos places.

   Je fais un détour aux toilettes, la quantité de bière ingérée appuie sur ma vessie et je ne me vois pas tenir jusqu’à chez moi. Même si je sais que les toilettes publiques, féminines comme masculines, sont nettoyés avant chaque évènement, je suis assez maniaque, toquée comme dirait mes parents, et je ne m’y sens pas vraiment à mon aise. Les toilettes sont propres et désertes, je pousse une porte rouge et je me soulage sans me précipiter. Quel pied, putain. Je commence doucement à me rhabiller, mais j’entends la porte d’entrée des toilettes. Par pudeur, je patiente avant de tirer la chasse. Deux voix graves chuchotent dans un mauvais anglais, l’une des deux personnes a un accent russe, tandis que l’autre semble être un locuteur natif hispanophone. Qu’est-ce que font deux hommes, bien après la fin du match, à se faire des messes basses dans les toilettes féminines ?

   Comme dirait Éléonora, soit ils sont cons, soit ils sont complices d’un méfait. Je crois assez peu à la perspective d’un futur ébat amoureux. Dans tous les cas, ils n’ont pas envie d’être dérangés. Surprise par la tournure prise par les évènements, je fronce les sourcils et prête discrètement attention à la conversation.

« Ça en est où ? demande le russe, sur un ton menaçant.

— On y travaille, Vadim. Tu le sais aussi bien que moi. La SAF et certains clubs sont difficiles à convaincre. Notre accord avec l’AFA tient toujours, mais ils ne sont plus les seuls maitres à bord. Je vais avoir au téléphone Pablo Lavezzi dans la semaine, il faudra renégocier le deal. Mais ça le fera, comme d’habitude. L’argent plie toujours les résistances.

 — Il y a intérêt. Tu me mets dans une merde noire, Rodrigo. C’est une question de crédibilité. La mienne, la nôtre. Ne me plante pas aujourd’hui. Quant à Lautaro, c’est bon pour cet hiver ?

— Le père du gamin n’est pas très chaud pour que son fils aille en Russie, mais il y a toujours une possibilité et l’on y travaille. S’il réalise une grande saison, ça sera toutefois râpé. Le coût du transfert n’est pour l’instant pas indécent, et il se murmure que le Racing n’est pas contre une vente, mais l’agent et le père sont gourmands, ils demanderont bonbon.

 — Nous avons les reins solides. Nous savons tous que c’est un crack, et s’il passe au Spartak, même six mois, il pourra se montrer en Europa ou mieux en Ligue des champions et la plus-value sera juteuse. Faites passer le message, à tous ses futurs adversaires, cassez-le, mais pas trop fort. Une absence d’un mois ou deux serait idéale. Tu peux me rendre ce service ?

— Les cinq grands sont à ma solde, et j’ai pignon sur rue avec le reste du championnat. Si Oleg allonge l’argent, pour combler le préjudice du Racing en cas de vente moins juteuse et pour motiver les adversaires, c’est comme si c’était fait.

— Parfait, je savais que je pouvais compter sur toi. Et, attends, ça donnera quoi le prochain Superclásico ?

— 4 buts à 2, triplé de Pavón. Les caisses sont vides, les dirigeants de Boca ont besoin d’un gros transfert. Quoi de mieux que de cartonner en prime-time dans le plus grand derby du monde ? Son exposition sera maximale. Los Millonarios ont été durs à convaincre, mais l’AFA a réussi à les contenter. Le système économique du championnat est fragile, tout le monde l’a bien compris. Tu peux mettre un gros billet dessus, le tien sera noyé parmi les millions d’ignorants.

— Merci, Rodrigo. Tiens-moi au courant pour ce que tu sais. »

   Les deux hommes quittent les toilettes, me laissant seule en proie à des dizaines d’interrogations. J’ai besoin de faire le point. Si mon intuition est la bonne, je viens d’assister malgré moi à une conversation d’envergure internationale, avec des répercussions potentiellement monumentales. Sonnée, je quitte à mon tour les toilettes et je m’achemine en direction de la sortie du stade puis du métro. Mes pensées sont ailleurs, bien loin.

   Tout d’abord, je ne l’avais pas reconnue mais cette voix russe m’est assurément familière : il s’agit de Vadim Louganov, le directeur sportif du Spartak, un homme compétent mais avec une réputation non usurpée de personne incontrôlable. Son interlocuteur était vraisemblablement un sudaméricain avec des connexions haut placées en Argentine, puisque le championnat professionnel argentin est géré conjointement par l’AFA, la fédération nationale, c’est à dire l’organisation au sommet du football national, et par la SAF, pour Superliga Argentina de fútbol, la ligue, avec une dénomination toute nouvelle, qui à la main en priorité le championnat. Son président, Pablo Lavezzi, a une excellente image publique et une réputation, lui, d’être incorruptible. Il est manifestement question d’un accord entre ces deux organisations, les clubs du pays, et donc le Spartak. J’ignore pourquoi mon club vient se greffer là-dedans, mais affect ou non, s’il y à creuser, je ne vais pas me gêner.

   Monsieur Louganov a ensuite parlé de Lautaro Martinez, une jeune pépite du Racing Club. Je ne connais pas spécialement le dossier, mais ce gamin de vingt ans est un joueur à fort potentiel, dans le profil un mix entre Carlos Tévez et Sergio Agüero. À voir, donc. Pour une douzaine de millions de dollars américains, il pourrait atterrir en Russie. Le transfert est toutefois loin d’être finalisé, car le dossier semble complexe, entre ses agents, son père, l’entourage, le club et les différents intermédiaires. De toute façon, c’est toujours le bordel pour récupérer une pépite sudaméricaine. Quel que soit son niveau réel, outre la surtaxe, car tout le monde est persuadé que le gosse est le nouveau Pélé ou le successeur de Maradona, on a l’impression que le continent entier doit croquer et prendre un billet. Nous verrons bien, mais c’est quoi ces histoires de le blesser volontairement pour faire baisser son prix ? Quelle farce, une fois encore. Oleg Silin, le président du Spartak, aurait visiblement quelque chose à voir dans cette sordide affaire.

   Autre problème, plus grave, cette question des matchs arrangés. Ce Rodrigo a déclaré de manière explicite et sans sourciller un instant le score d’un match qui aura lieu dans dix jours, avec même un coup du chapeau pour un joueur. Presque auteur d’un double-double la saison passée, l’ailier Cristian Pavón est la meilleure chance de grande vente pour Boca Juniors. Soit. Un triplé dans le Superclásico enflammerait bel et bien sa valeur. Est-ce pour autant une raison de truquer cette rencontre ? Non. Non. Et non. Rien ne justifie l’arrangement d’un match, sans doute l’acte le plus odieux possible dans le sport. Quand on pense à tous les afficionados qui se saignent chaque semaine à se payer des places ou à suivre leur équipe en déplacement, à tous les téléspectateurs et tous les passionnés de football en général, je refuse de détourner le regard et laisser ce fléau gagner. Si la faim justifie pour certains les moyens, nous pouvons aussi dire que l’absence de moyens justifie n’importe quoi. La précarité du championnat argentin est connue de tous les suiveurs, ce n’est pas un secret que les finances ne sont au beau fixe ni pour l’AFA ni pour les clubs de première division. Jusqu’à là, pas de surprise.

   Ce que je n’avais pas anticipé en revanche, c’était ce passage potentiel vers le côté obscur. C’était impensable. En truquant le match le plus attendu du championnat, et peut-être le plus sexy d’Amérique latine, l’Argentine confie son âme au diable. On pense toujours s’en sortir indemne, mais une location n’existe pas : c’est une vente. Était-ce une conversation entre deux mythomanes ? Des énergumènes qui pullulent par milliers dans le milieu. Pour une fois, j’en viens à l’espérer. Ou bien ai-je eu l’opportunité d’entrevoir un iceberg d’une taille encore inconnue ? Rien que d’y songer, cela me donne la nausée. Je reprends le métro à la station Spartak, il y a beaucoup moins d’ambiance qu’en début de soirée. Moi-même, je me sens désormais morose. Ces deux salopards ont réussi l’exploit de me piétiner mon moral, pourtant au zénith après une superbe rencontre. Je suis rouge de rage. Direction le centre-ville, l’appartement à Frunzenskaya, puis on essaiera d’ordonner mes pensées et de réfléchir à la marche à suivre.

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Libellya
Posté le 20/08/2024
Ce chapitre est génial car très très immersif dans le milieu du football.
On s'y croirait tellement ! La foule en délire, les photographes, odeur de frites, la galvanisation environnante, le jargon du stade et plein d'autres détails.

Après avoir lu ta petite bio, je comprends mieux pourquoi tu es aussi calé(e) sur le sujet 😄 On sent vraiment que c'est ton domaine de prédilection et que tu as cette envie de partager ta passion en décrivant de manière très réaliste les émotions et les scènes inhérente à l'ambiance d'un match de foot, du coup on est vraiment plongé dans l'histoire !

Tu écris très bien et j'aime le suspens de l'histoire de corruption et de transfert. Ca ajoute rapidement un petit brin de tension qui apporte du relief au texte.
Moriarty
Posté le 28/08/2024
Bonjour Libellya,
Merci pour ton commentaire !
Je suis content que tu ais pu ressentir les émotions que j'ai essayé de transmettre dans cet exercice un peu casse-gueule du premier chapitre 😂

J'ai pas mal de domaines de prédilection haha, mais le sport et surtout le football en font clairement partie ! Je n'ai encore jamais mis les pieds en Russie mais je suis un véritable passionné de géographie et je trouvais ce pays fascinant, ça m'a donné envie de me renseigner et d'écrire dessus.

En espérant que la suite l'histoire te plaise également !
C'est la première fois que je m'essaye à une histoire contemporaine (auparavant je faisais que de la fiction historique fin 19e) et sur une histoire plutôt suspense/enquête/thriller !
LisbethBeaumont
Posté le 20/08/2024
Un bon premier chapitre qui nous plonge dans un univers que je ne connais pas trop (pas du tout 😅) et dans lequel je me suis pourtant laissé prendre.
Les descriptions sont très réalistes et immersives, j'aime bien.
Un point d'attention peut-être sur le rythme qui est parfois un peu lent, je trouve.
Moriarty
Posté le 28/08/2024
Hello !
Merci beaucoup pour ce commentaire !
L'idée est de réussir à accrocher les potentiels lecteurs, même ceux qui n'y connaissent rien du tout au football ou à la Russie. Je tiens en compte ta remarque sur le rythme, c'est un peu mon péché mignon de ne pas toujours réussir à dynamiser les récits comme je les aimerais ahah
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