L'adieu à la nuit - Chapitre 2

   Il est sept heures du matin, Moscou s’éveille. Quant à moi, cela fait bien longtemps que je suis réveillée. Le téléphone a sonné une grande partie de la nuit, ce qui est une habitude. Le changement, c’est que j’ai passé une majorité de ces appels. Je pensais rentrer et me reposer, profiter de cette belle ambiance et m’endormir avec la douce mélodie des chants des supporters, mais l’instinct de prédatrice a repris le dessus. Je ne pouvais tout simplement pas oublier la discussion houleuse à laquelle j’ai assisté dans les toilettes. J’aurais pu fermer ma gueule et l’enterrer dans un recoin caché et inaccessible de ma mémoire, mais ce n’est pas du tout ma façon de fonctionner. En un sens, être complice. Non. Jamais. Je devais creuser le sujet, sans plus attendre.

   Le grand public a tendance à oublier à quel point les journalistes sont sollicités en permanence. Les journées de travail officielles sont les heures au bureau, mais ce ne sont là aussi que la partie émergée de l’iceberg. En vérité, tout journaliste d’investigation consciencieux travaille bien soixante heures dans la semaine d’une manière ou d’une autre. Si le mercato a fermé officiellement ses portes il y a près d’un mois, les transactions, rumeurs et divers intérêts ne s’arrêtent jamais. C’est un marché qui ne dort pas, lui non plus. Les gens se leurrent en pensant que les journalistes croisent réellement toujours leurs sources et savent tout. Rien ne saurait être plus éloigné de la vérité. Pourtant, la plupart des appels viennent en majorité de clubs, d’agents de joueur ou même parfois directement de joueurs, qui toquent à la porte pour savoir si l’on n’a pas des informations sur tel ou tel dossier. Étant étiquetée « Spartak Moscou » pour tous, je serais la spécialiste officieuse et officielle de ce club, celle qui sait tout sur tout.

   Dans les faits, ce n’est pas faux, mais mon travail n’est pas de servir de relais des différents acteurs du milieu. Même si tout le monde sait que je ne m’intéresse que d’assez loin à tout ce qui touche au terrain et que je préfère la prise de hauteur pour écrire des analyses plus détaillées, mon étiquette me devance. Cette nuit, m’ont appelé : un agent du Rubin Kazan pour connaitre la position du Spartak quant à son joueur ; un recruteur belge francophone pour obtenir des informations similaires ; un avocat d’affaires affilié au Spartak qui demande un droit de regard sur une de mes enquêtes ; le cuisiner du Dynamo Moscou pour balancer des agissements à l’intérieur de son club et un collègue journaliste pour me rencarder sur un sujet économique. Bref, on ne s’en sort pas, mais les anecdotes, les services que l’on rend grâce à notre plume, les échanges et les rencontres humaines que l’on peut faire ou avoir ici et là, cela n’a pas de prix. Ce choses participent à mon amour immodéré pour mon métier.

   La première chose à noter, ce sont que les appels que l’on reçoit ne sont jamais désintéressés. Deux catégories : soit l’interlocuteur a besoin d’une information, soit il désire nous en délivrer une. Dans le premier cas, c’est un échange de bons procédés, une façon envahissante mais classique d’utiliser son réseau de contacts à des fins professionnelles. Dans le second cas, c’est plus fourbe. De naturelle méfiante, je me demande toujours : alors que je n’ai pas une notoriété folle, pourquoi cette personne tient à ce point à me partager cette information ? Généralement, soit c’est pour essayer d’améliorer sa situation ou celle de ses semblables, ce qui est louable, et dans ce cas je peux l’écouter car son appel concerne une cause noble et globale ; soit c’est pour baiser par derrière une tierce personne. Tout simplement.

   Le plus important à retenir, c’est que l’on n’arrive à rien sans les autres : c’est-à-dire sans les collègues journalistes directs, sans les autres confrères journalistes, et plus globalement sans l’écosystème entier du monde footballistique. C’est souvent une affaire d’apparences et d’hypocrisie, car ce n’est absolument pas plaisant d’écouter une femme de joueur se plaindre que son mari a fait une orgie avec des prostituées ou d’entendre un agent mythomane déblatérer ses conneries à deux heures du matin, mais il faut serrer les dents. Le réseau, c’est la carte magique, celle qui nous permet d’obtenir certaines informations en exclusivité et d’avoir des sources fiables. Les petites magouilles dans son coin peuvent marcher sur YouTube ou sur un blog personnel, pas dans la presse écrite ou la rédaction web.

   Je déteste les périodes officielles de mercato puisque la plupart des journalistes se transforment en traders : ils spéculent davantage qu’ils n’ont de réelles informations. Pourquoi ? Manque de réseau ou manque de fiabilité de celui-ci. Les sources, ce sont comme Moscou et ses cercles concentriques : il y en a de différentes tailles, et il existe des cercles proches comme des éloignés. Le premier cercle concerne l’entourage du joueur, son agent, sa famille, etc. Après vient des intermédiaires, des membres du staff, des employés, des gens qui ont fait des deals ponctuellement avec lui et des sources potentielles de tous les côtés. Au global, si une information ne vient pas d’un cercle proche, mais par exemple du chauffeur de l’agent ou de la cousine de la boulangère du joueur, il y a de grandes chances qu’elle soit bidon. C’est pour cela que, de mai à août, on peut lire tout et son contraire dans la même journée.

   Heureusement, trier le vrai du faux lors du mercato n’est pas mon boulot, et je me fiche bien de savoir qui sera transféré à qui et à quel prix. En revanche, un éventuel impact économique, social, culturel, politique ou géopolitique d’un transfert, là, c’est déjà davantage ma came.

   Il existe deux types d’actualités : l’actualité froide, celle qui me concerne, avec les enquêtes de terrain fouillées, dans lesquelles il convient évidemment de vérifier et de croiser ses sources pour avoir une compréhension globale du sujet ; et l’actualité chaude, type mercato, dans laquelle c’est le carnaval de Rio en matière de recoupement de l’information. La seule règle est l’absence de règles. Le manque de temps et justement d’informations fiables poussent les journalistes à se dépêcher. Une demi-information ? Une diététicienne un peu bavarde ? Boum, dans la presse, avec le gros titre : « révélations de l’entourage de untel ». Pour une telle source, vu le niveau de crédibilité, elle sera nécessairement anonymisée et regroupée sous le terme générique et bien pratique d’« entourage ».

  Le réseau est ce qui nous démarque ou non du lot, en dehors de notre plume et de notre audace. Un réseau, ça se crée et ça s’entretient. Cela ne fait que quelques mois que j’ai obtenu mon diplôme et que j’ai été engagée par Podvig, un quotidien économique reconnu à travers le pays pour la qualité de ses articles. Naturellement, j’ai pu profiter d’un réseau riche et fort, rien qu’en signant dans ce journal. En dehors de cela, grâce à mon père, je suis à la maison au Spartak Moscou et je connais personnellement une grande partie des employés et dirigeants du club. Enfin, je peux jouir de mon réseau universitaire, autant celui plus généraliste à l’université d’Etat de la ville que celui plus spécialisé économie à l’EHESE. Le reste de mon carnet d’adresses et de contacts s’est forgé petit à petit, au fil des rencontres, des hasards de la vie et des conversations.

   En ce moment, je dirais que je dialogue quotidiennement avec une dizaine de personnes, qui varient chaque jour, et sur les quatre-cents contacts dont je dispose, j’en ai une quinzaine en qui j’ai une totale confiance. Le reste, méfiance et regroupement obligatoire des sources. La méfiance est des deux côtés, cela m’arrive bien plus souvent qu’on ne pourrait le croire d’avoir des interlocuteurs sceptiques au bout du fil.

   Un réseau, ça se construit avec le temps et avec de la patience. Je reste encore jeune dans le milieu, je n’ai que quelques mois d’ancienneté, et c’est normal que l’on ne me fasse pas confiance d’emblée. Je dois faire mes preuves, montrer patte blanche. Le milieu a compris ma position et mon honnêteté intellectuelle, c’est-à-dire que je ne m’intéresse pas de près comme de loin aux transferts ou aux guéguerres internes. Les langues se délient toujours plus vite quand on sait que l’autre en face n’essaiera pas de se faire un billet, de balancer sa mère s’il le pouvait ou d’obtenir une contrepartie de quelque nature que ce soit. Un journaliste n’est pourtant pas censé exercer des fonctions d’agent, de représentant, d’intermédiaire ou de récupérer une commission sur un transfert, mais dans le Far East, tout est possible.

   L’autre point à ne pas négliger, c’est l’importance des langues étrangères. Tout le monde parle russe en Russie, mais s’arrêter là, dans ce milieu, c’est se tirer une balle dans le pied. Dans cette optique, j’avais pensé à long terme, j’ai développé un anglais courant à l’école secondaire et à l’université, puis aussi un français et un espagnol corrects, à force de travail. Cette compétence change la vie, ouvre de nouvelles perspectives de carrière, permet d’avoir un contrôle de l’information et d’apporter une vraie plus-value à notre travail.

   Cette nuit, donc, j’ai activé une infime partie de mon réseau : seulement l’essentiel, c’est-à-dire une personne, car je n’aime pas réveiller les gens au beau milieu de la nuit. C’est un comportement intrusif. Vers une heure du matin, j’ai contacté mon ami Guillermo Torres, un Mexicain d’origine qui a fait ses études avec moi à l’EHSHE. Cerveau brillant et analytique, humour ravageur, nous nous sommes très vite bien entendus. C’est lui qui a trouvé en premier le surnom de « la sirène », en rapport avec mon passé de nageuse, qui me colle désormais à la peau. Je préfère ce surnom à celui donné par certains camarades du cycle secondaire, la « licorne noire ». À la suite de notre cursus de deux ans, Guillermo est reparti chez lui, à Mexico, mais nous avons gardé le contact et nous échangeons régulièrement. Le décalage horaire de neuf heures aidant, mon appel ne l’a pas dérangé. Guillermo est un fou de football, mais il ne travaille ni de près ni de loin dans cette branche : il fait partie de la cellule de la ministre de l’Économie de son pays. Néanmoins, ses connaissances footballistiques, son bagage économique, ses connexions et son flair général font de lui un interlocuteur sérieux sur un tel sujet.

   Durant notre demi-heure de conversation, il ne m’a pas confirmé l’existence d’un réseau de matchs arrangés, mais il a pu me renseigner plus en détail sur la situation économique de l’AFA. Selon lui, la fédération argentine est encore dans de plus sales draps qu’on ne pourrait le croire. Elle est empêtrée dans une crise financière qui ne veut pas finir. Les fédérations nationales fonctionnent, schématiquement, de la même façon que les clubs : la billetterie, les droits télévisuels, ainsi que le couple sponsoring et merchandising sont les trois sources principales de revenus. La billetterie, c’est-à-dire la vente de billets pour se rendre au match et les autres produits ou services vendus dans le stade les jours de match, concerne la plus ancienne source de revenus, qui était jadis exclusive. Une fédération touche un pourcentage, défini à l’avance, sur les revenus de billetterie des clubs professionnels. Les droits télévisuels, abrégés souvent en droits TV, ce sont la cession du droit de retransmettre les matchs à la télévision. Autrement dit, les chaines paient les acteurs du football, c’est-à-dire les dirigeants, les clubs, les ligues ou encore justement les fédérations nationales pour retransmettre les matchs à la télé.

   Ces droits TV, dans leur appellation moderne, sont apparus dans les années 80, grâce à l’impulsion de la Premier League, la première division du championnat anglais, et sont devenus la première source de revenus des clubs au début du XXIe siècle. Pour une fédération ou pour une ligue, cela dépend de l’importance de sa compétition sur l’échiquier mondiale. Les fédérations européennes, surtout celles qui font partie des cinq grands championnats majeurs, se font des bourses en or en droits télévisuels. Les contrats signés se chiffrent en milliards de dollars, et cet argent est réinvesti pour garantir et accroitre la toute-puissance de la ligue qu’elles abritent.

   À titre d’exemple, la Premier League touche une somme record de 6,92 milliards d'euros avec la renégociation des droits TV au Royaume-Uni, pour la période 2016-2019. Les deux diffuseurs, Sky et BT, se sont arrachés les droits à prix fort. En Argentine, ce n’est pas le cas. Si le Superclásico est reconnu partout dans le monde et reste probablement l’une des dix affiches les plus vendeuses de la planète, le championnat argentin n’intéresse en réalité pas grand monde. Même à l’échelle continentale, le championnat brésilien est plus suivi. Cette faible médiatisation a un impact majeur sur les droits TV, qui sont faibles, tant et si bien que la source principale de revenus de l’AFA provient du sponsoring.

   Le sponsoring implique la signature de contrat entre des entreprises et des clubs, une ligue ou une fédération :  ces entreprises paient pour avoir le droit de placer leurs pubs sur le maillot ou sur les bandeaux publicitaires, ce qui offre une immense visibilité et des retombées économiques. C’est la cession, à une entreprise, du droit de communiquer en utilisant l’image de l’organisation sportive. Ce système fonctionne bien, ou plutôt fonctionnait bien pour l’AFA, qui a hélas subi une crise récente de sponsoring. L’histoire, complexe et opaque, est difficile à comprendre. Si j’ai bien compris, un nouveau scandale de corruption a ébranlé la FIFA, ce qui a eu pour répercussions de toucher certaines fédérations nationales, dont l’AFA, qui n’a visiblement pas des dirigeants tout blancs dans cette affaire. La corruption en question aurait eu lieu sur l’attribution de la Copa America 2011, qui s’est déroulée en Argentine.

   Ce scandale a entaché une confiance mutuelle, et de nombreux sponsors majeurs de l’AFA sont en pourparlers pour négocier leur retrait : Volkswagen, la banque chinoise ICBC et peut-être même Coca-Cola et Adidas, leur équipementier. Pour une question d’image, un sponsor n’a pas du tout intérêt à être associé à une entité qui triche. Alors que les caisses sont presque vides, et que le système est fragile, cette crise peut leur faire perdre une dizaine de millions de dollars américains, ce qui représente pour l’AFA l’équivalent de 600 millions de pesos, la monnaie locale. Un gouffre financier, donc. Dans ce contexte tendu, parvenir à un accord avec la SAF et avec les clubs professionnels du pays pour arranger certains matchs ou mettre en lumière les talents les plus prometteurs ne semble pas si farfelu.

   Mis bout à bout, une telle catastrophe apparait possible. Il existe des centaines de raisons de truquer des rencontres : un accord purement sportif pour améliorer la situation d’une ou des deux équipes concernées, des relations diplomatiques, le fléau des paris sportifs, une question liée à un transfert ou une commission, des bisbilles politiques, des problématiques financières, etc. En revanche, que l’ordre vienne directement des instances dirigeantes, ce n’est pas courant. Ces perspectives et ce qu’elles impliquent me causent un mal de crâne effroyable.

   Le balai extérieur de voitures me tire de ma rêverie matinale et me rappelle que le quotidien, aussi horrible soit-il, reprend ses droits. Les embouteillages de sept heures et demie sur l’artère en bas de chez moi, la Frunzenskaya naberezhnaya, une immense deux fois trois voies en bordure de la rivière Moskova, sont aussi certains que l’arrivée de la neige à la fin de l’automne. Cette immense rue part du quartier du stade Luzhniki et rejoint l’hypercentre de la capitale sur cinq kilomètres de long, elle relie le troisième au deuxième anneau.

   Moscou est une ville construite en cercles concentriques, quatre cercles qui sont appelés des anneaux. Le premier, l’anneau des boulevards, est plutôt une trois quart d’anneau puisqu’il est délimité au sud par la frontière naturelle de la Moskova, il entoure le cœur de la ville sur une longueur de neuf kilomètres, ce qui comprend entre autres le Kremlin, la place Rouge et le quartier de Kitay-Gorod, avec trois boulevards : celui de Nikitsky, celui de Tverskoï, et celui des Étangs clairs. Le deuxième, l’anneau des jardins, qui n’est pourtant composé d’aucun jardin, un anneau complet d’une distance légèrement supérieure à quinze kilomètres. Le troisième anneau, long de trente-cinq kilomètres. Puis le quatrième, le plus grand et aussi le plus éloigné du centre-ville, la MKAD, long de cent-huit kilomètres, soit la voie périphérique principale de la ville. Le matin et les soirs, ces quatre anneaux et tous les axes de communications périphériques qui les relient sont surchargés de voitures, ce qui crée des embouteillages colossaux.

   Je fais le tour de mon petit appartement pour trouver mon lisseur à cheveux et ma crème de jour. Comme celui du petit-déjeuner, le concept de maquillage n’a que peu franchi les portes de mon modeste chez-moi : un trait de crayon sous les yeux et un coup de rouge à lèvres suffisent la plupart du temps. La majorité de mes efforts se concentrent sur l’entretien quotidien de mes cheveux et de ma peau. Les peaux noires sont plus sensibles à la déshydratation, tant et si bien que je dois avoir en permanence différents types de crème : pour le corps ou les cheveux, à base de lait de karité ; de la crème hydratante pour les lèvres et le visage ; me faire régulièrement des masques ou des cures de sébum. J’enfile mon tailleur habituel de couleur grise, parfaitement adaptée à la saison, avec des mocassins noirs en cuir. Les journalistes n’ont pas besoin d’être aussi bien apprêtés, mais j’aime me démarquer et me montrer sous un jour professionnel en permanence.  

   Le soleil se lève. Je termine ma préparation et quitte l’appartement à huit heures tapantes. La ponctualité, toujours. Je dévale les cinq étages pour me retrouver dans la rue et la végétation de mon quartier. Jouxté à ce bâtiment imposant qu’est le ministère de la Défense et par le pont piéton Andreyevskiy, qui permet de traverser la Moskova et de se retrouver dans l’immense parc Gorki, le zone de Frunzenskaya, dans l’arrondissement de Khamovniki, est paisible et rempli de verdure : un petit parc, des sentiers fleuris, des allées avec de nombreux arbres, notamment des pommiers et des cerisiers. Un havre de paix à l’intérieur de la métropole. C’est un coin à tendance résidentielle, avec peu de commerces et aucune vie industrielle. Je traverse une partie du quartier, je passe devant des immeubles similaires au mien en écoutant dans mon dos la rumeur de la Frunzenskaya naberezhnaya.

   Après cinq minutes de marche à faible allure, je parviens à ce que l’on appelle le centre commercial, un point majeur de ralliement et le centre névralgique de l’activité économique du quartier, c’est-à-dire un grand forum rectangulaire de cent mètres de mètres de long pour soixante-quinze de large, qui abrite des restaurants, un McDonalds, un Starbucks, des commerces alimentaires et managers, ainsi que la station de métro de Frunzenskaya, sur la ligne 1. D’une esthétique d’un autre temps, ce bâtiment aurait bien besoin d’un bon ravalement de façade et d’un souffle de modernité.

   Je m’enfonce dans le couloir de métro. Si la station ne date pas d’hier et a été construite en 1957, elle a été rénovée au fil des ans et fait, à mes yeux, partie des plus belles de la ville. De style stalinien du sol au plafond, le revêtement est recouvert de granite rouge et noir, tandis que les murs sont construits avec des carreaux de céramique blanche. Les voûtes et les sommets de piliers sont de couleur crème, décorés de boucliers métalliques qui contiennent une étoile à cinq branches. La base des pylônes est constituée de marbre rouge plus épais. Suspendus au plafond, nous pouvons aussi noter la présence de lustres massifs à huit lanternes.

   Je suis le flux important de voyageurs et pénètre à l’intérieur d’un wagon bondé. La ligne rouge est loin d’être la plus fréquentée de la ville, surtout sur ce segment, mais elle la traverse du sud-ouest au nord-ouest et, Frunzenskaya, est une des dernières stations avant d’arriver dans l’hypercentre de la capitale, alors il y a du monde. Surtout aux heures de pointe.

   En chemin jusqu’à mon lieu de travail, je repense à ce drôle d’oiseau de Vadim Louganov. S’il est respecté à l’unanimité pour son travail, ses méthodes et sa personnalité sont plutôt ce que l’on qualifierait avec pudeur de borderline. Le Spartak Moscou l’a débauché l’an passé de son poste de directeur sportif au Dynamo Kiev. Les Ukrainiens étaient ravis par son travail et par les pépites qu’il a pu dénicher, moins par ses extravagances et ses coups d’éclats disons folkloriques. Bien implanté dans les pays Balkans, il a aussi de grandes connexions avec le football belge, qui est sans aucun doute le pays le moins bien géré footballistiquement de toute l’Europe et dans lequel il se passe les plus incroyables tartufferies au monde.

   Louganov aurait, ces dernières années, dans le plat pays : essayé de s’associer à un entrepreneur luxembourgeois et une société maltaise pour racheter le KSC Lokeren, un club de deuxième division belge ; fait signer trois jeunes mineurs du Royal Excel de Mouscron à Kiev, sans que le club belge soit au courant, ni les propres parents des joueurs ; exercé des fonctions d’agent ou d’intermédiaire pour le RSC Anderlecht ; interrompu un derby bruxellois en descendant sur le terrain avec un revolver chargé, sous prétexte qu’un des joueurs n’avait selon lui pas de licence pour jouer ; magouillé avec la Commission de la ligue pour que le Standard de Liège n’obtienne pas sa licence pour rester en première division, les obligeant ainsi à payer une forte amende, en représailles du fait que leurs dirigeants avaient refusé de négocier avec leurs homologues ukrainiens sur un jeune talent. Un joyeux n’importe quoi. À croire qu’il n’y aucune règle ou législation, là-bas.

   Le football belge est un cirque à part entière, tandis que Louganov est une crapule, avec peu d’éthique mais une efficacité diabolique. Avec un tel personnage, tous les coups sont permis pour triompher. Je n’étais pas enthousiasmée d’un point de vue humain de savoir qu’il rejoignait le Spartak Moscou, un club réputé près du peuple et porteur de valeurs familiales, mais c’est vrai qu’il est compétent en tant que directeur sportif et qu’il ne compte pas ses heures. En dehors de quelques frasques classiques pour le personnage, sur lesquels il convient de fermer les yeux, impliquant des gros cigares, des poudres de différentes couleurs, des dispendieuses soirées de poker au Metropol et des prostituées moldaves après chaque victoire significative, il s’était tenu à peu près tranquille. Hélas, j’ai comme l’impression que je vais devoir parler au passé.

   Après six stations sur la ligne 1, une correspondance à Chistye Prudy, j’arrive sur la ligne dix, la verte claire, et je m’arrête à Trubyana, la station suivante. Je remonte à la surface pour tomber nez à nez avec l’immense building cubique qui abrite nos locaux. Podvig s’est installé ici il y a maintenant dix ans, sous l’impulsion de rédacteur en chef phare, Boris Lazarov, plume respectée dans le milieu journalistique et économique depuis les années 80. Celui qui a donné la vie à notre quotidien. Figure tutélaire de l’organisation, il a passé la main à notre rédacteur en chef actuel, Vladimir Golovine, en 2010, tout en restant propriétaire et actionnaire majoritaire au conseil d’administration.

   Cette place m’a toujours fait penser à un étrange no man’s land : un petit parc et cette bouche du métro, des immeubles et des maisons colorées de part et d’autre, et surtout ce grand vide en plein milieu, un grand carrefour, coupé par le boulevard Tsvetnoy et le boulevard Petrovsky, tantôt bondé de voitures et tantôt désert. Si, dans les faits, nous nous trouvons toujours à l’intérieur du premier anneau, nous sommes en réalité loin des commerces du centre, plus près de la Moskova, et nous nous retrouvons placés dans une zone avec peu d’activités. Géographiquement parlant, la limite nord de l’anneau des jardins n’est pas bien loin, seulement au bout de ce parc longiligne.

   Je traverse le boulevard Tsvetnoy, pénètre à l’intérieur du building et contemple, comme d’habitude, l’imposant mur végétal dans le hall. D’une hauteur de six mètres pour cinq mètres de large, se dresse un mur composé en écrasante majorité de philodendrons, avec aussi un peu de marantas. La composition de ce mur change selon les saisons et selon les envies de la direction, mais il est toujours entretenu à la perfection. Étant une grande amatrice de plantes, je le trouve de toute beauté et je ne peux qu’admirer ce choix artistique culotté.

   Je monte les escaliers et je me dirige au deuxième étage. Les nombreux bureaux sont pris d’assaut, une bonne partie de la trentaine de journalistes licenciés chez Podvig est déjà là de bon matin. Certains viennent à pied ou en métro des quartiers environnants, mais le bon tiers qui habitent après le troisième anneau, voire après le périphérique, a dû braver des embouteillages.

   Si le métro s’enfonce loin en banlieue et reste plus pratique au niveau du temps de transport, le confort est moindre et bon nombre de mes collègues préfèrent se déplacer en voiture, pour avoir plus de calme, d’espace, et pouvoir écouter la radio, quitte à mettre davantage de temps. Me concernant, je trouve que la voiture est plutôt une perte de temps dans la capitale, je préfère me déplacer en métro. Ma voiture dort dans un box privé qui appartient à mes parents, je ne la sors du garage que lorsque je dois effectuer des déplacements loin en banlieue ou dans le reste du pays.

  Mikhail, le vigile à l’entrée de l’étage, me charrie quant à la belle prestation du Spartak d’hier soir. Mon sourire redouble d’intensité. Tout le monde connait mes connexions et mon amour pour ce club. Sur deux cents mètres carrés de locaux, la constitution concrète de Podvig est organisée selon une répartition simple : cinq journalistes s’occupent des actualités quotidiennes, huit sont dévolus pour les activités économiques mondiales, huit pour les activités économiques russes, cinq pour la culture et le divertissement, deux pour le sport, puis il y a le rédacteur en chef. Les groupes sont théoriques, les discussions et inversions sont fréquentes entre les équipes. Historiquement, la culture englobait le sport, tant celui-ci était considéré comme du divertissement en comparaison à cette sainte discipline qu’est l’économie, mais cette réflexion a évolué depuis quelques années, et nous avons désormais un vrai budget alloué pour le sport. Les moyens humains, financiers et matériels restent moindres, mais c’est déjà mieux que rien.

   Dans ce décompte de l’effectif de Podvig, je n’ai pas inclus pas les actionnaires et d’autres membres de la direction, que l’on ne voit quasiment jamais. Pendant les heures de pointe, il y a toujours plus d’une centaine de personnes dans les locaux, quand on compte aussi le personnel de la cafétéria, la sécurité, les secrétaires, les personnes aux ressources humaines, les associés et autres rendez-vous professionnels qui se déroulent ici.

   Je salue un de mes camarades de ma promotion de l’EHSHE, qui travaille dans le pôle dédié à l’économie russe, puis je m’installe dans mon bureau vitrée de seize mètres carrés. Mon collègue des sports étant en reportage à l’étranger pour du hockey sur glace, je suis seule ici depuis deux semaines. Cela ne me dérange pas du tout. Entre lui et moi, le courant ne passe pas si bien, ma personnalité et ma franchise ont tendance à l’épuiser, selon ses dires. De mon côté, je le trouve beaucoup trop mou et peu passionné par le sport. Le talent, il l’a, mais il manque de poigne et de motivation. On a l’impression qu’il a perdu à la courte-paille et qu’il a été forcé de se dévouer pour intégrer le pôle des sports. En attendant le retour de Nikolaï, qui est censé revenir du Canada après-demain, je pose mes affaires et monte de deux étages pour toquer à la porte de mon supérieur.

   Après un instant d’attente, le rédacteur en chef vient m’ouvrir. Monsieur Golovine, la tête droite et le regard sombre, me dévisage de haut en bas. Vladimir, la cinquantaine bien tassée, n’est pas du matin et cela se sent. Par son physique trapu et par son caractère peu démonstratif, on le surnomme l’ours : de nature calme, posé et réfléchi, il peut toutefois lancer un coup de griffe dévastateur si les circonstances le réclament. Ma présence a l’air de le surprendre, ses yeux bleus me sondent. Il me salue et me laisse entrer. Son bureau est deux fois plus spacieux que le mien. Je m’assieds, tandis qu’il reste debout, adossé sur le mur en plexiglas avec vue sur la rue en contrebas. Impatiente, je passe directement au sujet qui l’intéresse, sachant que lui parler de l’ambiance du match lui en toucherait une sans faire bouger l’autre. Captivé par mon récit, mon supérieur plisse ses yeux et m’enjoint à poursuivre mes explications. Je m’exécute, tandis qu’il quitte sa position de dominant pour retourner à son bureau et rédiger des notes. Des gouttelettes de sueurs perlent sur ses tempes. Des engrenages silencieux moulinent à toute vitesse dans son cerveau. Anxieuse, j’attends sa prise de position sur la question.

« La situation mérite qu’on s’y attarde plus en détail, souffle-t-il d’une voix claire. Au vu des enjeux, cela nécessite une enquête plus approfondie. Ce Louganov ne m’inspire pas non plus confiance. Je te laisse creuser le sujet, Julia. Mais pas un mot aux autres, pour le moment, même à Nikolaï. Ne prenons aucun risque que ça s’ébruite. Je veux un compte-rendu dans dix jours, une fois que la rencontre sera passée. Ensuite, nous aviserons. »

   Je hoche la tête avec un large sourire, puis je retranche les manches de ma veste de tailleur : oui, nous allons effectivement nous y mettre.  

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