L’affirmation du tribun

Par Sebours

Pour devenir un héros, il faut vaincre, pour vaincre, il faut survivre. Le sacrifice est l’apanage du bon stratège aux échecs, mais de l’idiot sur le champ de bataille. Un bon officier doit préserver au maximum ses troupes et ne les envoyer au corps à corps qu’en ultime recours.

Les principes fondamentaux du commandement

Guide de tactique pour les légions humaines.

De Ome, Chevalier du Loup Pendu

 

Comme tous les matins, Ome se rasait le crâne pour se conformer à la loi. Cet acte s’avérait quotidiennement nécessaire étant donné le temps qu’il passait dans le sac microcosmique à éduquer les rokhs. Les rapaces répondaient de mieux en mieux aux sifflements de l’épée forgée dans leurs souffles. Le coupe-chou tintait sur l’écuelle d’eau chaude. Le garçon observa l’arrivée d’Isabelle à travers le prisme de son miroir alors qu’il finissait de rincer sa tête. Son aide de camp venait prendre ses instructions et surtout communiquer les informations de la nuit. Il était étrange de constater à quel point le chef de la milice s’inspirait dans son fonctionnement du grand chambellan.

« Bonjour Isabelle ! Bien dormit ? A-t-on enfin des nouvelles sur la recherche de mes demi-sœurs ? »

« Malheureusement non, tribun ! Nous n’avons aucune nouvelle. Par contre, une information capitale vient d’arriver ce matin. Les orcs viennent de déclencher les hostilités dans la passe des montagnes noires. La bannière d’Abath-Khal a pris la cité des sept chemins et s’est emparé de la ceinture de forteresses ! »

« Et comment nos miliciens perçoivent cet évènement ? »

« Très mal tribun ! Très mal ! Les ordres de mobilisation concernent tout le monde sauf la milice ! Comme d’habitude, nous sommes la dernière roue du carrosse ! Et en plus, les missives que l’on porte laissent penser qu’aux sept chemins, les officiers elfes ont mené les légions humaines à l’abattoir ! A priori, nous étions à dix contre un et personne n’a survécu ! »

« Dix contre un ! » répéta Ome en boutonnant sa veste. « Bon. Je vais certainement aller au rapport auprès du général Ull après ma réunion quotidienne avec le grand chambellan. Convoque Gédéon. Il y a peut-être un coup à jouer avant ça. Je veux qu’il soit là dans dix minutes. »

Gédéon assurait les échanges secrets entre Ome et Igor le boiteux. Le tribun de la plèbe supportait de moins en moins bien la prééminence d’Ugmar. Ce n’était qu’un infâme manipulateur doublé d’un meurtrier qui refusait tout changement et toute évolution pour les derniers nés de Nunn. Il allait toujours dans le sens du général Ull qui cantonnait la milice humaine à des taches subalternes. Il était temps que cela change ! La fin de la trêve séculaire et la reprise des hostilités pouvait enfin lui fournir une opportunité de libérer son peuple du joug impérial elfe. L’estafette ne tarda pas à arriver.

« Entre, Gédéon ! Entre ! J’ai un message de la plus haute importance stratégique à transmettre à tu-sais-qui. Les hostilités ont repris. Les elfes veulent mener les humains à l’abattoir ! Il faut que la ligue des ombres fasse passer le message à tous les fantassins. Les légions doivent se mettre en grève et refuser de partir au combat sous le commandement des elfes. Ils doivent demander d’être dirigés par des hommes comme eux ! »

L’expérience de Ome avec les lettres le rendait méfiant vis à vis des messages écrits. Sa milice interceptait toutes les missives de l’empire et connaissaient tous les secrets des plus insignifiants aux plus inavouables. Une transmission orale ne laissait aucune trace. Il fallait cependant trouver une personne de confiance. Gédéon était cette personne. Il avait fait suivi le cursus de matignon avec Ome et Hector. En fidèle membre de la ligue des ombres, il transmettrait le message à Igor, le roi rouge de Zulla avant qu’une heure soit sonner. Ce soir au plus tard, le mot d’ordre serait propagé à toutes les légions.

Les elfes détestaient les derniers nés de Nunn depuis leur apparition. Ils les taxaient d’inutiles notamment à cause de leur fragilité physique. Un soldat elfe valait dix hommes bien formés tant sur le plan de l’agilité que de la force. Le seul avantage du dernier peuple arrivé sur le bouclier-monde se trouvait dans sa fertilité galopante. Pour exploiter au mieux ce facteur, l’académie militaire enseignait aux élites une stratégie militaire basique qui consistait à faire crouler l’ennemi sous le nombre. Les dirigeants n’avaient cure du sacrifice de milliers, voir de millions de vies qu’une telle tactique pouvait engendrer. Pour eux seul comptait la victoire de la bannière de Batum-Khal. Au contraire même, Ome soupçonnait ces infâmes complotistes de viser à réguler la démographie des siens par la guerre. C’était pour cela que depuis un siècle, le conseil royal cantonnait les derniers nés de Nunn à la dixième caste. L’extrême pauvreté poussait toujours plus de proscrits à s’engager dans l’armée pour avoir le ventre plein. Tout était lié. Tout était pensé. Tout avait été anticipé dès l’origine. Mais tout cela, Ome ne l’acceptait pas. Ome ne l’acceptait plus.

A huit heures, Louvois interrompit la réunion matinale du grand chambellan avec Slymock et Ome pour lui faire part d’une rumeur de révolte des légionnaires humains. A neuf heures, le général Ull confirma celle-ci en débarquant dans le bureau du baron Ugmar en pestant contre ces satanés derniers nés de Nunn. Ils n’émettaient qu’une seule revendication, être commandés par leurs semblables. A dix heures, le conseil royal statuait sur la situation. Il se trouvait devant un choix cornélien. Soit l’empire se passait de la masse considérable de troupes humaines, soit il acceptait de nommer des officiers issus du dernier peuple. Malgré les réticences du maire du palais, la crise de rage du chef des armées et la colère froide du grand chambellan, le roi Roll choisit la deuxième option. Un doux sentiment de satisfaction réchauffa le cœur de Ome. La voix de son peuple parvenait enfin jusqu’aux oreilles de son souverain. Son porte-parole ne serait à présent plus vain.

Ugmar et Ull pensaient certainement que ce transfert de compétence se révélerait être un échec et que tout rentrerait dans l’ordre. Heureusement, le tribun de la plèbe avait un plan. Par l’intermédiaire de la ligue des ombres, il donna rendez-vous à tous les soldats de son peuple dans la forêt barbue, à trois lieues de Zulla sur la route des sept chemins. Il invita les légions humaines à pénétrer le sac microcosmique. Ainsi, les sept jours de trajet jusqu’à la passe des montagnes noires purent se transformer en sept semaines d’instruction pendant que Gédéon transportait l’artefact du dieu de la sagesse et des sciences. Dans son univers de poche, Ome affecta ses meilleurs prétoriens au commandement des différentes légions, il entraîna les soldats à la bonne manière de se battre, il acclimata les rokhs à ses semblables et surtout, il expliqua la tactique qu’il désirait mettre en place. Au bout de ce qui représentait sept jours à l’échelle du bouclier-monde, l’armée des derniers nés de Nunn était prête à en découdre.

Avec son sac microcosmique, un des sept présents des Sept et son épée sifflante qui commandait aux rokhs, ces oiseaux mythiques et soi-disant disparus, Ome mobilisa l’ensemble des troupes derrière sa personne. Tous le percevaient comme un guide ou un être de légende venu les libérer du joug de l’empire. Les elfes avaient eu Sarvalur, les orcs avaient eu Patraocla, les hommes avaient à présent Ome. Ils étaient prêts à mourir pour lui et sortirent en rangs serrés de la bourse de Batum-Khal avec une détermination indéfectible dans le regard.

Gédéon stationnait dans le bois de froideterre à une demi-journée de marche du camp de base elfe. L’arrivée de la masse impressionnante des troupes humaines surprit le haut commandement. « Par où êtes-vous venus ? J’ai envoyé des estafettes à votre rencontre mais toutes sont revenues bredouille ! Par quelle magie as-tu déplacé ainsi dix légions de manière invisible ? » interrogea le général Ull. Satisfait de son effet, Ome pénétra dans la tente royale pour prendre connaissance du plan d’attaque.

« Tu es enfin arrivé, mon petit Ome ! Tu es bien venu avec toutes tes légions n’est-ce pas ? » s’inquiéta le roi Roll.

« Bien entendu, mon roi ! Je m’excuse de notre retard, mais coordonner deux cent quarante mille soldats n’est pas chose aisée. Mes prétoriens ont connu quelques mésaventures à leur prise de fonctions. A présent, nous sommes pleinement opérationnels ! »

« Et par quelle magie êtes-vous parvenus jusqu’à nous sans qu’un éclaireur ne vous repère, mon garçon ? » s’étonna le baron Ugmar.

« Mais la furtivité fait partie de l’instruction de mes troupes, grand chambellan. Dois-je en conclure que l’exercice a été un succès ? »

« Certes ! Certes, mon garçon ! Nous pouvons le dire. » reconnu à contrecœur le grand chambellan.

« Cessez de m’appeler mon garçon ! Je sais que je vous dois tout, grand chambellan, mais notre souverain m’a nommé tribun de la plèbe ! Serais-je le seul membre du conseil royal dont on ne respecterait pas le titre ?!! » s’offusqua le fier adolescent.

Ugmar rougit de colère et le grand prêtre Eliec allait exploser dans une violente diatribe lorsque le bon roi Roll leva la main.

« Vous avez entièrement raison, tribun! Il est vrai qu’avec le lutin Barouf, ton prédécesseur, nous avions pris l’habitude de quelques familiarités. Enfin, vous voilà enfin arrivé avec vos légions. Général Ull, vous pouvez exposer à nouveau la stratégie que nous comptons déployer ! »

« Bien mon roi ! » pesta le chef militaire entre ses dents. « Avec une extrême rapidité, Ull pointa les différents points de la carte posée sur la carte centrale avec une règle qui était déposée sur le bord. « Les orcs occupent les deux ceintures de forteresses ainsi que la cité des sept chemins. Notre tactique consiste à couper la ville de leurs bases arrières afin de les affamer avec un siège. Pour empêcher toute sortie de tout fortin. Les tarasques et les typhons sont placées ici, au Nord et au Sud, les cynocéphales à l’Est, les ourfles à l’Ouest. Les cavaleries de centaures et de licornes assurent la liaison et les renforts dans les zones qui présentent des risques. Nous attendions avec impatience votre arrivée pour établir le blocus. Tribun Ome, avec tes légions, tu construiras une double palissade qui encerclera la cité des sept chemins... »

« Mais vous savez très bien que les implantations des forteresses ont été choisies pour empêcher cette tactique ! Les orcs vont nous bombarder de feux grégeois, de rochers et de flèches ! »

« Peut-être que ces orcs décadents ignorent cette possibilité. » remarqua le grand chambellan.

« Vous êtes fous baron Ugmar ! Vous basez touts votre tactique sur l’ignorance supposée de vos adversaires ! Les orcs ne sont certainement pas aussi ignorants que vous le pensez ! Pas en matière de guerre ! Il est hors de question que je mène mes hommes à l’abattoir ! »

« Vous avez peut-être une meilleure stratégie à proposer, cher tribun ? » provoqua le grand chambellan.

« A combien s’élèvent les effectifs à l’intérieur de cette place ? Cinquante à quatre-vingt mille soldats tout au plus ! Il faut les forcer à sortir pour un combat en rase campagne ! »

« Nous y avons pensé, figurez-vous, mon cher Ome. Malheureusement nous ne possédons aucun moyen d’obliger les orcs à sortir ! » tempéra le roi Roll.

« Moi j’ai ce moyen, mon roi ! Préparez vos troupes d’archers, ici, ici et ici ! Les légions humaines couvriront vos flans et formeront un entonnoir pour orienter les adversaires. Le choc des armées aura lieu là ! »

« Comment crois-tu être en droit de décider quoique ce soit ?!! Tu n’es qu’un dernier né de Nunn, un proscrit ! Moi, je suis le général Ull ! Le chef militaire de l’invincible armée elfe ! Il est hors de question que tu me dises quelle tactique employer ! »

« Vous pouvez rester butter sur votre stratégie, général Ull, mais dans ce cas, ce sera sans les légions humaines ! »

« Alors ce sera le conseil de guerre et une exécution exemplaire pour tout le monde ! » cria le général.

« J’ai six cent mille légionnaires derrière moi ! C’est la guerre civile que vous voulez général Ull ! Ne vous trompez pas ! Notre ennemi commun, ce sont les orcs ! Mon peuple refuse simplement d’adopter une tactique suicidaire ! Je maintiens qu’il faut les forcer à sortir pour un combat en rase campagne ! »

« Tu as perdu la raison mon garçon ! » tempéra le grand chambellan Ugmar. « Ou bien tu es devenu sorcier ! Même si tu parviens à forcer les orcs à sortir, qu’est-ce qui te garantit qu’ils se rendront à cet endroit précis ? »

« Ayez confiance, grand chambellan ! Comme je vous aie fait confiance depuis tant d’années ! Demain, à l’aube, nous reprendrons la cité des sept chemins ! »

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