Les vents de Jupiter cinglaient les flancs de la cité volante de Rivotra ; leurs flux nourrissaient la multitude de turbines et d’éoliennes d’une puissance digne de la géante gazeuse qui les avaient engendrés. De ces souffles cyclopéens ne restaient que quelques chiffres coincés entre les taux d’oxygène et d’énergie du secteur, en haut à droite de l’écran de Kyana Dirbaz. L’inspectrice ne leur prêtait aucune attention, alors qu’elle relisait son dernier e-mail. Chacune de ses lignes lui rappelait son incompétence, à commencer par l’objet.
# Enfant disparu, 34e cas
Assis en face d’elle, Ivo regardait par la fenêtre de l’autonavette, son bras mou posé sur le rebord. Kyana l’avait emmené par conscience professionnelle, même si elle aurait préféré voyager seule. La cellule de crise avait grandi à mesure que les cas s’étaient accumulés, et la taille de la brigade lui renvoyait l’étendue de son échec.
Contrairement au nouveau dont les yeux dévoraient le paysage, Kyana n’arrivait plus à s’émerveiller de cette ville aux perspectives délirantes. Les couleurs exubérantes des jardins suspendus lui rappelaient le meurtrier aux fleurs, le vacarme des cascades maelstroms l’affaire des sept suicidés, et les machineries ornementales l’écrasé des rouages. Elle laissa échapper un soupir. Qu’aurait-elle donné pour retrouver le regard admiratif de son adjoint ?
Encore une fois, le signalement avait eu lieu en périphérie, les deux agents arrivèrent donc dans un secteur du bord. Chaque perspective se terminait par de gigantesques murailles en composites, qui affichaient le paysage brutal de Jupiter, les ocres et rouges de ses vents rehaussés par les cellules de retransmission. Pourtant, malgré la beauté abstraite de ces volutes, l’inspectrice n’avait pas de temps à leur consacrer ; contempler ces formes ne ramènerait pas les enfants ni n’arrêterait le coupable.
— Je te laisse installer.
Son adjoint déploya son poste de police mobile, prêt à accueillir les témoins inscrits sur les réseaux. Malgré toutes ses caméras, la ville n’était pas omnisciente. Kyana avait confiance en Ivo, dont l’air bonhomme lui donnait un contact facile. Elle se contenterait de lire ses comptes-rendus, elle en avait trop entendu pour conduire ces interrogatoires avec la patience nécessaire. Certains cycles, quand elle se rendait compte de l’étendue de ses doutes, elle envisageait de rendre son badge. Seule l’idée de terminer sur son plus grand échec l’en empêchait.
Au début de sa carrière, Kyana avait cru que les personnages comme elle, désabusés de leur propre métier, étaient voués à disparaître dans une telle cité. L’éducation pour tous, les ressources maîtrisées, la régulation des naissances, la démocratie auraient dû annihiler le crime. Et pourtant. Pourtant, certains prenaient le mauvais chemin. Quand elle voyait ce qu’elle était devenue, ce cliché du fond des âges, elle sentait la honte la traverser. Elle n’aurait pas dû exister, pas dans cette ville résolument optimiste et optimisée.
Une trentaine de témoignages plus tard, Ivo était remonté jusqu’à un salon de thé à la devanture colorée, dernier endroit où la victime avait été aperçue. Il avait appris que les parents présentaient un dossier parfait, si typique des couples autorisés à élever de futurs citadins : quotas d’oxygène et d’électricité aux normes, travail de qualité, manières agréables. Les voisins et connaissances avaient estimé le petit heureux, curieux, joyeux. Chaque qualificatif positif avait miné l’espoir de Kyana de renvoyer le cas aux services sociaux pour simple fugue.
— Vous croyez vraiment qu’on va trouver quelque chose, cheffe ?
— Il le faut bien. Je vais errer un peu, je te laisse regarder aussi. On trouvera peut-être l’inspiration, ou quelqu’un qui a raté l’appel à témoins viendra nous voir.
« Impossible ! » s’entendit-elle penser. Sur Rivotra, le réseau relayait les informations sans relâche. Tous les habitants savaient, ils pouvaient même suivre leurs déplacements en temps réel. Quel citadin n’aiderait pas la police pour retrouver un enfant ? Le coupable. Ne pas avoir vu la victime ne suffisait pas pour une arrestation. Kyana soupira de nouveau.
Alors qu’elle marchait dans les rues propres du secteur, elle essaya de se mettre à la place de l’agresseur. Comme chaque fois, elle n’arriva pas à empêcher son cerveau de ressasser ses deux premières hypothèses — une personne inapte aux tests de parentalité, jalouse, ou une sur liste d’attente, trop impatiente. Dès le troisième enfant, les registres de la ville avaient fourni l’immense relevé des suspects. Ensuite, les algorithmes d’analyse l’avaient parcouru pour en extraire ceux dont l’emploi du temps et les visuels de caméra correspondaient aux faits.
Un frisson traversait toujours Kyana quand remontait le souvenir de la rafale d’arrestations, cette tentative aussi stérile qu’une demande de procréation sans travail. Chaque nouvelle disparition avait multiplié les alibis, ainsi, seule une conspiration de plus de cinq citadins sans lien apparent adhérait à ces hypothèses simplistes ; l’inspectrice les avait donc jetées aux vents de Jupiter et accepté la réalité d’un tueur en série.
Son modus operandi lui semblait pourtant trop sobre pour un ravisseur intelligent au point d’en être insaisissable. Celui-ci profitait de coupures inexpliquées du réseau électrique de Rivotra pour agir. La cellule informatique travaillait à réparer le problème causé a priori par un bug des algorithmes d’optimisation, plutôt que par un hackeur trop doué. En dehors de cette particularité, Kyana n’avait rien découvert. De dépit, elle revenait aux horaires et lieux exacts des disparitions, dans l’espoir d’apercevoir un schéma.
L’endroit qu’elle arpentait lui crachait tout son pittoresque au visage : le design des rues avait trouvé son interprétation de la charte urbaine d’homogénéité dans un déséquilibre charmant ; ses mignonnes façades bleues et ses terrasses en bois incitaient à une rêverie philosophique. Qui enlèverait un enfant ici ? Kyana réprima un cri.
Elle se tourna vers Ivo. Accroupi, il regardait au loin, l’air songeur. Cette affaire multiple avait déjà brisé des membres de la brigade, elle devait réussir avant que le brave garçon s’ajoute à la liste des désabusés.
Une ombre.
Kyana se retourna. Une silhouette s’échappait. Dans un renversement troublant, certains tueurs voulaient être attrapés pour se vanter de leurs exploits. Se pouvait-il que le vent ait tourné ? D’un geste bref, elle activa la communication avec les infrastructures de la ville.
# Caméras, suspect en fuite. Repérez individu en course à moins de cent mètres.
# Individu repéré. Position transférée.
Kyana s’élança pour pourchasser le point qui terminerait l’horreur. Pourtant, dans ce terrain obéissant, l’impensable arriva. Alors qu’il ne restait qu’une poignée de mètres, le point disparut.
Une trappe de service.
# Permission d’entrer dans une zone de maintenance.
# Permission accordée.
L’inspectrice passa de l’autre côté. Les quartiers périphériques pullulaient de travaux d’agrandissement entre les bâtiments et l’atmosphère de Jupiter. La trappe donnait donc sur un fin réseau d’échafaudages, accroché à la structure de la ville. Si son pied glissait, son corps ne serait jamais retrouvé. Elle sentait autour d’elle les violentes bourrasques des reflux, qui tordaient les armatures en acier. Tuyauteries, souffleries, ventilateurs, toutes les orgues secrètes de la cité des vents s’étalaient contre son flanc, pour jouer une mélodie de grincements secs et sifflements stridents.
La silhouette s’éloignait, le bruit de ses pas happés par la symphonie des soufflantes. L’angoisse de voir son suspect s’envoler prit Kyana à la gorge. Elle avait toujours pensé que le tueur balançait les enfants dans ce vide, elle en avait la preuve à portée de main. Elle dégaina son arme, puis tira une décharge paralysante.
Touché.
Le corps s’affala contre le sol. D’un instant à l’autre, il tomberait dans l’abîme. Kyana courut pour empêcher Rivotra d’avaler son affaire. D’un bond, elle se jeta de tout son poids sur l’individu immobilisé. Elle étreignit son suspect avec la force du désespoir, pour le remettre en lieu sûr. Alors que tout son être tremblait encore, elle put enfin reprendre son souffle.
Une femme. Un visage doux aux traits creusés, une pointe de larmes aux coins des yeux.
# Demande d’identification. Recherche d’activité concordante avec le dossier FE90.
# Citadine DZ1087. Parente du quatrième disparu. Arrestation 83. Alibi vraisemblable à 97,98 %.
Encore une erreur. Ce n’était pas la première fois qu’un proche lui tournait autour pour voir comment elle menait l’enquête. Cette femme cherchait certainement des preuves de l’incompétence de la police. Sans le savoir, elle venait d’en fournir une. Kyana l’interrogerait pour sauver la face, mais elle connaissait déjà les réponses.
Deux cycles plus tard, l’inspectrice marchait aux côtés d’Ivo, le long d’une autre esplanade d’un secteur de périphérie. Le silence qui les accompagnait gagnait les passants. Tous reconnaissaient celle qui avait agressé une mère éplorée. Elle n’avait pas besoin d’être télépathe pour savoir ce qu’ils pensaient. Pourquoi était-elle encore en poste ? Que faisait l’administration ? Un nouveau disparu, elle est toujours là ? Quelle incompétente, quelle irresponsable ! Depuis l’incident, aucun volontaire ne voulait reprendre son rôle. Bientôt, les chefs se réuniraient pour mettre fin à son calvaire.
— Je te laisse les témoins. Je vais inspecter les alentours.
Kyana s’éloigna de son coéquipier. Tel un fantôme, elle marchait au rythme lent de cet écho du secteur précédent. Ses errements l’amenèrent devant une trappe de service.
# Permission d’entrer dans une zone de maintenance.
# Permission accordée.
Elle retrouva les échafaudages de la course poursuite. Les vents griffaient ses joues, tandis qu’elle se penchait au-dessus du gouffre. Un pas en avant, et ses problèmes n’existeraient plus.
# Cheffe. J’ai trouvé un truc.
Kyana secoua la tête, puis rejoignit Ivo. Ce dernier, accroupi, affichait une expression énigmatique.
— Qu’est-ce que tu fais ? Je n’ai pas eu le temps de te demander la dernière fois, mais pourquoi tu t’assois comme ça ?
— Je me mets à la place de la victime. Faites comme moi, vous allez voir.
Qu’avait-elle à perdre ?
— Ici.
Kyana remarqua un scintillement bref de l’autre côté de la rue, créé par des reflets d’une fontaine programmée.
— On est trop grands pour passer par là, mais on peut faire le tour. Comme les enfants sont petits, les caméras ne les voient pas ici.
La colonne de bâtiment contournée, les deux policiers se retrouvèrent dans un endroit peu accessible, d’où ils aperçurent un arc-en-ciel clignotant. De flashs intermittents en halos irisés visibles uniquement à hauteur d’enfant, ils suivirent cette route de bonbons visuels jusqu’à arriver à une trappe de service.
— Quel hackeur pourrait faire ça ?
Kyana entendit les protections se déverrouiller seules.
— Il nous nargue. J’entre.
# Demande d’analyse. Pourquoi la porte devant moi s’est activée ?
# Optimisation ressource. Gain d’oxygène et d’électricité constaté grâce à cette séquence.
Kyana s’avança.
— Stop !
Ivo arrêta sa supérieure dans son élan. Un clapet de purge se déclencha au-dessus d’eux. Un flux monstrueux plia l’échafaudage ; Kyana aurait été arrachée du ponton.
# Demande d’analyse. C’était quoi, ça ?
# Optimisation ressource. Gain d’oxygène et d’électricité constaté grâce à cette séquence.
L’inspectrice croisa le regard d’Ivo. L’évidence l’étouffait. Personne ne les narguait. Personne ne pouvait pirater les serveurs aussi impunément. Personne ne pouvait créer un tel enchaînement aléatoire de manœuvres minutieuses, pour attirer un enfant avec cette précision. Personne, à part les gardiens de l’intégrité de Rivotra eux-mêmes, les algorithmes d’optimisation de la cité.
J'ai adoré ton texte. Les descriptions sont prenantes et on se sent emporté par cette enquête et cette ville qui devient un personnage à part entière. Un grand bravo !