La grande hémorragie de Zihao

Par Raza
Notes de l’auteur : Attention, présence de sang. :)
Ce texte date de 2020, le moment où j'écrivais un peu à la chaîne sans trop peaufiner, je pense donc qu'il est certainement très perfectible, mais j'attendrai d'avoir quelques retours pour le réviser, donc n'hésitez pas à me lancer quelques commentaires.

Obren avait répondu à l’appel à volontaires pour la Grande Inspection du module B avec tout le sens du devoir qu’un résident de la station spatiale Zihao pouvait avoir en une telle circonstance. En cette heure matinale, malgré l’architecture optimisée et impersonnelle du quai qui l’entourait, un brin de nostalgie fleurissait dans son cœur. C’était ici, dans ce lieu de passage, qu’il avait laissé son enfance derrière lui. Il se rappelait encore sa valise trop pleine, la foule de l’époque. Il n’était pourtant pas temps de flâner, une GI non planifiée n’était jamais une bonne nouvelle.

Sa première étape était l’entrepôt principal de l’Intégrité. Plusieurs cloisons et couloirs de transit avaient vu leurs positions ajustées, mais grâce au plan, il arriva finalement devant le grand sas rouge marqué sur la carte interactive fournie aux volontaires. Il franchit son seuil pour se retrouver dans un immense hall dont la hauteur devait être d’une dizaine de cellules. Des ponts et passerelles mobiles se croisaient en tous sens pour donner accès aux milliers d’armoires de stockage. Les employés de l’Intégrité en combinaison rouge allaient et venaient, avec l’air affairé de ceux qui sont trop importants pour être dérangés.

Obren monta sur l’une des passerelles pour récupérer son paquetage. Il contenait un brassard rouge, une ceinture d’outils bien fournie et, élément moins habituel, un casque. Alors qu’il se dirigeait vers les vestiaires, Obren prit un peu plus le temps de parcourir les instructions et détails donnés aux volontaires. La GI avait été déclenchée suite à l’approche d’un objet extérieur, d’où son caractère non planifié. L’objet avait été détruit par les batteries de défense, mais des débris avaient heurté la coque. Autre élément important, il était demandé aux volontaires de procéder à des scans psychiques, car l’objet en question aurait été teinté d’une énergie démoniaque.

Obren relut le paragraphe. Démoniaque. Un mot qu’Obren ne lisait que dans les posts sur les réseaux. Un mot qui n’aurait pas dû avoir sa place chez lui, dans sa station. Un mot réservé aux autres mondes, aux autres stations, ceux qui prenaient des risques à orbiter près des planètes maléfiques. Il chercha dans son sac et en sortit le Scanner Psychique, la main tremblante. Devait-il prévenir Karima ? Peut-être s’affolait-il trop vite. Si l’Intégrité avait fait un appel à volontaires, elle devait savoir ce qu’elle faisait.

 

Quelques heures plus tard, Obren arpentait la coque de Zihao, les pieds collés au sol par le champ gravitationnel. De temps à autre, il levait les yeux de son scanner psychique, pour les tourner vers les étoiles. Dès ses premiers pas, tout résident apprenait à admirer et craindre l’espace qui l’enveloppait. La station devait survivre à sa passive agression, et en échange, le grand vide l’isolait du chaos extérieur et de ses dangers.

Comme une colonne de fourmis à l’axe perdu, les volontaires balayaient la zone en un formidable front. Chacun avait son propre couloir de vérification, qui se chevauchait avec celui des autres. Obren avait été mis en première ligne, car en tant qu’extérieur, il avait des yeux neufs sur la surface qui s’étalait devant lui. Cependant, n’importe qui aurait pu détecter la première anomalie qu’Obren avait trouvée.

Une masse spongieuse grande comme une main et haute d’à peine un centimètre s’était agglutinée autour d’une plaque de système de refroidissement. Sa couleur noire suie s’accordait avec le rouge de la mention Danger extrême affichée par l’écran du Scanner Psychique. Obren appela la responsable de sa zone pour signifier l’incident.

— J’ai noté votre position. On s’en occupe, merci. Soyez attentif.

            Obren ne discuta pas la demande de l’Intégrité. Si tout le monde se mettait à discuter les consignes de l’Intégrité, la station ne durait pas longtemps. Sarotaa-9, Neo-Gorwys, etc… Que d’exemples de ratés monumentaux, que de vies dévorées par l’espace et ses mâchoires invisibles. Le cauchemar de toute autre station : la déliquescence naturelle. L’image de l’éponge noire lui avait laissé un goût étrange en bouche. Démoniaque. Le mal s’installait parmi eux. Après avoir passé une dizaine de minutes à essayer de chasser cette idée, il se sentit obligé de demander plus d’informations.

— Nous sommes en train de traiter le problème. Continuez l’inspection.

S’ils traitaient le problème, ils n’avaient toujours pas réussi à s’en débarrasser.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il est trop tôt pour pouvoir affirmer quoi que ce soit, résident Obren. Nous devons déjà finir cette première passe d’inspection. Continuez l’inspection et soyez attentif.

 

Avant de gagner l’appartement provisoire qui lui avait été attribué, Obren décida de faire un détour dans le quartier où il avait grandi pour se changer les idées. Karima lui avait envoyé un petit message pour lui demander si tout se passait bien, mais il attendrait d’être au calme pour lui envoyer réponse. Peut-être même l’appellerait-il pour partager ses impressions. La vision de la masse le hantait encore, il lui avait paru qu’elle grossissait. Qu’elle était là pour durer, comme si cet endroit était désormais son territoire. Sa femme saurait peut-être trouver les mots pour le rassurer.

Il longea l’artère principale pour passer devant le Lion d’Or, le bar où il avait pris ses premières pintes de pijiu entre amis. À quelques pas, l’école de second niveau avait son sas fermé en cette fin de journée. Le petit magasin où il achetait ses barres de céréales était toujours fièrement planté en face, prêt à recevoir tous les enfants qui ne savaient pas quoi faire de leur argent de poche. Quand il jeta un œil par la vitrine, l’intérieur avait peu changé mais il était trop tard pour entrer.

La place Rudra, la place centrale du module B, captait l’originalité qui était niée aux autres lieux de la station. Bien que l’optimalité dictât de reproduire les mêmes schémas à travers toute Zihao, les architectes avaient souhaité donner la possibilité aux résidents de se changer les idées. Ces architectes n’avaient pas été résidents, pour d’évidentes raisons. L’auraient-ils été qu’ils auraient su que quel que soit les symétries, copies ou réplications, un résident reconnaît les dissonances entre deux lieux aussi bien qu’entre le bleu et le rouge.

Un complexe assemblage de tuyaux transparents, haut comme trois fois l’entrepôt de l’Intégrité, trônait au centre de Rudra. De l’eau courait en son sein, pulsée par les puissantes pompes des niveaux techniques, témoin de l’efficacité des recycleurs. Après une escapade dans la mégastructure, chaque tuyau venait irriguer les bâtiments qui entouraient la place. Il n’y avait qu’à Rudra où les ingénieuses canalisations de Zihao se laissaient apercevoir, qu’à Rudra où la station montrait ses veines.

Le cœur d’Obren se serra. Il était passé ici tant de fois lorsqu’il était enfant. À l’époque, cette place n’était rien de plus que le décor auquel personne ne fait plus attention. Il n’aurait pas cru que venir ici lui procurerait ce sentiment de nostalgie. Il n’avait pas regretté d’être parti, rien qu’il n’avait envie de faire n’existait dans ce secteur. Ses amis dispersés, il n’avait plus aucune raison de revenir, et pourtant. Pourtant, une partie de lui était attachée à ces plantes, cette place, ces magasins. Il s’arrêta brièvement devant l’hôpital qui l’avait vu naître. La proximité de la matrice artificielle qui l’avait mis au monde lui rappela que sa femme le tannait pour qu’ils lancent la procédure d’enfantement. Les délais étaient longs, bien sûr, mais quelle était l’urgence ? Quand il regarda l’heure, Obren constata qu’il avait flâné plus que prévu, mais cette promenade l’avait apaisé. Il rentra sans hâte et se contenta d’envoyer un bref message à sa femme. Il l’appellerait demain, pas la peine de la déranger avec ses états d’âme.

 

Le crâne rasé, les yeux alertes, sa combinaison rouge parfaitement ajustée, les tempes grises, le technicien de l’Intégrité attendait que les vingt volontaires extérieurs entrent dans la cellule. Obren s’assit aux côtés des autres brassards orange, inquiet de cette réunion impromptue. Les consignes étaient habituellement envoyées sur le réseau, toute communication avec l’Intégrité était virtuelle. Il n’y avait qu’une raison possible : le technicien leur montrerait une procédure nouvelle, qui n’avait pas encore été enregistrée dans les bases de données.

La carte affichée sur le mur-écran derrière l’homme en rouge représentait la partie de la station qui avait été inspectée depuis le début de la GI. Elle était grêlée de plusieurs centaines de points orange, et d’une dizaine de points rouge, groupés dans une zone de moins de dix cellules de long. La dernière fois qu’Obren avait vu du rouge sur une telle carte, il n’avait que dix ans. Les adultes autour de lui avaient tous eu la mine grave, et les enfants avaient été retiré des listes de participations.

— Comme vous pouvez le constater, la station est en danger. Si vous avez été réunis ici, c’est pour vous montrer quoi faire si vous rencontrez un de ces trucs. Nous le désignons par le terme de spongille.

            Le technicien appuya sur un des points rouges. Obren reconnut l’endroit où il avait été la veille. Une différence cependant : il lui paraissait certain que la masse noire s’était étendue.

— Nous avons essayé toutes les méthodes classiques : le feu, l’eau, des détergents acides ou basiques, du savon… Malgré sa nature molle et absorbante, rien ne semble l’affecter. Nous avons essayé de le détacher de la paroi avec une lame, mais quand la lame pénètre à l’intérieur elle se dissout. La spongille mange tout ce qu’on lui a donné. Nous sommes passés au nettoyage ésotérique, vue sa nature apparemment mauvaise. Nous avons là encore essayé les classiques : eau bénite, incantations et sorts mineurs, gravure de runes à sa surface. Nous avons envoyé un message d’aide aux autres stations pour savoir ce qu’était cette chose et s’ils avaient un moyen connu pour s’en débarrasser, et quelqu’un nous a proposé un rituel qui fonctionne, même s’il est loin d’être parfait. Le rituel ralentit sa croissance, mais c’est un pis-aller. Les neuf spongilles que vous voyez sont actuellement isolés sous cloche, mais ils ont commencé à creuser dans la coque.

            Obren croisa les bras. Il voyait encore cet être maléfique s’accrocher à la paroi comme une mousse à un arbre. Qu’allait-il dire à Karima ?

— Maintenant, je vais vous montrer ce qu’il faut faire.

            Le technicien enfila son casque, puis verrouilla sa combinaison. Ses deux mains étaient reliées par ce qui ressemblait à un sac en plastique, duquel sortait un tuyau. Dans le sac en plastique, l’homme tenait un couteau.

— Vous aurez à faire un sacrifice mineur. Vous vous entaillez la paume, comme ceci.

            La lame longea lentement une ligne de sa main. Un sang écarlate s’en échappa, pour venir goutter au fond du sac en plastique.

— Puis vous utiliserez le tuyau pour répandre le sang sur la spongille. Le dispositif désacralise beaucoup le sacrifice, c’est une des raisons pour lesquelles il n’est pas aussi efficace qu’on le voudrait. Des questions ?

            Obren était atterré. Un sacrifice de sang ? Avec toutes les techniques qu’on avait aujourd’hui, on en était réduit à un sacrifice de sang ? Il n’était pas le seul à penser ainsi. La jeune volontaire à sa droite leva la main.

— Vous êtes sûr qu’il n’y a aucun autre moyen ? Vous êtes l’Intégrité quand même, c’est tout ce que vous avez ?

— On cherche mieux, mais pour l’instant on n’a que ça.

— On ne peut pas simplement verser du sang artificiel ? Celui qu’on utilise pour les transfusions ?

— Non, il faut que le sang ait séjourné dans un corps humain pendant au moins une heure. Voilà votre nouvel équipement. Si vous n’avez pas d’autres questions, laissez entrer le groupe suivant.

             

 — Tu fais attention à toi, quand même ?

            La voix de Karima ne laissait aucun doute sur la dispute qui attendait Obren s’il ne suivait pas ce conseil. Il avait passé la journée à marcher sur la coque, à alterner entre réparations standard et verser son sang. Cependant, malgré les efforts des volontaires pour se relayer, les spongilles n’en continuaient pas moins de grossir.

— On doit bien le faire, sinon, qui s’en chargera ? Si ça continue comme ça, ils vont sonner la mobilisation générale.

—  Les images diffusées sur le réseau sont effrayantes. On ne parle que de ça au travail. Toutes sortes de rumeurs circulent. Certains disent que c’est une arme martienne qui serait testée sur nous. Tu te rends compte ? On servirait de cobaye à ces foutus rouges ?

La main gauche d’Obren, entourée d’un long bandage ensanglanté, l’élançait d’une vive douleur. Au creux de son coude, le petit pansement qui cachait l’embout en plastique de la perfusion le grattait. Il ne croyait pas à l’hypothèse d’une expérience martienne, mais il n’avait rien de mieux pour expliquer cette intrusion. 

— Ne t’inquiète pas trop. Ils m’ont remis pas mal de sang, et je ne reprends que demain.

—Je te fais confiance, mais ne te fatigue pas trop. Je te connais, tu vas vouloir te donner à fond. Tu n’es pas juste une outre qu’on remplit et qu’on vide ! L’Intégrité protège la station, pas ses habitants.

            Après avoir raccroché, Obren se sentit mal à l’aise. Ce n’était pas tant la perte de sang, qui avait été plutôt minime, que l’image angoissante de la masse noire qui le buvait avidement. Dès qu’il fermait les yeux, il lui semblait voir la mousse noire. Dans son implacabilité immobilité infernale, la spongille clamait silencieusement son invincibilité. Tôt ou tard, il prendrait tout, ce n’était qu’une question de temps. Que ce soit l’inquiétude de sa femme ou les efforts de l’Intégrité, rien de tout ceci ne pourrait le contrer efficacement, pas dans un laps de temps si court. Quand Obren trouva le sommeil, ce fut pour passer une nuit agitée dans laquelle les ténèbres recouvraient la station, alors qu’il courait, enfant, au milieu de son quartier détruit.

 

            Obren avait couru jusqu’à la cellule d’information quand il avait reçu le message qui le convoquait à une nouvelle réunion d’explication. Le technicien qui les accueillit avait de profonds cernes, mais le sourire aux lèvres. La carte derrière lui avait bien sûr perdu de son orange, mais surtout, un des points rouges avait disparu.

—Bienvenus à tous. Comme vous avez remarqué en entrant, nous avons réussi à exterminer l’une des spongilles. L’opération a duré dix-sept heures et trente-quatre minutes et l’équipe est exténuée, mais nous avons réussi. La journée d’aujourd’hui sera donc moins intense pour vous, vous serez affectés à la vérification du reste du module.

            La même jeune volontaire leva la main avant même le traditionnel “questions ?”

—Comment avez-vous fait ?

— Nous avons détaché les cellules touchées, puis nous avons exposé la cellule à une dose massive d’énergie bénie. La cellule est irrécupérable, mais la spongille a totalement disparu.

             À peine sorti, Obren envoya un message à sa femme pour lui annoncer la bonne nouvelle. Pendant que l’Intégrité s’occupait de ces horribles spongilles, il n’avait plus qu’à inspecter les secteurs intérieurs, où il ne tomberait plus que sur des tuyaux bouchés ou des câbles abîmés. L’Intégrité était prête à tout pour sauver la station. Chaque cellule de Zihao pouvait voir ses murs, plafonds et sols démontés pour être déplacés, reconfigurés, analysés et inspectés dans une modularité appréciable dans un lieu où chaque centimètre carré comptait. Qui aurait eu l’idée de perdre une cellule entière pour se défaire de ces monstres ?

Heureux de finalement savoir que les spongilles n’étaient déjà plus que de l’histoire ancienne, Obren s’enfonça dans les couloirs de la station pour suivre son nouvel itinéraire de vérification. Il passa par Rudra, où les tuyaux continuaient d’alimenter tout le secteur, remonta deux niveaux, puis se retrouva enfin devant le couloir qui nécessitait une inspection. Le cœur léger, il ouvrit la paroi numérotée B-460-370-23 d’un geste vif. Une alarme générale le força à s’arrêter dans son élan.

— Ceci est un message de l’Intégrité. Niveau d’alerte Beta. Message aux résidents. Mobilisation générale. Volontaires et participants à la GI, merci de vérifier vos instructions. Je répète : mobilisation générale. Niveau d’alerte Beta.

            Quand Obren ouvrit ses messages, son pouls cognait dans le creux de sa main. Une autre spongille avait été découvert à l’intérieur de la station. Il cliqua sur le lien qui donnait les détails, pour découvrir l’ampleur du phénomène. La vidéo émanait de l’Intégrité. Une barre en métal, un des nombreux débris qui avaient frappé la station, avait enfoncé une spongille en son cœur. Ce n’est que lorsque la barre avait été retirée que le fait avait été constaté. Depuis, l’éponge avait envahi quatre cellules adjacentes. L’agglomérat noir exhibait des excroissances gluantes qui s’ancraient dans les parois, pour se déverser dans les canalisations. De là, ses spores innommables avaient atteint d’autres cellules.

            Autour d’Obren, le module B paraissait avoir pris feu. Les combinaisons rouges de l’Intégrité couraient dans tous les sens, certaines donnaient des explications à des passants avant de repartir aussi sec, d’autres distribuaient les brassards de volontaires pour enlister les résidents qui ne participaient pas encore. Il fallait vérifier tous les secteurs reliés à ce monstre, et chaque paire de bras comptait.

            Obren atteignit le point de rendez-vous, où le technicien lui donna un couteau et du bandage.

—Dès que vous voyez la moindre trace, vous faites, puis vous le signalez.

Le couteau, clairement récupéré dans une cantine commune, pesait dans la main d’Obren. Il regarda l’homme de l’Intégrité, désemparé.

—Je n’ai rien d’autre à vous dire, allez-y ! Pas de temps à perdre.

Obren était venu ici pour aider, quel résident était-il s’il abandonnait quand on avait vraiment besoin de lui ? Plus encore, quand son module d’origine avait besoin de lui ?

 

Deux heures plus tard, Obren versait du sang pour la troisième fois sur une petite spongille aux portes de Rudra. La chair molle absorba son maigre sacrifice, puis se rétracta d’une dizaine de centimètres. Toutes les autres tâches avaient été suspendues, seule restait la lutte contre les noirs démons. Il se retourna, alors que sa tête tournait. Il prit appui sur un mur, pour éviter de tomber, mais il dut s’asseoir pour ne pas perdre pied. Une femme en combinaison rouge vint le voir.

— Résident, ce n’est pas en tirant au flanc qu’on va s’en sortir.

            Obren leva les yeux encore voilés. Derrière la silhouette rouge, les tuyaux de Rudra tiraient leur eau claire. Elle avait raison, il devait donner de son mieux pour sauver le module. Sans savoir pourquoi, il était persuadé que tant que cette eau continuerait de couler, le module tiendrait.

— Suivez-moi, il y a du travail par là.

Quand il arrêta de courir derrière cette femme infatigable, Obren se retrouva devant une spongille qui avait englouti tout un couloir. La créature glissait vers eux. Sur sa gauche, un polype immonde sortait d’une canalisation éclatée. Pris dans cette horreur, Obren défit son bandage. Il n’eut pas besoin de s’ouvrir la main pour que sa plaie saigne. Son sang mêlé de caillots goutta sur le polype, et la spongille frémit. Son frisson se transmit à Obren.

Cette minuscule victoire ne fut que la première. Les affectations s’enchainèrent. Les pauses se réduisirent. Une première cellule à purger, une deuxième, des dizaines de cellules. Obren croisa des contingents de combinaisons rouges amener d’énormes machines à énergie, dont l’onde de destruction se propageait avec violence. Entre chaque affectation, il repassait par Rudra, dont les tuyaux en pleine santé l’encourageaient. L’Intégrité défendait le module de toutes ses forces, et il se dressait à leurs côtés.

Lorsqu’enfin une nouvelle annonce eut lieu, le sang séché tirait sur sa peau, ses bandages tenaient à peine, ses plaies lacéraient ses bras.

— Ceci est un message de l’Intégrité. Niveau d’alerte Alpha. Message aux résidents : évacuez la zone. Niveau d’alerte Alpha. Message aux personnels de l’Intégrité : cessez vos activités, et isolez le module pour largage.

Obren resta suspendu un instant. Avait-il bien entendu ? Rudra n’était qu’à quelques mètres, il courut voir l’enchevêtrement. Tout était normal, rien ne laissait apparaître que le module mourrait. Non, ils ne pouvaient pas faire ça. L’Intégrité ne pouvait pas abandonner le module entier. Autour de lui, les combinaisons rouges lâchaient leurs couteaux, se bandaient les mains, quittaient les lieux. Obren, les bras ballants, regardait ceux qui étaient ses héros de la veille fuir sans raison.

— Mais… Vous... Vous ne pouvez pas faire ça !

Obren prit à parti la première personne venue.

— Vous ne pouvez pas faire ça, c’est impensable !

— Résident, je comprends que vous soyez bouleversé, mais les ordres, c’est les ordres. Il faut partir. Venez avec moi, je vais vous aider.

— Non. Non, vous devez lutter ! Rudra, le circuit d’eau, tout fonctionne encore, on peut sauver le module !

            Dans un élan insensé, il agrippa la main tendue et tenta de traîner l’homme jusqu’à une spongille proche.

— Soyez raisonnable. Nous devons obéir.

Obren lâcha prise, pour se diriger vers la masse noire. Que fallait-il faire ? Ils n’avaient pas essayé assez fort. L’Intégrité avait failli, elle se trompait, elle avait été médiocre, timorée ! La solution lui apparut comme une évidence. Ils n’avaient pas osé, mais la solution était là ! Obren s’ouvrit le bras sur toute la longueur, et le suspendit au-dessus de la créature. Un voile multicolore tomba sur son champ de vision. Son corps faiblit, puis s’écroula. Son bras entra en contact avec la surface spongieuse et immonde de l’infection, qui se mit à boire le liquide rouge qui s’écoulait de lui.

 

— Il s’en remettra, ne vous inquiétez pas. Tout le monde s'accommode d’une prothèse aujourd’hui.

— Je lui avais pourtant dit de faire attention…

Karima regardait son mari dans le lit d’hôpital du module C. Elle lui tint la main restante avec force.  La perfusion l’alimentait en sang artificiel, qui lui colorait doucement les joues. Elle ne doutait pas qu’il se remettrait de son amputation, mais se remettrait-il de celle de la station ?

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Silver Smile
Posté le 19/09/2023
Hello,

J'ai bien apprécié ce chapitre, on rentre dans le vif de l'action et la lecture a été agréable. Cependant, je pense que l'introduction de plusieurs nouveaux concepts entraine une densification des descriptions qui vient un peu alourdir le texte.
Raza
Posté le 30/09/2023
Merci pour ce commentaire! Je vais y réfléchir, pour alléger.
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