— C’est une nouvelle appli ?
Valentin, tout guilleret, venait coller son téléphone à mon visage. Il ne pouvait s’empêcher de partager son enthousiasme pour ses découvertes, surtout lorsqu’il était le premier au courant.
— Ce n’est pas juste une « nouvelle appli », c’est LA nouvelle appli. On fait des trucs de dingues maintenant avec la technologie !
Les autres membres du groupe s’extasiaient devant la plaque fine, aussi légère qu’une feuille, qui lui servait de portable. Sur l’écran, un logo de formes géométriques tournoyait sur lui-même cerné du nom « Positive ».
— Encore une application bizarre des Chinois, merci, mais sans moi ! s’exclamait Finn.
Sa copine Ania roulait des yeux.
— T’es con Finn, Val' a dit que c’était japonais, s’empressa-t-elle de le corriger.
Finn se contenta d’ignorer, évitant ainsi de monter dans les tons, mais l’ambiance s’en dégrada aussitôt. Valentin, toujours enthousiaste, reprit ses explications avec l’espoir de calmer les ardeurs.
— Alors je vous le dis, ce truc c’est l’avenir des soirées, ça donne des visions de ouf, garanti sans danger.
— C’est comme des stupéfiants en gros ? demandait Lise.
— C’est stupéfiant on peut le dire ! s’empressa Val'. Plus sérieusement, tu n’as aucun effet négatif sur le cerveau ou la santé. Même sur le long terme, c’est moins dangereux qu’un verre de bière !
— T’es payé pour faire la promo de ton truc ? ajouta Finn avec sarcasme.
Les autres pouffaient de rire, Val' approuvait la blague d’un sourire nerveux. On avait l’habitude de ses « découvertes ». Mon ami gardait cette fâcheuse habitude de donner des proportions énormes à la moindre chose. La dernière fois, c’était pour sa montre connectée dont il vantait la fonctionnalité à pouvoir démarrer son micro-ondes à distance.
Seule Lise restait méfiante. Elle détestait les psychotropes, en soirée, elle ne buvait jamais un verre d’alcool. Je la comprenais, son père souffrait d’alcoolisme, ce qui le rendait particulièrement violent sans compter que son frère était mort d’overdose.
— Bon, je vois que vous êtes difficiles à convaincre. déclarait Val' en s'affirmant.
— Faut dire que toi et tes trouvailles... marmonnait Finn dans sa moustache.
Valentin se contenta d’ignorer la remarque et posa son téléphone au milieu de la table, à la vue de tous. Sur l’écran, une interface épurée affichait des formes géométriques qui changeaient de couleur, passant du noir au blanc, du blanc au noir, du rouge au bleu, du bleu au rouge.
Nous regardions ces polygones avec circonspection. Val appuya au centre et plusieurs options apparurent sur ce dernier : « commencer », « conditions d’utilisation » et « paramètres ». Son doigt s’est dirigé vers la première proposition.
« Regardez fixement la forme géométrique au centre de l’écran pendant quelques secondes puis fermez les yeux pendant le même nombre de secondes. »
J’aperçus un élan de panique dans le regard de Lise lors de sa lecture. Ses yeux frémissants cherchaient de quoi se rassurer, je me suis débrouillé pour lui transmettre toute ma bienveillance dans un sourire calme et réconfortant dont j’avais le secret. Mon action semblait avoir l’effet escompté.
Le texte s’effaçait pour laisser place à une figure en 2D s’agitant dans différents sens en changeant de couleur. Je ressentis presque immédiatement une sensation dérangeante, sans pour autant souffrir d’épilepsie, les défilements rapides de couleurs, de formes et les flashs me mettaient mal à l’aise. Cinq secondes, qui me parurent sans fin, passèrent. Ensuite, nous fermions tous les yeux et Valentin compta jusqu’à cinq.
Lorsqu’il termina, nous ouvrîmes nos paupières. Cependant, mes perceptions restèrent chamboulées et je vis des hallucinations. Les couleurs environnantes se modifièrent complètement, le blanc devint noir, le noir fut blanc, le rouge passa au bleu, le bleu au rouge. Tous les pigments changèrent, les couleurs du monde qui m’entourait s’intervertissaient.
En voyant mes semblables (que j’avais du mal à reconnaitre) chercher leurs repères, je compris que leurs visions étaient devenues comme la mienne et que je ne rêvais pas.
Valentin, dont les cheveux bruns prenaient maintenant une teinte blonde, presque blanche, nous interpellait pendant que nous nous extasiions sur notre environnement.
— Eh bien alors ? C’est énorme non ?
— Bordel de m.. jurait Ania, c’est pas possible, j’ai l’impression de voir à travers un filtre photo.
Elle observait tout autour d’elle et croisa le regard violet du serveur qu’elle trouvait craquant quelques minutes plus tôt.
— Enfin, il y a tout de même quelques particularités, se reprit-elle, on n’est pas vraiment comme dans un filtre photo, c’est différent...
De sa formation de graphiste, elle analysait chaque recoin, chaque couleur d’un œil expert.
— Là, ce tabouret rouge fluorescent est bizarre vous ne trouvez pas ?
— Tu vois du rouge toi ? s’étonnait Finn avec un soupçon d’inquiétude dans sa voix.
— Moi je vois du vert ! annonçait Valentin en s'amusant. Je te rassure sous l’effet de la Positive, chacun a sa propre perception des couleurs !
— Attends ! se souciait Lise, notre vision va rester comme ça pendant longtemps ?
— Quelques minutes seulement ! Pas d’inquiétude, tu as le temps d’en profiter et tu retrouveras ta vision normale après !
Chacun continuait d’observer ce qui l’entourait, on s’amusait à comparer nos différentes visions. L’activité nous occupa pendant quelques minutes, mais je remarquais qu’à plusieurs reprises, Valentin glissait des regards curieux en notre direction.
— Quelque chose ne va pas ? finissais-je par lui demander.
— Euh… Non ! sa panique trahissait son malaise. Enfin, je veux dire, vous n’avez rien vu de bizarre pour le moment ?
— À l’exception des cheveux rose bonbon de Lise, je ne vois rien d’anormal ici ! ricanait Ania.
— On devrait voir des trucs en particulier ? questionna Finn.
Valentin avait alors une mine presque ennuyée, il semblait pris d’une grande déception.
— Et bien, ce n’est qu’une rumeur, mais il parait que certaines personnes voient des choses en plus lorsqu’ils sont sous l’effet de Positive.
— Comme quoi ?
— Vous avez sûrement remarqué que certains détails, genre des petits objets que l’on ne pourrait pas voir normalement, apparaissent avec bien plus d’évidence sous Positive.
— En effet, soulignait Ania, on jouait à repérer ces détails pendant que tu nous matais discrètement.
— Oui, les petits détails tout le monde peut les voir, mais sur internet, des gens sont capables de voir bien plus de choses, genre des trucs qui sont invisibles !
— Oh ! s’étonnait-elle. C’est peut-être du fake aussi. Les gens se sont un peu trop chauffés lorsqu’ils ont commencé à voir des couleurs différentes, ils ont peut-être été pris d’hallucinations.
Finn et Lise approuvaient la théorie.
— Mouais, je suis peu convaincu. maugréait Valentin.
— Tu crois à tout ce que tu vois sur internet... lui blâmait Finn.
Une aigreur détonante émanait maintenant de Val’, il comptait probablement sur nous pour vérifier son idée…
Après quelques minutes, les effets commençaient à s’estomper.
— C’était vraiment cool ! s'exclamait Ania. Je pense que je vais télécharger l’appli chez moi. Qui sait, cela m’inspirera peut-être pour mon travail !
— Sympa, mais sans plus, je trouve ça très vite lassant. critiquait Finn.
— Je n’insisterai pas moi, cela me met mal à l’aise même si les sensations étaient assez originales. concluait Lise.
Valentin, remis de sa précédente déception, me donna une petite frappe du coude.
— Et toi Nathan ? Tu comptes réessayer ?
— Pourquoi pas ? répondais-je en souriant. C’est aussi un moyen de tuer le temps.
Les autres ne savaient quoi dire. Je ne les accompagnais plus en sortie depuis un moment, j’étais tombé en dépression depuis la perte de mon job. Ils travaillaient tous dans un emploi stable qui leur plaisait, leur planning ne leur permettait pas d’aller boire des pintes en ma compagnie. Et puis surtout, je faisais tache. Avec mes vieux vêtements, mes cheveux en bataille et mon air de chômeur toxico, je n’étais pas le genre de type que l’on invitait à aller manger au resto. Finn, Lise, Ania et Valentin étaient mes meilleurs amis pendant mes années d’études, je leur parlais encore régulièrement en ligne, mais ils ne me proposaient jamais d'aller aux soirées. Ils devaient se sentir coupables lorsqu’ils apprirent pour ma tentative de suicide. Ils s’étaient forcés à m’inviter plus souvent et on se faisait des sorties comme « avant ». Mais une gêne persistait toujours...
La soirée prenait fin. Chacun partit de son côté. Finn redéposait Ania et Val’ chez eux. Lise et moi allions pour prendre le métro.
Je n’avais plus été seul en sa compagnie depuis des années. Elle aussi s’était isolée pendant tout un temps à cause de ses problèmes familiaux. Cette souffrance commune nous rapprochait d’une certaine manière, on se serrait les coudes. Nous restions éveillés tard dans la nuit, parfois jusqu’au petit matin, en discutant sur des tchats en ligne. En se revoyant dans la réalité, elle se montrait beaucoup plus discrète, comme si elle était embarrassée par le reste du groupe.
Je fis mon possible pour tenter de détendre l’atmosphère.
— C’était une belle soirée. Val’ nous a encore surpris.
— Oui. répondait-elle sans grande conviction. Même si je n’étais pas très fan de son application.
Au moins elle ne me laissait pas en plan. Mes compétences à lancer une discussion nécessitaient cependant quelques améliorations.
— Faut dire que c’est assez original, c’est fou tout ce qu’on invente aujourd’hui.
Lise dirigeait son regard vers moi, elle souriait tristement.
— Tu sais, elle inspirait un coup, je me demandais si tu allais mieux depuis...
— Ça va, la coupais-je, beaucoup mieux depuis que l’on se voit plus souvent. Je sais que vous faites cela pour moi.
— Non ! Ne va pas penser que l’on te prend en pitié non plus...
Lise ne savait pas mentir.
— Enfin, reprenait-elle, pour être plus honnête, oui on se sentait coupables au début, coupables d’avoir été absents pendant que tu traversais ces épreuves seul. Au fur et à mesure des soirées, on s’est rendu compte que ça nous avait manqué, à nous aussi. Nous prenons beaucoup de plaisir si c’est cela qui t’inquiète.
Elle était très mauvaise menteuse.
Nous avons poursuivi en discutant de quelques banalités. Je m’efforçais de cacher mon mécontentement, car contrairement à elle, j’étais bon comédien. Elle est descendue à son arrêt, je la regardais s’éloigner alors qu’elle me faisait signe.
Je ne ressentais rien en voyant cette jeune femme seule dans une station de métro abandonnée de ses foules, elle aurait pu se faire agresser face à moi que je n’aurais pas voulu lever le petit doigt pour aller la sauver.
Je me suis laissée porter par les infos que tu as tweeté à propos de cette nouvelle et je ne regrette pas !
Ce début est très bien écrit et suffisamment intriguant pour que je veuille lire la suite. Je trouve que tu décris bien les effets de "Positive", j'ai réussi à visualiser les choses sans trop réfléchir. C'est top !
Le petit groupe de potes dans lequel tu nous plonges est aussi plutôt intéressant, les membres ont une personnalités bien à eux et même sans les verbes de paroles, on arrive à comprendre qui dit quoi.
Nathan me fait un peu de peine, mais je suis sûr qu'il nous réserve pas mal de surprises ! Je cours lire la suite !
Merci pour ton commentaire, j'espère que la suite te plaira également ;)