Le trip

Par Rurlys

Nouveau jour. Le réveil à quatorze heures ne faisait que souligner la désagréable sensation que je gâchais mon temps d’existence. Je me glissais hors du matelas placé à même le sol au milieu de la pièce, une tâche ardue. La lumière du soleil éclatant à travers les tentures et la chaleur transformaient l’appartement du 23e étage, le mien, en véritable fourneau. Je me dirigeai vers la salle de bains, pressé de passer sous un jet d’eau froide alors que des gouttes de sueur perlaient déjà sur mon front.

Une fois habillé de mon meilleur short (je ne pris pas la peine d’enfiler un t-shirt), je fis deux pas pour arriver dans la cuisine. Entre trois cartons de pizza, une pile d’assiettes sales et un pot de confiture à moitié vide qui commençait à pourrir, je me préparais ce qui allait me servir de premier repas de la journée (petit-déjeuner est un terme mal adapté tenant compte de l’heure). Un bol de céréales hypercaloriques, bourrées de sucre et d’autres éléments chimiques. Sans lait pour les accompagner, car je ne préférais pas toucher à la brique qui trainait dans le frigo depuis quelques semaines, une forte odeur s’en dégageait.

Je profitais de ce moment d’accalmie pour découvrir les dernières nouvelles que les réseaux sociaux avaient à offrir. Rien de nouveau, quelques représentations d’animaux drôles. Une notification, Ania m’avait identifié sur une photo de la soirée d’hier, génial... « Une soirée haute en couleur », en référence à cette fameuse appli, mon amie avait fait un montage en changeant les teintes de l’image. Cette accro aux réseaux cherchait toujours le moindre truc pour se démarquer des autres et obtenir plus de likes. Je ne la critiquerais pas dessus, cela faisait aussi partie de son travail, quoique je trouvais cela assez ridicule finalement.

Ding ! Nouveau mail, une réponse à l’une de mes demandes d’emploi. Miracle ! La journée allait peut-être s’annoncer positive. Mon cœur s’animait, mais ma joie fut de courte durée : « ...Nous ne pouvons malheureusement prendre votre candidature en considération... ». Évidemment ! Et je devais déjà m’estimer heureux d’avoir reçu un retour.

Il m’incombait de reprendre les recherches à présent, mais la soirée m’avait bien fatigué. Je me suis installé dans le canapé en allumant la télé, quelle série pouvais-je bien commencer aujourd’hui ? Rien de bon, les plateformes de streaming s’étaient multipliées au fil des années, offrant des milliers de programmes se ressemblant tous afin de correspondre aux dernières fictions à la mode... Mon manque de motivation et la fadeur des synopsis me donnaient envie de retourner au lit. Mais la chaleur et la caféine m’empêcheraient de fermer l’œil.

Soit, m’intéressant à nouveau aux réseaux sociaux, après quelques memes, je tombai sur un article concernant l’application d’hier. Sans même prendre la peine de le consulter, je repensais à ce que disait Valentin sur ces fameuses hallucinations. Il ne s’agissait probablement que de rumeurs... Mais étaient-elles avérées ?

Un rapide check-up sur internet me confirmait encore la crédulité de Valentin.

Des bêtises. Je lisais des histoires d’anges et de démons qui n’apparaitraient que sous l’effet de Positive. La plupart des témoignages trouvaient une explication : les individus témoins d’hallucinations souffraient de l’emprise des stupéfiants. Les créateurs de cette technologie avaient ajouté un message d’avertissement sur leur application en réaction au scandale.

Un soupir m’échappa, j’en désespérais autant que Valentin lorsqu’il eut réalisé que l’on ne voyait pas d’éléphant rose sous l’effet de polygones magiques.

Je posai mon téléphone quelques secondes, le temps de réfléchir. Mon appartement me parut bien morne. Les murs blancs, presque gris n’inspiraient que la désolation. Il m’arrivait de penser, même après mon rétablissement, que j’avais toutes les raisons nécessaires pour mettre fin à ma vie, à commencer par le pénible environnement qui m’entourait...

Je devais me changer les idées. Instinctivement, je cherchai alors les applications tendance. Top du classement. Positive. Télécharger.

Une minute me suffit à l'installer. Un petit vertige m’atteignait au moment d’appuyer sur l’icône représentant un cercle plein aux teintes rosées. Une fois le logiciel lancé, une série de termes et de conditions d’utilisations s’affichaient. Un long texte qui allait me prendre plusieurs dizaines de minutes à lire. Chouette. Et dire qu’il y a quelques années encore, nous pouvions simplement tout faire défiler et accepter ce charabia sans ne jamais avoir à s’y pencher. Mais plusieurs lois étaient passées rendant obligatoire la lecture de ces modalités pour éviter tout problème judiciaire. Un questionnaire faisait d’ailleurs suite pour vérifier notre compréhension.

Dans les grandes lignes, on apprenait que le fabricant se préservait de toute responsabilité, suivi du blabla habituel qui ne servait qu’à protéger l'entreprise de plusieurs centaines de procès au premier pépin.

Dix minutes et quelques sont passées, c’était long. Enfin l’écran d’accueil se présenta devant moi et un gros point d’exclamation s’afficha sur ce dernier. Je le touchai, un nouveau message apparut.

« Attention, vous vous apprêtez à vivre une expérience qui va changer votre perception de la réalité.

Vous devez prendre conscience que tout ce que vous verrez avec l’application est issu de votre imagination et n’aura pas d’influence sur votre environnement physique.

Afin de limiter tout risque d’accident, il est fortement déconseillé de consommer alcool, drogues ou toute autre substance psychotrope en utilisant l’application.

L’application peut également avoir des effets indésirables en étant associée à certains médicaments ou si vous souffrez d’une quelconque maladie neurologique. Demandez conseil à votre médecin avant son utilisation.

La société Elypse ne se tient pas pour responsable en cas d’effets indésirables. »

Nouveau message de prévention. Ironique, venant de la part d’un logiciel « sans danger » et soi-disant « sans conséquence pour le cerveau »... Je décidai cependant de me lancer en cochant la case « j’ai compris » afin de passer à la suite sans trop m’inquiéter. Enfin, une grande icône « commencer » s’afficha. Je jetai un dernier regard autour de moi, comme pour me souvenir de la couleur de mon appartement avant qu'il ne change. Des murs blanc cassé, légèrement grisés par la clope. Facile à retenir.

Des indications arrivèrent « fixer l’écran pendant quelques secondes » avant de laisser place à des triangles et autres formes géométriques qui se mirent à tournoyer. Déjà mes vertiges s’intensifiaient. La veille, avec Valentin, je dus regarder l’écran pas plus de cinq secondes, dans de mauvaises conditions. Ici, j’étais seul, dans le silence, mes yeux restaient rivés sur mon téléphone et la luminosité de ce dernier était à fond. L’envie de vomir me venait, mais j’y résistais. J’attendis encore quelques secondes... Trois, quatre, cinq... Dix.

Je me détachai de l’écran avec difficulté, hypnotisé par ces polygones virtuels. Les premiers changements arrivèrent rapidement. La pièce devint complètement noire, les fenêtres et toutes les autres sources de lumière se recouvrirent d’une teinte opaque me donnant l’impression d’être coincé dans un cube géant. La panique m’atteignit. Claustrophobe, ces illusions m’enfermèrent dans l’appartement que je tenais en horreur. L’envie de hurler me prit quand je vis des éclats roses et bleus apparaitre. Le cube s’illumina de ces taches colorées, me projetant dans une ambiance rappelant certaines boites de nuit. Ces visions étaient bien plus détaillées et impressionnantes que lors de la dernière soirée. Les loupiotes se mirent à danser autour de moi, j’en percevais presque le son de la musique qu’elles jouaient. Une pointe de lucidité m’envahit au point que je me demandai si ces illusions étaient normales. Mais mon inconfort finit par s’évanouir lorsqu’une douce odeur sucrée vint chatouiller mes narines en me laissant dans un état d’euphorie sans précédent.

Du changement ! De nouvelles sensations ! Une façon différente de voir les choses ! Voilà ce que je désirais. J'eus envie de danser. Je cherchai alors une musique dans ma playlist qui correspondrait parfaitement à ce que je ressentais, un son capable de m'exalter. Je mis le volume à fond, me levai et commençai à bouger. Les lumières autour de moi firent de même, en rythme avec la musique dans une incroyable harmonie. Je fermai les yeux afin de me retrouver au milieu d’une piste de danse, entouré de jeunes de mon âge, sans me soucier du moindre tracas. Une femme s’approcha alors de moi, belle et élégante. J’eus du mal à voir son visage, je ne savais dire si je la connaissais ou non. Elle vint me susurrer quelques mots à l’oreille, au son de sa voix, je reconnus Lise. « Ce n’est pas une bonne idée », me disait-elle. Et un élan de colère m’envahit tout aussitôt. D’un large geste de la main, je balayai cette illusion en criant « va te faire foutre Lise ! », je ne voulais pas l’entendre, elle et ses faux discours prétextant l’inquiétude. Pas une bonne idée ? Parce que tu te préoccupais de moi maintenant ? Où étais-tu lorsque je me passais la corde au cou ? C’était une bonne idée ça peut-être ?

La colère mit fin à mon trip de manière prématurée. D’un clignement des yeux, je vis mon triste appartement aux murs blanc-gris. Seul le son de la musique, beaucoup trop élevé, venait perturber ce quotidien morose. J’étais en sueur, haletant, sans comprendre ce que je vivais, sans vraiment me satisfaire de l’expérience. Mais une chose gagnait mes certitudes, il fallait que je recommence.

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EmelineDony
Posté le 10/08/2021
La dépression de Nathan est flagrante, tu la décris bien, sans en faire trop. On comprend vite qu'il y est engouffré et que Positive va impacter encore plus les choses (en bien ou en mal, je ne sais pas encore) pour lui, peut-être encore plus que pour les "autres utilisateurs".

Ce chapitre est prenant et la fin est assez inattendue : je ne pensais pas que ce trip allait s’abréger aussi rapidement. Sa colère pour ses amis est pourtant légitime.
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