— Au moins vous ne m’avez pas laissée avec le grossier personnage. Rien que sa présence me donne la nausée.
Krone sourit. Il serait présomptueux et difficile de vouloir faire entendre le Marquis et sa Marquise. Un échange d'amabilités dans une taverne enivrée était moins tumultueux que les deux tourtereaux réunis dans une même pièce. Leurs œillades glacées, entrecoupées de remarques acerbes, distrayaient les deux autres compères, témoins privilégiés.
Assis sur un fauteuil molletonné, Krone observait la rue enténébrée soumise au couvre-feu. Il guettait le retour de ses compagnons partis récupérer le cocher. Attablée auprès du foyer rayonnant, Ombelyne dégustait une soupe dont les épices embaumaient agréablement le petit salon cossu. Elle reposa sa cuillère argentée puis essuya la commissure de ses lèvres. Parfaitement présentable, elle déclara :
— Si je recroise ces maudites plumes bleues, je leur ferai avaler une à une jusqu'à ce qu'ils s'étouffent avec.
Krone rit discrètement au souvenir des paysans qui avaient malmené la demoiselle. Il eut l'indulgence de ne pas lui demander comment elle s'y prendrait. La brume blanchie par la lune pâle étirait ses doigts translucides sur les abords des quais. Une patrouille de cinq soldats passa sous la fenêtre et s'évapora dans la nébuleuse nacrée.
Krone tâtonna sa perle et se perdit dans des pensées qui le ramenaient inlassablement vers son enfance bafouée. Quinze années après avoir fui la région de Manidres, ce retour impromptu sur ses terres natales le chamboulait. Comme une lame de fond renversante, son passé qu'il espérait enfoui, déstabilisait sa volonté. Il découvrait ce bourg qu'il aurait connu parfaitement s'il n'avait été possesseur de ce Don coupable. À quelques lieues de là, dans une demeure resplendissante, ses parents devaient se trouver autour d'un feu agréable. Et Velya. Sa curiosité le démangeait. Pouvait-il pousser son cheval sur quelques foulées indiscrètes pour jeter un œil à ceux qui l'avait rejeté ? Non pour ses aïeux qu'il ne considérait plus, mais pour cette sœur qu'il n'avait jamais oubliée. Son esprit vagabond revint dans la pièce lorsqu'Ombelyne l'interpella :
— Depuis combien de temps supportes-tu sa lourdeur incommensurable ?
Krone regarda la Demoiselle dans un sourire discret puis répondit :
— Depuis ma naissance puisqu'il est mon père.
Ombelyne n'imaginait pas que les deux hommes aient un lien de parenté quelconque. Elle leva un sourcil suspicieux.
— Ton père ? Où est ta mère ? L'a-t-elle fui ne supportant plus ses doigts flasques et ses manières grossières ?
Il observa à travers la fenêtre la lune qui semblait luire uniquement pour lui. Dans une réponse accouchant d'une sincérité dont il fut le premier étonné, il souffla :
— Elle est morte lorsque j'avais quatre ans. Je me souviens à peine de son visage, mais je n’oublierai pas son regard.
La Demoiselle baissa le sien. Bien que l'animosité qu'elle éprouvait pour le faux Marquis débordait sur ses deux acolytes, elle ne désirait pas entretenir une relation conflictuelle avec le jeune homme qu'elle trouvait, au demeurant, des plus charmants. Après avoir bu une gorgée d'eau, elle répondit simplement :
— J'en suis désolée. La mienne est morte en couches. Je comprends le manque que tu ressens. Nos pères respectifs ont leurs griefs et leurs défauts. Ont-ils eu le mérite d'avoir été là pour nous.
Krone ne s'était pas attendu à une telle confidence et à cette marque d'empathie. Il en pensait Ombelyne incapable. À cet instant précis, dans la lumière chaude du foyer, Krone ne décelait en Ombelyne aucune trace du bourreau qu'elle avait été pour sa servante injustement humiliée. Comment dans cette beauté objective pouvait s'immiscer une perversité si morose ?
Il attrapa une grappe de raisins dans une coupelle de bois ciselé posée sur le rebord de la fenêtre. Délicatement, il en détacha un grain aux reflets aubergine. Le jus sucré éclata en bouche et un pépin égaré craqua sous un coup de dent mesuré. Krone devinait une mer d'huile sous le film de brume. Ce calme apparent couvait une révolte en cours, tout comme le flegme affiché du jeune homme contrastait avec ses pensées tumultueuses. Pour échapper à ce passé envahissant, Krone questionna Ombelyne sur leur projet d'infiltration :
— As-tu reçu une réponse de ta cousine ?
— Constance a dû recevoir ma missive il y a peu. La compagnie Metzger n'est plus ce qu'elle était. Nous irons au relais postal demain mais je doute que nous y trouverons ce que nous attendons.
Ombelyne se saisit d'un agrume et, à l'aide d'un couteau affilé, l'éplucha. L'amertume discrète de l'orange embauma toute la pièce. Krone, pourtant à quelques pas de là, en saisit la fine volupté. Guettant toujours l'activité nocturne de la rue, ou plutôt son absence, il poursuivit :
— Crois-tu que ta cousine sera ravie de nous recevoir ? A-t-elle le rang nécessaire pour nous introduire dans la cour du Premier Sujet Silas ?
Ombelyne posa sur la table un morceau de la peau de l'orange. D’un ton orgueilleux, elle persifla :
— Constance se plierait en quatre pour satisfaire la moindre de mes envies.
Elle se tut un instant jusqu'à ce que l'épluchage fût terminé. Puis, ne pouvant contenir le dédain que le Marquis lui inspirait, elle compléta :
— Pour ce qui est du Marquis, je ne garantis rien. Ton père n'est pas l'époux délicat que ma cousine s'imagine rencontrer. Elle ne comprendra pas cette union soudaine et discrète, sans tout le faste qu'une Dame de mon rang aspire. Si encore il était d'une beauté renversante, nous aurions pu jouer la carte du romantisme, mais en l’occurrence...
Krone ne put retenir un rire sincère. Leur nouvelle mascarade souffrait effectivement de défauts difficilement défendables. Le jeune homme se permit d'interrompre momentanément sa surveillance pour jeter, à la dérobée, un œil vers la Demoiselle. Le dos droit et le menton relevé, elle dégageait une prestance naturelle sans équivoque. Si elle n'était pas ombragée par la vanité, elle aurait suscité son attention sincère. Par des mots bien choisis, il répondit avec malice aux récriminations bien sérieuses de la demoiselle :
— En espérant que le destin tragique d'Ombelyne de Pastelbour, Belle des Enfers, ne se soit pas ébruité jusqu'ici. Jamais votre cousine, si docile soit-elle, n'introduirait la nouvelle reine des démons, aussi éblouissante fut-elle.
Un sourire en coin s'étira sur le visage de Krone lorsqu'il aperçut une rougeur s'inviter sur les joues d'Ombelyne. Un silence piqué de gêne s'invita dans cet échange mais fut vite chassé par l'ouverture brusque de la porte du salon.
— Regardez c'que je vous rapporte. J'me baladais dans la cohue joyeuse de l'effervescente cité, lorsqu'un p'tit rouquin a supplié son bon Marquis de le réintroduire dans ses bonnes grâces.
Fil entra d'un pied engageant, suivi du cocher et de Bulle de Savon qui referma la porte. Le Marquis, en maître des lieux, s'approcha de sa tendre et croqua dans l'orange juteuse qu'elle tenait dans sa main délicate. Ombelyne lui jeta un regard foudroyant et, par la même occasion, l'agrume au visage. Le fruit rebondit sur la joue rieuse, tomba au sol et roula sous la table.
Amusé, Fil manifesta une outrecuidance exagérée :
— Pourquoi cette colère Marquise ? Notre valet si dévoué a-t-il été si désagréable en mon absence ? Dois-je le châtier ? Dois-je lui donner la fessée pour lui rendre le derrière aussi rouge que vos joues ?
Ombelyne resta muette. Elle ne savait si l'embarras qui l'avait enveloppée avant l'arrivée de Fil avait été remarquée. N'ayant rien de mieux à offrir que son silence le plus méprisant, elle s'abstint d'entrer dans le jeu pervers du faux Marquis. Nullement décontenancé, Fil reprit sa tirade enjouée :
— Je n’vous en veux pas, ma chère et tendre. Vous ne seriez pas la première à tomber sous le charme de cet élégant laquais. Bien que, disons-le-nous ouvertement, son crâne rasé ne rende pas hommage à la cascade dorée qu’était sa chevelure ébouriffante.
Krone le sermonna gentiment :
— Épargne-nous ton sarcasme.
— Vous épargner ? Moi, le Premier Justicier de la Poigne démoniaque ? Ne sais-tu donc pas que la Justice est implacable avec ceux qui s'acoquinent avec l'ennemi ?
Fil s'approcha du jeune homme et, dans un souffle uniquement perceptible par Krone, il l'incrimina :
— Deux minutes de plus et vous vous embouchiez !
Krone baissa des yeux coupables. Il ouvrit la bouche pour se justifier. Fil fut plus prompt à chuchoter :
— La Demoiselle est ravissante. Ne te laisse pas amadouer. J'connais les pensées et les envies d'un jeunot comme toi, oublie-les. Quand l'opportunité se présentera, elle nous trahira. Même le plus doux des miels peut enrober le plus infâme des poisons. Elle est de la pire espèce, n'en doute jamais.
Puis, comme si cette exhortation n'avait eu lieu, Fil se retourna, grand sourire aux lèvres et déclara :
— J'ai une sacrée crampe au pylore. Mes boyaux crient vengeance. J'espère que vous nous avez laissé quelque chose à mastéguer. Un cheval ne saurait me rassasier.
Il s'assit à côté d'Ombelyne. Sans plus un mot mais non moins de bruits inélégants, il s'attaqua à une pintade farcie et ses figues rôties.
Bulle de Savon, faisant fi de l'ambiance refroidi, approcha ses mains de l'âtre. Les langues bleutées vinrent caresser ses doigts offerts à la torture. Intrigué par ce comportement pour le moins curieux, Edwän vint s'assoir à côté du petit bonhomme, à même le plancher, et le questionna :
— Ne crains-tu pas de te brûler ?
Bulle de Savon tourna son sourire figé vers le cocher et murmura :
— Une chaleur intense sans la douleur ni la marque de la brûlure, voilà ma chance.
— Es-tu également insensible au froid ?
Bulle de Savon acquiesça.
— Pourquoi donc chercher la chaleur du foyer ?
Le petit bonhomme moustachu regarda le cocher. Son larynx se mit à rebondir vigoureusement en un rire soutenu et aigu. Dans un souffle saccadé, Bulle de Savon lui répondit :
— Remarque fort logique. C'est une sensation indescriptible. Comme un bain fumant après une marche forcée sous une pluie verglacée, l'apaisement et le réconfort décuplés. Si je le pouvais, je me baignerais dans un bac de braises.
— Qu'est-ce qui t'en empêche, Savonnette ? Si tu as besoin d'un coup de main, j't'enfonce ta frimousse dans le foyer illico.
Fil se lécha les doigts enduits de gras et s'appropria le verre de la Demoiselle. Ne supportant davantage cette compagnie irritante, Ombelyne se leva et, sans un mot, sortit du salon.
Krone resta assis à observer la nuit par la fenêtre. Le calme revenu dans la demeure, comme en écho à l’apparente quiétude extérieure, apaisa quelque peu son tumulte personnel.
Manidres dormait sur une oreille, l'œil aux aguets. Le grondement des plumeries envahissait la campagne astiracienne. Les murailles en préservaient la cité mais la crainte avait déjà investi ses ruelles. L'hiver imposait sa robe frissonnante sans étouffer en rien les ardeurs d'un pays affamé. Les premiers flocons, balayés par un vent glacé, dansaient follement autour de ces âmes déchaînées. Leur couleur immaculée, au contact du sol, virait en de nombreux endroits au carmin. Une rougeur qui s'étalait inexorablement et ne demandait qu'à recouvrir l'ensemble des Trois pays.
Krone soupira. Il entendit le rire familier de Bulle de Savon. Il lui enviait son Don préservateur. Un instant exempt de tourments. De calme. De sérénité. Il ne regrettait pas d'avoir insufflé ce vent de révolte. Il devait renverser ce monde qui avait voulu le broyer.
Pourtant, un dessein dissimulé qui se manifestait malgré lui, ancré au plus profond de son être, aurait souhaité que tout cela ne fut arrivé. Simplement, reprendre la vie du petit garçon qu'il avait été dans ces immenses salons. Simplement, se faufiler entre les jambes des domestiques affairés pendant que Velya lui courait après. Simplement, entendre son rire se perdre sous les plafonds peints magistralement et les moulures dorées. Simplement, que son Don ne se soit jamais manifesté. Candidement, vivre la vie qui lui avait été promise.
Un éclat accrocha subitement son attention. Dans la confusion de la brume et des ombres, la lune refléta sa lumière opaline sur un morceau d'acier. Une épée venait d'être sortie de son fourreau. Depuis la ruelle, la Première Justicière leva son regard déterminé et croisa celui de Krone. Il oublia instantanément le petit garçon qu'il avait été.
— Fil, nous avons un problème.
— Tu peux l'dire, Gamin ! Plus de pintade à se mettre sous la dent mais une autre à supporter à plein temps ! Merci pour ta clairvoyance.
Krone ne se détourna pas de la Justicière que la lumière nocturne enveloppait. Elle ne bougeait pas. Elle le regardait. Elle le scrutait. Puis, lentement, presque au ralenti, de sa main libre, elle se toucha délicatement la paupière. Ce fut le noir.
Frappé de cécité mais lucide, Krone expira profondément pour contrôler l'éclosion d'une angoisse ennemie. D'une voix posée, il informa ses camarades de la situation :
— La Justicière est dans la rue. Sans aucun doute, elle a un Don. D'un geste, elle vient de me rendre aveugle.
— Une Justicière avec un Don ? Le plus beau des oxymores, Gamin !
— Je viens de te dire que je suis aveugle Fil. Ta poésie et tes figures de style peuvent patienter quelques peu.
Bulle se leva et s'approcha de la fenêtre. En passant à côté de Fil, il murmura malicieusement :
— Si seulement elle pouvait rendre l'Orateur muet, son Don serait la plus belle des bénédictions.
— Rien ne saurait enchaîner la langue de la liberté, Savonnette !
En un saut maladroit, le faux Marquis descendit de sa chaise et accompagna le petit bonhomme. D'un coup d'œil bref, il constata que la rue était à nouveau déserte. Aux côtés de Krone, il posa une main soucieuse sur l'épaule de son protégé. Il contempla ses yeux d'un noir abyssal.
— On dirait qu'une tâche d'encre a dégouliné partout mon petit. Tout est recouvert. Iris, pupille, blanc de l’œil …
— ...noir de l'œil, plutôt.
Fil se tourna vers Bulle et lui offrit un sourcil réprobateur qui traduisait une inquiétude sincère.
— Ton humour me surprendra toujours, Savonnette. Si cette Justicière est revenue, c'est qu'elle a compris qui nous étions. Espérons que cette attaque ne soit pas permanente.
Krone posa sa main sur celle de son aîné. Calmement, il apaisa ses craintes :
— Elle ne l'est pas. Je vois à nouveau.
Ses yeux avaient retrouvé leur apparence d’origine. Le blanc ivoire englobait à nouveau l'iris aux reflets grisés. Krone sourit en constatant le soulagement manifeste de son ami.
— Nous ne devrions pas laisser Ombelyne seule. Le pire nous attend. Nous ne savons pas ce que cette Justicière manigance et de quoi elle est capable.
— Tu appelles la pimbêche par son prénom maintenant, Gamin ? C'est donc l'amour pure et véritable qui vous unit depuis ce soir ? Au premier danger, tes pensées s'inquiètent de la sécurité de la belle ? J'm'absente quelques heures et voilà qu'elle a jeté son charme sur toi !
Bulle de Savon tira légèrement sur la pointe de sa moustache et compléta dans un murmure :
— Espérons que celui-ci sera momentané et que l'amour ne le rende pas aveugle pour de bon.
Le cocher vint rejoindre le trio et garda ses pensées pour lui. Il passa une main nerveuse dans sa chevelure orangée. Mal à l'aise, il se gratta le cou. Il n'était plus sûr que mettre sa vie en danger valait les brimades et le mépris de son précédent patron. La légèreté des propos qu'entretenait les trois hommes en face de lui ne le rassurait plus. La voix grave de Fil le sortit de sa rêverie. Bien que l'homme était de petite taille, son assurance était immense.
— Attendons-la ici, nous saurons l'accueillir. Un peu de volaille, quelques figues et l'orange sous la table en prime. Si la gourmande en redemande, elle goûtera à mon fil légendaire.
Bulle de Savon leva un index complice. Il compléta les propos de son compère, tout inconscient du danger approchant :
— Le choc des Justiciers. Espérons que Brindille ne se fera pas souffler au premier coup de vent.
— J'suis profondément enraciné, Savonnette. Les bourrasques les plus violentes ne sont que caresses sur mon teint délicat.
Krone secoua la tête de désarroi. Ses deux compagnons avaient la fâcheuse tendance à badiner dans les moments les plus critiques. Il tira les lourds rideaux pourpres pour isoler le salon de la nuit menaçante. Il prit un nouveau grain de raisin et l'écrasa contre son palais à l'aide de sa langue. Le jus sucré encore en bouche, il interrompit l’amicale dispute :
— Pourquoi m'a-t-elle ciblé avec son Don ? Elle n'a aucun intérêt à nous révéler son atout si tôt si elle compte nous affronter.
— Le message est assez clair, Gamin. Elle veut qu'on sache qu'elle nous traque, que la Justice nous tient dans sa poigne la plus ferme.
Bulle de Savon remonta la bretelle de sa salopette verte et orienta son sourire figé vers le jeune homme. Il partagea son analyse en un souffle presque inaudible :
— En nous partageant l'existence de son Don, elle nous démontre qu’elle sait que nous ne sommes pas des démons. Elle n'est pas dupe de notre duperie. Cependant, je ne pense pas qu'elle connaisse la nature exacte de nos Dons. En tout cas, ne t'inquiète pas pour l'élue de ton cœur, elle ne risque rien. La Justicière ne rentrera pas dans la demeure.
Krone sentit une chaleur certaine lui monter aux joues mais ignora la dernière remarque du petit bonhomme. Il reprit avec sérieux :
— Comment peux-tu être aussi sûr que la Justicière ne s'introduira pas ici ? Le concierge ouvrira toutes les portes en voyant son glaive d'or. Accompagnée de sa Poigne, elle nous submergerait. Elle peut revenir d'une minute à l'autre.
Une lueur de malice dans le regard, le petit moustachu répondit en haussant les épaules :
— Je n'en sais strictement rien.
Le rire naturel qui accompagna cette réponse navrante exaspéra quelque peu Krone. Ne comptant pas se justifier, il se leva et quitta la pièce sans un mot, suivi par un Bulle de Savon enjoué.
Dans le couloir assombri, un chandelier mural diffusait une lumière froide et vacillante. Krone ne distinguait que les formes enténébrées du mobilier et les ombres mouvantes des branches du cerisier de l'arrière-cour. À travers l'unique fenêtre du bout du corridor, la blancheur de la lune éclairait un vase en porcelaine posé sur un guéridon. Un tapis épais s'étirait sur toute la longueur et étouffait le pas leste du jeune homme. Derrière lui, il entendait le souffle délicat de Bulle de Savon, qui le rejoignit devant la dernière porte, la chambre d'Ombelyne. À côté, une horloge imposante murmurait son cliquetis régulier en un écho glacial et immuable.
Krone frappa délicatement. Il attendit une réponse qui ne vint pas. S'affranchissant des bonnes manières, il tourna la poignée et entra dans la douce clarté de la chambre. Le parfum à base de musc de la Demoiselle embaumait subtilement la pièce. Dans ce cocon apparemment paisible, Ombelyne pleurait.
Elle se retourna vers ses deux visiteurs, les yeux rougis. Constatant l'absence de Fil, elle gémit :
— Qu'ai-je donc fait pour mériter pareil fardeau et exécrable compagnie ? Mon humiliation devant le Second Sujet n'était-elle pas suffisante ? Réjouissez-vous de me malmener de la sorte ?
Une larme, alourdie par un chagrin profond, s'écoulait le long de sa joue rosée. La force de caractère apparente de la Demoiselle reposait sur une sensibilité bien fragile. Krone déglutit, épris d’une certaine culpabilité. À sa grande surprise, ce fut Bulle de Savon qui prit la parole :
— Sa langue est bien volubile mais son cœur n'en est pas moins généreux. Ce n'est pas votre personne qu'il rejette.
— Arrêtez de me rabâcher vos histoires de privilèges et d'iniquité. Je n'y peux rien si je suis bien née et que votre berceau se trouvait du mauvais côté. Je n'ai tout de même pas à me justifier des parents que la nature m'a donnés !
La Demoiselle serra les poings sans détourner son regard du petit moustachu. Tristesse et colère embrumaient ses yeux cristallins.
Ceux de Bulle de Savon, d'un bleu si pâle qu'ils en tiraient sur le blanc, comme un fidèle miroir de ses pensées, n'exprimaient aucune compassion face à cette détresse exprimée. Ombelyne s'avança d'un pas déterminé vers lui pour extérioriser physiquement sa rage et sa peine. Elle leva une main menaçante et, devant l'impassibilité de cet étrange personnage et son sourire horripilant, le gifla violemment. Ses doigts glissèrent sur la joue de sa victime en une caresse un peu trop brusque. Impassible, Bulle de Savon lui sourit. Évidemment.
Devant son impuissance à partager sa douleur, Ombelyne fondit en larmes.
Après une brève hésitation, Krone tendit une main réconfortante. Il craignait de subir un rejet blessant. Lorsqu'il effleura le coude de la Demoiselle, une plainte déchirante le stoppa net. Le cocher, depuis le salon, appelait à l'aide.
Comme rappelé à l'urgence du monde, Krone se retourna et sortit de cette bulle d'intimité. Dans le couloir, il entendait le chahut, le chaos d'un violent combat. Il se précipita et pénétra sans le salon, poussé par l'instinct de protection de ses proches.
Un spectacle qui ne s'était jamais invité même dans le pire de ses cauchemars s'offrit à lui. Krone dépérit en un instant. Krone s'effondra intérieurement. Krone n'était plus rien. Des larmes incontrôlables ruisselèrent et vinrent s'écraser sur le parquet. Si la mort pouvait embrasser un homme et le laisser malgré tout vivant, alors il avait la primeur de cette expérience effroyable, insoutenable.
La Justicière, droite et impassible le regardait. De sa lame argentée, gouttelait un sang épais. À ses pieds, Fil, la gorge ouverte, rendit son dernier souffle dans un spasme muet.
J'ai lu le chapitre et je suis pas sûre que j'étais bien réveillée, donc je te livre une rapide première impression, je finis mon café et je relis au cas où ^^
- Je n'ai pas "vu" Bulle sortir du salon donc j'ai eu la sensation qu'il s'était téléporté dans la chambre de Ombelyne... d'ailleurs, que fait-il là-bas ??? lui aussi serait-il sensible aux charmes de la miss ??
- Je ne comprends pas pourquoi les yeux de Krone deviennent noir quand Velya utilise son Don, parce que de ce que tu as décris précédemment, ça me fait penser que elle aussi a les yeux noirs à ce moment, et je ne vois pas comment ça peut être "discret". Je ne comprends pas pourquoi elle se montre non plus d'ailleurs; SAUF, si le Don de Velya inclut de "prendre possession" du sens d'un autre et de lui faire voir des choses...
- ce qui est en lien avec le point d'avant: je n'ai rien compris à comment et pourquoi Velya tuerait Fil ainsi, SAUF si c'est une illusion...
Après c'est toujours aussi bien écrit, j'ai vu quelques points bizares je vais les lister à la relecture
Je suis plus au clair sur les déplacements de Bulle ^^ J'ai toujours l'impression que Fil n'est pas vraiment mort et que c'est Velya qui manipule Krone, mais on verra ;)
A la relecture je remarque mieux comment Krone se laisse distraire par Ombelyne haha, c'en est presque frustrant ! XD ressaisis-toi, mon vieux ! Après je trouve ça très bien qu’il soit pas en mode « je m’écrase et je dis rien, elle est trop bien pour moi », ça change un peu.
Ton début d’histoire était excellent et on s’y accroche, mais après avoir lu un bon morceau maintenant, je me dis que je n’ai pas senti le « devait ». Je reste, même avec le recul, avec l’impression qu’ils se sont lancés là dedans en grande partie à cause des boulettes et lubies de Fil, un peu par hasard / pas de chance, mais pas du tout parce que Krone s’est senti le devoir de lancer une quête vengeresse. (Ce qui n’enlève rien à la qualité de la suite, un fois que ça a démarré)
Quelques petits points de fond:
> J’aurais aimé un détail pour suggérer où ils sont. Auberge ? chez quelqu’un ? (Où est ce qu’ils ont pu trouver une maison quasi complète à utiliser ?). C’est d’autant plus curieux que leur table est bien remplie mais qu’on ne voit passer aucun domestique.
> N’est-ce pas un peu « risqué » pour Krone de rester là à observer la rue sous couvre-feu (ça attire l’attention sur lui +++ ) ? Si tu ne peux pas faire autrement pour la suite, peut-être faut-il envisager de dire que dans la rue toutes les fenêtres sont ouvertes et tout le monde regarde dehors, curieux de voir passer les démons ? Et plus loin il ferme les rideaux, ne devrait-il pas l’avoir fait dès le début ? Parce que du coup on dirait que n’importe qui dans la rue avait vue sur Ombelyne qui mange, question discrétion ce n’est pas top non plus.
Petits points sur la forme:
> « Rien que sa présence »
>> Ce n’est qu’une opinion personnelle mais je préfère les tournures inverses : « Sa présence seule suffit à me donner la nausée »
> « Ont-ils eu le mérite d'avoir été là pour nous. »
>> Je suis nulle en syntaxe / grammaire mais j’ai l’impression qu’il te manque un mot comme « au moins »
> J’ai une petite impression d’avoir beaucoup lu « délicat » / « délicatement » dans ce chapitre
> « ébouriffante »
> Est-tu certain de pouvoir utiliser ce mot dans ce sens-là ? Ca me donne l’impression que tu avais « éblouissante » et que tu as désespérément cherché un synonyme
> « — Qu'est-ce qui t'en empêche, Savonnette ? Si tu as besoin d'un coup de main, j't'enfonce ta frimousse dans le foyer illico. »
>> Je n’avais pas compris en première lecture que c’était Fil qui parlait
> « La Justicière est dans la rue. Sans aucun doute, elle a un Don. D'un geste, elle vient de me rendre aveugle. »
>> Même avec l’effort de Krone pour rester calme, je trouve la réplique un poil trop calme et construite
A bientôt :D
En l'état actuel des choses, Fil est bien mort. Velya ne créé aucune illusion. Son Don consiste à occulter un sens de sa victime (le rendre aveugle, sourd etc) un voile noire s'abbat sur les yeux de sa victime ( ce qui arrive à Krone) pour le rendre aveugle. Le voile disparaît quand elle relâche son Don. Car en effet, ce qu'elle fait subir à sa cible, elle subit tout autant. Elle se rend aveugle, sourde... etc. Elle est donc obligée à un moment donné de libérer sa cible pour retrouver toute ses capacités.
La scène finale est donc bien réelle. Fil a la gorge tranchée, Krone ne rêve pas et n'est soumis à aucune illusion.
Je les imagine dans un salon au premier étage d'un hôtel particulier. Depuis où ils sont, la rue ne voit pas à l'intérieur. C'est vrai cependant que Krone pourrait regarder doscretement à travers un rideau tiré, ça irait mieux avec l'ambiance d'un couvre feu ! :)
A tres vite !
Si seulement la scène finale pouvait être vraie : Fil tué par Velya serait tellement jouissif mais je n'y crois guère. La preuve en est qu'il a encore fait son lourd entre Krone et Ombelyne car l'homme de paille est né pour faire chier son monde, en continu et sans sommation. Désolé, je n'y crois pas. Tu aimes autant le pas beau que je le déteste. Je le supporte juste au nom de l'histoire.
J'ai beaucoup aimé ta tentative d'apporter au lecteur des saveurs et d'autres odeurs à mesure que Krone allumait la frigide mais "objectivement belle" Ombelyne. Quelques confidences, des points communs, une envie d'explorer l'autre. J'ai vraiment apprécié.
La petite arrivée de Velya arrive à point nommé, plus que suffisante pour rompre la romance et rameuter l'intrigue entre les deux âmes égarées. J'espère qu'elle fera subir trois bains à Fil et qu'on aura une trace de son cadavre pour en être définitivement débarassé.
Là tu vois, l'histoire deviendrait passionnante si on élague THE personnage lourdingue.
Très belle narration, j'ai hâte de lire la suite demain en tout cas !
P.S : Si je recroise ces maudites plumes bleues, je leur ferai avaler une à une jusqu'à ce qu'ils s'étouffent avec. -> Si ... conditionnel ?
Décidément, tu ne seras jamais reconcilié avec Fil, même dans sa mort, il arrive à te faire hérisser les poils.
Je suis content que la "romance" entre Krone et Ombelyne te plaise, la Belle n'a pas encore fini de faire parler d'elle sur ce thème là...
Fil est certes lourd, mais je trouve qu'il apporte quand même son rythme au récit... Il permet d'accélérer, de casser certaines scènes qui pourraient être monotones. Sa mort, moi, m'a profondément affecté !
J'espère que la suite te plaira, avec ou sans Fil...
Donc Fil est mort ? Je suis choquée.
Mes notes de lecture :
« des plus charmants.”
Phrase après : “des plus simplement”
« Krone, pourtant à quelques pas de là »
> Ah ok, je les imaginais attablés l’un en face de l’autre jusque là.
« son crâne rasé”
> Il l’est toujours ? Ça fait un petit moment qu’il se l’ait rasé non ?
« Pourtant, un dessein dissimulé qui se manifestait malgré lui, ancré au plus profond de son être, aurait souhaité que tout cela ne fut arrivé. »
> Attention : phrase alambiquée
« Il oublia instantanément le petit garçon qu'il avait été. »
> J’ajouterais : « et sa sœur bien aimée » ce qui peut être paradoxale en cet instant
« Accompagnée de sa Poigne, elle nous submergerait. »
> Plutôt : « Elle nous tuera » ?
« éprit d’une certaine culpabilité”
> épris
Du coup là j’ai vraiment hâte de savoir la suite !
Content que ce chapitre t'ait plu. Je suis étonné par un message si petit de ta part ^^
Fil a la gorge ouverte et a rendu son dernier souffle... on peut dire qu'il est mort en effet ... snif
J'espère que la suite te plaira
Velya les a retrouvés beaucoup plus vite que ce que je pensais. Avec son arrivée, je me doutais que ça allait pas être le fun et la joie, mais merde, que c'était violent, je ne pensais pas que ça dégénèrerait à ce point, et surtout aussi vite. Pour le coup, c'était plus qu'inattendu pour moi, et ça a très bien marché comme couperet en fin de chapitre ><" Je m'attendais plus à une rencontre violente avec Vélya, mais sans morts et avec potentiellement un début de discussion/une fuite, mais ça bordel ><"
Au début, je me suis demandé si yavait pas moyen de faire une pirouette comme d'ab. Genre arrêt du temps, puis Bulle qui propage sa bulle, est-ce que ça fait sauter les blessures ? Mais vu ce que tu me disais sur le discord, j'ai des doutes ^^" Bon sang, c'est violent, inattendu, et ça marche malheureusement très bien ><" Fil n'était pas mon personnage préféré, mais ça marche quand même très bien. Ya deux chapitres je crois, quand il retrouve le rouquin, je me disais que Fil et Bulle étaient devenus très ressemblants, et que c'était un peu dommage cette grande ressemblance, mais là du coup...
Un chapitre qui marche malheureusement très bien. Je ne m'attendais vraiment pas à ce genre de trucs dans cette histoire, tu m'a bien eu par surprise, ça rassure pas vraiment pour la suite des événements ^^'
Juste :
"Un cheval ne saurait me rassasier." Faut peut-être mieux éviter ce genre de remarque à côté de Bulle ='D
Merci pour ton commentaire. J'avoue que j'avais "hâte" de partager ce chapitre avec vous les plumes pour avoir vos réactions... En tout cas, l'effet recherché est réussi de ton côté, et ça me fait "plaisir"...
J'ai l'impression que peu de personne aime Fil ici :D Mais bon, au vu de ta réaction, ça me rassure un peu sur "l'attachement" que peut avoir un lecteur avec lui... Tout n'est pas si mauvais en lui finalement.
Merci pour ta lecture attentive.
J'avoue avoir beaucoup ri sur ta remarque de fin ! Mdr, je n'avais pas écrit ça en toute conscience ! mdrr