L’art de la réussite consiste à savoir s’entourer des meilleurs*

Par SHÂMSE
Notes de l’auteur : Les dessous des EHPAD.

 

Tous les soirs, après une longue journée de travail, François ouvre la porte de son petit appartement, se dirige vers le salon, et machinalement, se sert un verre de whisky. François est un jeune homme très ambitieux. A vingt-six ans, il vient de décrocher son premier poste de directeur dans un EHPAD. Cet établissement dont il organise et dirige l’ouverture, ne sera pas le premier. C’est ce qu’il se promet.  Le groupe d’EHPAD privés pour lequel il travaille, est un leader mondial coté en bourse. La prise en charge de la dépendance est un enjeu majeur, surtout quand on sait que le nombre de personnes âgées dépendantes, risque bien de doubler en 30 ans. L’avenir appartient à ceux qui sauront exploiter cette filière. C’est le moment de faire ses preuves avec ce nouvel établissement, qui, il l’espère, sera complet en un temps record. Il compte bien en assurer la gestion sans encombre. Ainsi il prouvera à ses supérieurs, qu’il peut s’occuper des autres établissements que le groupe possède un peu partout dans le monde. Il finira même directeur général du groupe et pourquoi pas, actionnaire principal. En imaginant tout cela, il se reprend un verre, en pensant à son acteur préféré Georges Clooney, dans « Au sommet ». Il se voit comme lui, en homme d’affaire, parcourant le monde, dans un costume trois pièces Prada, l’attaché-case à la main, suivi par trois magnifiques secrétaires. Mais pour le moment, en guise d’attaché-case, c’est un verre à la main, suivi de son chat Champion, qu’il se dirige vers son bureau.

L’établissement doit accueillir quatre-vingts personnes âgées. Les premières doivent arriver dans quinze jours, et les dernières dans un mois. Il faut recruter le personnel strictement nécessaire, se procurer le matériel médical, signer les contrats avec la blanchisserie, la cuisine, le service d’entretien du chauffage central, et surtout, choisir les futurs résidents. On ne lui a octroyé pour le moment, ni secrétaire, ni directeur des ressources humaines. Le groupe, n’ayant pas encore les fonds nécessaires, n’a embauché qu’un médecin et un cadre de santé, pour étudier avec lui les centaines de dossiers de demandes d’entrée en maison de retraite. Il faut analyser le profil du demandeur, sa solvabilité, et appeler sa famille pour savoir si la demande est toujours en cours. Parfois, il faut trouver une formule de compassion, lorsqu’on apprend au téléphone, que trop tard, la personne est décédée. Ensuite, il faut rencontrer le sujet et sa famille, faire visiter l’établissement, et surtout, convaincre la personne âgée, qu’elle sera ici comme chez elle.

Il se fait livrer une pizza, prend son verre et la bouteille de whisky, et s’installe dans le bureau pour valider ou non les dossiers choisis par le médecin et le cadre de santé. Ce n’est pas si simple. Il faut satisfaire les recommandations de l’ARS et du conseil général, deux organismes qui cofinancent l’établissement. Le premier, participe au budget soin, à condition que les sujets accueillis, présentent des pathologies suffisamment lourdes. Le second, participe au budget dépendance et impose que les personnes âgées aient une perte d’autonomie minimum. Le maire qui a fourni le terrain pour un euro symbolique, a donné une liste de « citoyens prioritaires » à faire entrer. Le médecin et le cadre de santé, évaluent l’urgence des dossiers. Mais souvent, il s’agit de situations très lourdes, avec des pathologies imposant une présence quasi constante, ou des soins couteux. Par exemple, un patient nourri par gastrostomie, reviendrait trop cher à un établissement. Non seulement le matériel est cher, mais les poches d’alimentation le sont plus encore. Les dossiers de ces personnes sont souvent rejetés par les Ehpad, laissant les familles désemparées.

L’éthique n’est pas sa priorité. Il ne s’agit pas de faire couler l’établissement dès son ouverture.

François ne compte plus les heures travaillées chez lui, les nuits sans sommeil, ni le nombre de bouteilles vidées. Il faut finaliser les contrats de travail, rencontrer les équipes, et souvent, rappeler les fournisseurs qui n’ont pas tenu leur engagement de livraison dans les délais.

Enfin, les premiers résidents arrivent. Certains ont été refusés au dernier moment, parce que leur médecin traitant ne pouvait pas continuer à les prendre en charge en maison de retraite. Un résident en EHPAD est sous la responsabilité du directeur. S’il n’y a pas de médecin traitant, en cas d’urgence mal gérée, le directeur et son équipe de cadres pourraient être poursuivis en justice. Les années 2020 sont des années noires sur le plan santé. Les hôpitaux sont en crise, les pavillons d’urgences saturés, et les médecins retraités ne sont pas remplacés. Il faut donc absolument faire entrer des résidents dont le médecin traitant continuera le suivi.

L’établissement est plein, il aura fallu régler différents problèmes techniques, répondre aux demandes et angoisses des familles, ajuster le personnel, et faire un rapport détaillé aux tutelles.

Un dimanche matin, l’infirmière l’appelle parce qu’un résident a disparu. Les moindres recoins de l’établissement doivent être fouillés. Il se souvient d’un fait divers qui relatait la disparition d’un patient qui avait été hospitalisé dans un service de médecine. Un peu confus à son entrée, il avait dû se lever la nuit, et sortir de sa chambre pendant que les infirmières étaient avec un autre patient. Il n’a été retrouvé que trois jours plus tard, mort, dans le local des archives où personne n’avait pensé à regarder. Le dimanche, le personnel est réduit. Déjà en temps normal, il faut courir pour assurer les soins d’hygiène, l’alimentation et la prise en charge médicale des personnes âgées. Aujourd’hui, les locaux ne seront pas nettoyés, tant pis. Il demande aux deux agents de service, de se répartir le premier et deuxième étage, et lui se chargera du rez-de-chaussée et du sous-sol. Le bâtiment est immense, il comprend mieux les agents qui se plaignaient des distances à parcourir toute la journée. Tout en cherchant, il réfléchit. Doit-il alerter la police et la direction générale au risque de décevoir ses supérieurs ? Non, s’il retrouve le monsieur, personne n’en saura rien. Il espère aussi fortement que la famille ne viendra pas le visiter, ni ne cherchera à le joindre, au moins tant qu’il ne l’aura pas retrouvé. Après avoir fouillé plusieurs fois, et menacé son personnel qui a manqué de vigilance, il se rend à l’évidence. Le monsieur n’est pas dans l’établissement. Il interdit à l’infirmière de signaler sa disparition jusqu’à son retour. De toute façon elle n’en aurait pas eu le temps. Elle est seule pour distribuer les médicaments aux quatre-vingts résidents, faire les pansements et autres soins variés.  Il prend avec lui une photo du disparu et part fouiller les alentours. Ce qui l’inquiète, c’est que l’EHPAD se trouve non loin d’un petit étang dans le parc communal adjacent. Il se dirige donc vers lui en accélérant de plus en plus le pas. Au loin, il aperçoit une silhouette allongée sur une des berges. Il ne peut encore voir si c’est la personne qu’il recherche, car la tête semble tournée vers le sol. Tout en maugréant, il se met à courir aussi vite que son cœur bat. En quelques secondes ses pensées et émotions passent de l’espoir à la désillusion. C’est sûr, il va récupérer le résident en vie, et pourra ainsi suivre son chemin vers la gloire. Haletant, les jambes de plus en plus tremblantes, il craint tout à coup le pire. Ses projets s’écrouleront, comme un château de cartes traversé par le vent de la malchance, si jamais il le retrouve mort. A peine au bord de l’étang, sans ménagement, il retourne le fugitif, qui soulagement, le regarde avec de grands yeux ronds, surpris et apeurés. Il a du mal à le mettre dans la voiture. Difficile de le relever seul du sol. S’il était patient et calme il y arriverait certainement mieux. Au lieu de cela, il crie, bouscule le monsieur, qui de ce fait, n’a surtout pas envie de le suivre.  Bien entendu, personne à l’extérieur de l’établissement ne doit savoir que la catastrophe a été évitée de peu. Il découvre que le système de fermeture automatique d’une des portes de l’unité sécurisée où est logé le monsieur, fonctionne mal.

La plupart des sujets entrant en maison de retraite, présente des troubles cognitifs sévères. L’agitation, avec parfois l’agressivité envers leur famille, l’inversion du rythme du sommeil ou la déambulation, rendent le maintien à domicile, épuisant pour les aidants familiaux. C’est donc la mort dans l’âme, qu’ils acceptent de faire rentrer leur parent désorienté, dans un établissement comportant des unités dites protégées, pour ne pas dire fermées. Mais parfois, ces systèmes de protection ne s’activent pas, ou alors avec retard, et le résident en profite pour suivre un soignant ou une famille qui n’a pas pris la précaution de vite refermer la porte derrière lui.

De retour chez lui, après toutes ces émotions, François a besoin d’un petit remontant. Il ne va pas se décourager. Il a à peine le temps de finir son verre, que le téléphone sonne à nouveau. Un aide-soignant se trouvant mal a dû rentrer. Il faut trouver un remplaçant, car l’équipe est déjà en nombre minimum. Il va devoir appeler un à un les autres aides-soignants qui sont de repos aujourd’hui.

Le week-end a été épuisant, et la semaine reprend sur les chapeaux de roue. Tout le personnel doit être formé à l’utilisation du dossier médical informatisé. Pendant que certains se forment, d’autres doivent être présents auprès des résidents. En plus, il doit rencontrer 2 psychologues, car le poste est toujours vacant, et surtout, ce qui l’intéresse le plus, trouver dans les CV qu’il a reçu, un profil adapté au poste de directeur des ressources humaines. Il doit absolument s’entourer de personnes compétentes, capable de soulager sa charge de travail. Il est loin le temps où il lui semblait facile de diriger un tel établissement.

Les journées s’enchainent, toutes plus chargées les unes que les autres. Une part importante de son temps de travail est rongé par les différentes réunions pour rédiger le projet d’établissement, affiner le projet de soins et, se tenir au courant de la vie dans l’établissement. Sans parler des demandes, toujours plus fréquentes, de rendez-vous avec les familles mécontentes, parfois pour des choses insignifiantes : La chambre est trop petite, le repas est servi froid, le volet ne fonctionne pas, du linge est perdu, on ne trouve personne dans les unités, les changes ne sont pas assez fréquents…

Il essaie de négocier avec sa hiérarchie la possibilité d’avoir un soignant de plus, pour qu’au moins les repas soient donnés dans de meilleures conditions. A midi, à peine les toilettes terminées, il faut aller chercher les résidents dans leur chambre et les installer à table. La plupart ne peut manger seul. Il faut soit les stimuler par la parole, en leur disant quoi faire, à chaque étape de la mise en bouche à la déglutition. Soit leur donner à manger, et, le plus souvent, faire les deux actions en même temps auprès de plusieurs résidents. On lui oppose une fin de non-recevoir. Le budget aide-soignant est serré, il doit se débrouiller avec le planning. On lui suggère même de prendre des stagiaires.

Un jour, en revenant de sa pause déjeuner qu’il a enfin pris à l’extérieur, il aperçoit un camion de pompiers devant l’entrée. Une dame vient de faire une fausse route, elle a été récupérée in extrémis par les soignants présents. C’est un problème médical bien connu chez le sujet âgé. Le médecin coordonnateur et le cadre de santé s’occuperont de faire la fiche d’évènements indésirables pour pouvoir répondre à une éventuelle plainte. Il passe vite à autre chose, d’autant que maintenant, la dame sera prise en charge par un service hospitalier.

Il doit organiser une réception pour l’inauguration de l’établissement. Seront présents : Des représentants de l’ARS, du conseil général, le maire en personne, les familles et enfin ses supérieurs. Il apprend que le plus important actionnaire du groupe, en vacances dans la région, viendra.

Le grand jour est prévu pour la semaine prochaine. Cet après-midi, il demande à n’être dérangé sous aucun prétexte. Il a prévu une réunion avec les cadres et le chef cuisinier, pour les dernières vérifications. La réception doit être parfaite. On parle décoration, menu, installation des convives, et visite de l’établissement. Les résidents doivent être sur leur trente et un. François ne veut pas de vêtements tachés, ni d’odeur désagréable. Il avait prévu de leur lire son discours pour avoir leur avis, quand la porte de la salle de réunion s’ouvre brusquement.

Il est prêt à hurler qu’il avait demandé à ne pas être dérangé. Son visage se retourne vers l’entrée de la salle. Sa bouche s’ouvre dans un rictus de colère, qui se transforme très vite en surprise. Aucun son n’en sort. Il découvre le directeur général de la filial et reconnait dans le groupe de personnes qui l’accompagne, le maire de la ville.

On lui demande d’une voix calme et déterminée, de se lever, de prendre ses affaires et de les suivre jusqu’à son bureau. Là, sous surveillance, on lui demande d’allumer son ordinateur et de taper ses codes d’accès aux dossiers de l’établissement. Ensuite, une femme s’installe à sa place pour changer les mots de passe. Sans plus d’explication, on lui fait comprendre qu’il doit prendre ses affaires personnelles, laisser toutes les clefs des lieux, ainsi que le téléphone professionnel, et rentrer chez lui. Il est comme déconnecté de la réalité. Il ne comprend pas ce qui se passe. On lui répond qu’être compétent, ce n’est pas avoir des diplômes, mais savoir agir en toute situation, mettre en œuvre des pratiques de prévention pertinentes et, surtout s’entourer de personnes expérimentées.

Au volant de sa voiture, il reste un moment figé de consternation. La tête affalée sur le volant, les images des semaines précédentes lui viennent à l’esprit. Il y recherche une explication. Il finit par rentrer demander du réconfort à sa meilleure amie, la bouteille de Whisky.

Le lendemain, il apprendra par les journaux, qu’une parente du maire a bien failli mourir étouffée dans un Ehpad. Une stagiaire lui aurait donné à manger, sans avoir pris les précautions nécessaires. Pourtant, ses troubles de la déglutition étaient bien notés dans son dossier d’entrée. Le directeur a été limogé et sera poursuivi pour manquement grave à la sécurité des résidents.

*John Fitzgerald Kennedy

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Lislee
Posté le 22/04/2023
Bonjour !

Je trouve cela particulièrement touchant de donner une voix à des personnes âgées, d'autant plus lorsque l'on y retrouve autant de profondeur et de sagesse. Tu as une vraie capacité à raconter et synthétiser des parcours de vie avec un regard doux et poétique.
Ce dernier chapitre en l'occurrence m'interpelle beaucoup ! On parle de plus en plus des conditions de travail des soignants, mais la réalité est encore bien différente. Et à seulement 26 ans, subir autant de responsabilité et de pression me semble tout simplement bouleversant...
J'ai hâte d'en lire davantage, car c'est un bel hommage !
SHÂMSE
Posté le 25/04/2023
Bonjour Lislee.
Merci pour tes encouragements. Effectivement malgré mon expérience de la gériatrie j'arrive encore à être effarée par certaines situations inhumaines, injustes ou désolantes. Heureusement que dans ce monde là , il y a aussi beaucoup d'amour, de sagesse et de leçons de vie. Et c'est je pense que c'est ce qui fait tenir la plupart des soignants qui œuvrent admirablement auprès des personnes âgées.
Merci
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