D’habitude, en réunion de direction, je suis la première arrivée avec des idées plein la tête, pour tenter d’améliorer le quotidien des résidents, et de leur famille. Mais aujourd’hui, Rose occupe tout mon esprit. Je sais qu’elle n’en a plus pour très longtemps.
Je travaille comme psychologue dans un établissement pour personnes âgées, en région parisienne. J’ai rencontré pour la première fois, Rose, en visite de préadmission il y a six ans. Elle était si différente des autres candidats à une entrée en ehpad. L’une des conditions pour entrer en ehpad est la perte d’autonomie. Certains d’entre eux, déjà très âgés, se présentent avec une ou des déficiences physiques à l’origine de leur handicap. D’autres, valides, ne peuvent plus vivre seul, n’ayant plus le raisonnement nécessaire à la réalisation des activités quotidiennes. Rose, elle, était plus jeune de 10 ans que la moyenne des résidents. Elle était très coquette. La silhouette élancée, elle se déplaçait avec grâce et une légèreté remarquable chez quelqu’un de 75 ans. Bien que toujours le sourire aux lèvres, son regard trahissait un certain trouble intérieur. Son apparence et sa posture, la tête courbée vers le bas, et le regard en biais vers le haut, me faisait penser à la princesse Diana. Elle parlait comme on écrit, semblant chercher les mots justes, avant de s’exprimer. Lorsque son mari est décédé, elle s’est retrouvée seule, sans famille, et avec peu de revenus. Une amie s’occupait de ses démarches administratives, car elle commençait à avoir un ralentissement de la pensée. Toutes deux se retrouvaient régulièrement, pour jouer aux cartes ou sortir faire les magasins. Rose n’achetait pas grand-chose, mais elle aimait tant admirer les belles tenues dans les vitrines. Elle n’arrivait plus à boucler les fins de mois. Quand elle a appris qu’elle avait une grave maladie, elle a accepté la demande d’aide sociale pour entrer en Ehpad. Certes, l’aide sociale, qui permet de payer le loyer exorbitant de l’Ehpad, est récupérable sur la succession, mais de toute façon, elle ne laissera rien derrière elle, ni bien, ni enfant. Son amie, elle-même âgée, ne pouvait plus l’aider, et progressivement, a même fini par espacer ses visites. Je voyais donc Rose en entretien, un peu plus souvent que les autres résidents, elle qui n’avait personne à qui se confier.
Mon rôle est de rencontrer et soutenir les résidents et leur famille. Je participe aussi aux réunions quotidiennes avec les soignants, pour les aider à comprendre les attitudes parfois déconcertantes de certaines personnes âgées. Une fois par semaine, j’assiste à la réunion des cadres, animée par le directeur. Nous y faisons un point hebdomadaire de la situation de l’établissement. J’en profite pour donner quelques pistes sur le savoir être, et le comment dire, à employer, par exemple dans des situations conflictuelles. Mais bien sûr, ce que je préfère par-dessus tout, c’est passer du temps avec les personnes âgées de l’établissement. Les soignants n’ont malheureusement pas la possibilité de s’assoir pour discuter. Alors, les résidents qui le désirent, peuvent partager avec moi des souvenirs, ou font le point sur des évènements préoccupants passés ou présents, de leur vie. Ils expriment leurs regrets, leurs espoirs déçus, leurs colères anciennes ou persistantes. Ils se plaignent beaucoup d’ennui et de sentiment de solitude, au milieu de cette foule. Généralement ils ne se sentent ni écoutés ni entendus. Le temps des soignants n’est pas celui des résidents, ils se sentent bousculés.
Rose m’avait confié qu’à 16 ans elle avait fait, comme beaucoup d’adolescents, sa crise. Mais celle-ci l’avait poussée à partir sans laisser d’adresse. Elle voulait vivre « Sa » vie, ne pas avoir d’attache. Elle qui habitait un petit village près de Dreux, s’était enfuie à Paris, sans argent mais sans peur non plus, avec le rêve de faire du théâtre. Un couple en manque d’enfant, l’ait accueillie et hébergée et lui avait fait découvrir l’opéra. Elle sera marquée par Carmen, à qui elle s’identifiait. Carmen, belle et rebelle, toujours en quête de liberté. L’opéra raconte comment Carmen va payer de sa vie, cette liberté tant désirée. Elle sera la victime de la fierté, de l’égoïsme et de la cruauté d’un homme, prêt à tuer, plutôt que de laisser partir l’être aimé. Il y a bien des enfants qui préfèrent casser leur jouet plutôt que de le donner. Rose me dira avoir aussi payé le prix fort. Elle me parlera d’une mort lente et consciente et aurait préféré se faire poignarder comme Carmen, pour ne plus souffrir. Sur ce sujet, elle restera toujours évasive. Son mari était routier et très jaloux. Elle était donc obligée de le suivre partout. Il ne s’agissait pas des voyages dont elle rêvait adolescente. Elle l’attendait dans le camion, le temps des livraisons. Elle se sentait étouffée par cet homme qui lui retirait à nouveau, la liberté tant désirée et si chère payée. Ils passaient jours et nuits ensembles, mais enfermés entre deux portières de camion. Lui, ne voulait, ni appartement ni enfant, aucun piquet d’attache. Elle, elle exprimera tout au long de son séjour en ehpad, son regret d’avoir était trop faible, pour imposer son désir d’enfant. Le courage lui avait manqué pour partir à nouveau. Elle n’aura personne à qui transmettre quoi que ce soit, il ne restera rien d’elle à sa mort. Ce vide lui donnait le vertige, comme elle disait. Chaque fois que je la quittais après notre entretien, je sentais qu’elle avait encore des choses à dire, mais qu’elle n’était pas prête. Son mari avait-il été violent avec elle ? Je le redoutais. Était-il la cause de cette mort à petit feu ? Je n’en étais pas sûre.
Certains jours, préférant enterrer vivant un passé trop douloureux, elle partageait les tracas du jour, ou les craintes d’un lendemain intolérable. Elle souffrait de voir les autres résidents qui n’avaient plus toute leur tête. Elle craignait de devenir comme eux, et préférait s’isoler dans sa chambre. Malheureusement, à chaque repas, elle devait supporter la vue de ce qui lui faisait le plus peur. En effet, le règlement de l’ehpad stipule que tous les résidents doivent manger en salle à manger. Je devais me battre à chaque réunion d’équipe pour faire comprendre qu’il ne s’agissait pas de favoriser Rose, mais de s’adapter. Mais quand la charge de travail est importante, on accepte bien de déroger à cette règle. Ainsi, les résidents qu’il faut faire manger assis et qu’il faut donc transporter en fauteuil roulant sont parfois nourris au lit. Ceux qu’il faut faire marcher jusqu’à la salle à manger, sont transportés en fauteuil roulant. Mais ceux comme Rose, qui se déplacent seuls, doivent venir en salle à manger, même s’ils préfèrent rester dans leur chambre.
Finalement, la maladie s’est définitivement installée. Il n’y a plus de chance de guérison. Rose est de plus en plus faible. Elle se désespère et répète sans cesse « Je ne vis pas, je dors ». Elle qui a perdu sa liberté, clouée au lit, parvient tout de même à s’évader dans sa tête. Elle voit des gens imaginaires, avec qui elle discute. Elle répète qu’elle doit vite partir prendre le métro. Souvent elle est joyeuse dans ses délires. Il parait que c’est dû à la prise de morphine. Parfois elle se met à crier, supplier qu’on la lâche, sans qu’on puisse comprendre le reste de ses paroles. Le passé revient peut-être comme un fantôme échappé d’outre-tombe.
Cela fait maintenant des semaines qu’elle ne mange plus rien et ne boit que quelques gorgées d’eau gélifiée. Elle me murmure qu’elle est prête pour ce grand vide, mais…Je ne comprends plus ce qu’elle me dit, le souffle lui manque. On dirait que quelque chose l’empêche de lâcher ce monde. Elle s’accroche comme le voyageur se retient à la poignée de la porte d’un wagon. Un pied sur le marchepied, et l’autre dans le vide, au-dessus du quai, où le chef de gare siffle le départ imminent. Elle semble attendre quelqu’un pour un ultime aurevoir. Mais il doit y avoir une autre explication puisque Rose n’a pas de famille, et son amie, malgré ses difficultés, a fait l’effort de se déplacer pour l’embrasser une dernière fois.
Une forte fièvre emportera Rose au terminus d’une vie inaccomplie. J’ai bien peur de ne jamais savoir ce que Rose semblait espérer.
Deux jours plus tard, je découvre dans mon agenda, un rendez-vous avec une parente de Rose. La secrétaire ne donnait pas plus de précision. C’est avec une curiosité fébrile, que je fis entrer dans mon bureau, une dame d’une soixantaine d’années. Elle m’apprend que Rose n’avait pas 18 ans quand elle est tombée enceinte. Elle était follement amoureuse du directeur du théâtre où elle prenait des cours. Mais celui-ci l’avait violentée et menacée de la tuer, si elle n’avortait pas. Elle a préféré fuir et accoucher sous X, cinq mois plus tard. Tout cela a été consigné dans le dossier de la petite fille, qu’elle avait appelée Carmen. La ressemblance de ma visiteuse avec Rose ne fait pas de doute. A la mort de sa mère adoptive, Carmen s’est accordé le droit d’effectuer des recherches sur sa mère biologique. Elle vient d’arriver à Paris, au terme d’une enquête de deux ans et trois mois. Elle n’aura pas pu assister aux derniers instants de sa mère, qui a bien essayé de l’attendre.
Elle a été effondrée d’apprendre qu’elle arrivait trop tard. Au moins, elle va pouvoir récupérer des photos de sa mère, et surtout lui éviter les obsèques communales des indigents.
Vous nous livrez encore une fois une histoire bouleversante, pleine d'humanité, mais aussi de violence, d'injustice et tissée de regrets. Pauvre Rose qui s'est laissée emprisonner jusqu'au bout dans une vie qui n'était pas là sienne ; une vie qui l'a conduite à louper le rendez-vous avec son enfant. C'est si triste...
Me permettrez-vous ces quelques remarques ?
-"Elle souffrait de voir les autres résidents ayant perdu la tête. " : la phrase me semble un peu maladroite. Elle souffrait de voir les autres résidents perdre la tête, peut-être... ;
- les changements de temps (alternance entre présent et passé) m'ont également un peu perturbée.
À bientôt de vous lire
Merci pour vos remarques tout à fait justes. Parfois mon esprit vagabonde, même en me relisant. J'ai été très proche de cette dame et j'ai trouvé le destin bien injuste avec elle et sa fille.
Il faut que je travaille la concentration pour mieux travailler la forme.