Héritera la chanceuse
Du précieux cœur de la magie.
Heureusement, il apprit bien vite qu’il ne serait pas souvent confronté à elle. S’il était une chose dont elle paraissait bien incapable, c’était de rester en place.
Ou plus précisément, Abel ne semblait la croiser que dans les moments où il aurait préféré qu’il n’en fut pas le cas, ce qui l’irritait. S’il se laissait aller à une petite sieste au détour d’un couloir rarement emprunté, il était bien souvent réveillé par un léger coup de talon dans la hanche. En revanche, lorsqu’il avait décidé qu’il était temps de rappeler à Erin le maléfice de sa sœur, il pouvait la chercher activement tout une journée sans jamais tomber sur elle. Même au dîner, le mousse comprit rapidement que la sorcière s’arrangeait pour n’avoir pas à le prendre avec lui.
Abel savait qu’il avait été engagé sur ce bateau pour la servir, et il se trouvait bien inutile. « Surveiller le vent » lui rappelait désagréablement l’une des fausses missions que lui donnait sa mère pour qu’il ne reste pas dans ses pattes, enfant. D’ailleurs, après plusieurs jours passés sur le pont à prendre le soleil en regardant le ciel, le mousse finit par se lasser. Il prit la décision d’occuper ses jours à des tâches plus utiles, et entreprit d’abord de finir l’aménagement de sa cabine. Mais, en une semaine de travail, elle était déjà irréprochable. Abel avait même remplacé les rideaux par une composition de tissus raccommodés, cousus les uns aux autres durant ses heures perdues. L’ensemble avait du charme : le mousse était fier de ses coutures. Pour son lit, il avait fait le choix de le remplacer complètement et d’en fabriquer un nouveau, qu’il avait conçu plus grand d’une taille pour le confort. Les moisissures et leurs odeurs n’étaient plus qu’un lointain souvenir, et, le navire voguant désormais dans des eaux plus chaudes, Abel en profitait pour ouvrir son hublot et laisser les embruns imprégner ses draps. Ainsi, lorsqu’il se couchait, il se sentait bercé par les flots.
Lassé de son entreprise de décoration, ne trouvant plus rien à y reprendre, il repensa à la bibliothèque de la salle commune, la seule du bateau. Qu’une si grande collection soit gardée sur un navire était déjà étrange en soit. L’ennui aidant, il naquît en Abel un désir urgent de l’explorer, de percer ses mystères. Il s’y attela d’abord timidement, guettant le retour d’Erin, s’autorisant à peine un coup d’œil par jour. Puis, plus longuement, en prétextant y faire le ménage. Plumeau à la main, il attrapait un grimoire au hasard et tentait d’en déchiffrer le titre, puis le feuilletait. Certains étaient dans des langues qu’il ne reconnaissait même pas, ce qui le fascinait. D’autres avaient été rendus illisibles, par l’âge, les moisissures ou bien le feu. Jamais par l’eau, remarqua-t-il un jour.
Enfin, il se consacra pleinement à son enquête, confiant désormais, convaincu que la sorcière ne passait plus par cette pièce, préférant sans doute éviter le mousse et ses questions. Il pouvait laisser s’écouler des jours entiers, bien installé dans un fauteuil émacié, à dévorer un livre après un autre. A sa grande déception, il n’était pas question de magie dans cette bibliothèque.
Elle était remplie d’œuvres du monde entier. Parfois, certaines d’entre elles provenaient de pays qu’Abel n’avait jamais même visité. Pour la plupart, de la poésie. Quelques romans aussi, et des récits épiques. Des livres anciens, écrits dans une langue depuis longtemps disparue. D’autres qui avaient appartenu à des princesses, des sultans, des voyageurs. Certains parmi les plus récents portaient même un message à l’intention d’Erin sur leur première page.
Le mousse, qui ne portait pourtant pas la lecture dans son cœur, préférant depuis toujours chasser les gnomes et les fées directement dans la forêt plutôt qu’entre des pages, se laissa pourtant porter. Ce fut une douce découverte, et il trouva dans ces œuvres les voyages dont il rêvait. Parmi ses lectures, Abel avait une préférence pour le genre qui se rapprochait le plus de l’idée qu’il se faisait de la magie : la poésie. Il en dévora trois recueils, durant une semaine particulièrement pluvieuse. Réciter les vers à voix haute lui donnait la sensation de déclamer une incantation. Par moments, les silences qu’il plaçait entre chaque strophe le faisait sentir si puissant qu’il se levait, et criait la suite à la mer.
Il eut une pensée pour Alinor qu’il avait toujours vu lire, et se demandait si sa vue était toujours aussi bonne malgré ces années volées. Il l’imagina un instant, recourbée sur ses romans, portant binocles sur son nez, et eut un pincement au cœur. Il se promit d’obtenir au plus vite, pour elle, l’aide de la sorcière.
Les courtes apparitions de celle-ci se faisaient de plus en plus rares, se limitant à une brève rencontre par jour, puis de moins en moins, jusqu’à ce qu’il n’en fût plus. Il se passa même une semaine entière, la cinquième qu’Abel passait sur ce bateau, sans qu’il ne la croise. Le mousse réalisa alors qu’il n’aurait bientôt plus de vivres à préparer le soir pour son unique repas. Lui qui pourtant, était économe, connaissant les risques de la navigation, voyait les réserves fondre bien plus vite qu’il ne l’aurait cru. Il allait être temps de faire une escale, et son capitaine devait être mis au courant de la situation avant qu’elle ne vire au critique. Aussi, le mousse se mit à fouiller. Il ouvrit chaque porte, traversa chaque couloir de la frégate inutilement immense, explora chaque recoin, à la recherche d’une trace d’Erin. Un soir, il passa devant une porte carmin, qui portait une somptueuse poignée dorée. Il sut qu’il était au bon endroit mais, trop poli, ou peut-être trop craintif, il n’osait jamais porter la main au heurtoir. Il n’eut pas à le faire.
Un jour qu’il passait devant pour la dixième fois, la porte s’ouvrit d’elle-même sur une étude majestueuse, tout en bois précieux et en rideaux de soie rouge. Les yeux d’Abel passèrent sur les buffets et les étagères lustrés, regorgeant d’ouvrages précieux ; puis sur les imposantes poutres gravées qui tenaient les murs, et enfin, ils se posèrent sur le bureau vernis, couvert de papiers griffonnés en tout genre. Une main les arrangeait, et le jeune homme remarqua la sorcière plongée dans une tache dont il ignorait la nature, mais qui semblait consister en une sorte d’inventaire. Un instant, il oublia la raison de sa venue et le temps qu’il avait passé à la chercher : il n’osa pas la déranger, mais il ne doutait pas qu’elle avait conscience de sa présence. Aussi, il attendit en silence qu’elle daigne lui accorder son attention, ce qui prit quelques minutes.
Abel commençait à sentir la fatigue de ses mollets lorsqu’Erin lui accorda enfin la parole, d’un ton légèrement agacé.
- Pourquoi me cherchais-tu ?
Le mousse se demanda s’il lui arrivait de lever les yeux vers la personne à laquelle elle s’adressait. Il allait lui faire la remarque, mais se ravisa en se rappelant qu’il venait pour doléance. Il était plus sage de rester poli. Il décida tout de même de contourner d’abord la question.
- Vous l’avez remarqué !
- Je sais tout ce qu’il se passe sur mon bateau, lui confia-t-elle d’un air faussement détaché, manifestement déjà lassée de cet échange.
Quelque chose dans cette réponse sonnait comme une menace. Le sang d’Abel se glaça lorsque son esprit se remémora les siestes secrètes et les fouilles interdites. Elle l’intimidait, mais il choisit de n’en rien laisser paraître. Il lui répondit même avec une pointe d’audace.
- Dans ce cas, vous savez que nous serons bientôt à court de vivres.
La sorcière marmonna quelque chose entre ses dents, plongée à nouveau dans son étrange travail. Elle donnait l’impression d’avoir déjà sorti Abel et sa remarque de son esprit, loin d’être préoccupée par la disette qu’il annonçait.
Comme le mousse n’en démordait pas, et semblait déterminé à occuper l’encadrement de la porte, Erin soupira franchement et posa son luxueux stylo plume sur le carnet qu’elle griffonnait. Elle sembla enfin le considérer vraiment. Mais, au lieu de lui adresser la parole, elle l’intima du revers de la main à s’en retourner dans le couloir. Son regard en disait long, insistait à lui tout seul, trahissant son agacement profond. La sorcière n’avait visiblement pas à cœur de traiter la situation sur le moment, et encore moins d’avoir à échanger avec son mousse et seul équipage. Comme il s’en retournait, découragé, et posait sa main sur la poignée dorée, il entendit tout de même sa voix derrière son dos.
- Nous ferons bientôt une escale, quand je jugerai le moment opportun. Du reste, continue ton travail. Et ne fouille plus, je déteste avoir à ranger mes livres derrière toi.
Abel en resta cloué sur place. Pour la première fois depuis leur rencontre, Erin lui accordait plusieurs phrases d’un coup, et pas des moindres. Il pouvait sentir que son ton s’était apaisé, et tenait plus aujourd’hui de la simple remarque que du véritable reproche. Sautant sur l’occasion, il se retourna brusquement, la bouche ouverte, prêt à poursuivre cet échange, préparant déjà ses questions et ses requêtes, mais il fut incapable de prononcer un mot.
En effet, alors qu’il levait à peine le pied vers elle, le sol se déroba sous son passage, et les murs semblèrent se changer en eau, comme si la pièce entière devenait vague pour rejeter le pauvre mousse sur le rivage du couloir. Tout juste eut il le temps de poser ses yeux sur la sorcière qui levait sa main pour jeter son sort sans détourner son attention de son travail que la porte lui claqua au nez et disparut.
Il demeura un instant dans l’antichambre, afin de reprendre ses esprits. Cette magie et l’usage qu’Erin en faisait lui seraient vite insupportables.
C’est en grommelant qu’Abel s’éloigna, crachant aux tapisseries tous les mots que ses parents lui avaient appris à ne jamais utiliser. Cette sale sorcière à intérêt à bientôt voir « le moment opportun » de sauver la vie de Alinor, se murmura-t-il à lui-même.