Le départ

 

Il est dit et tant répété

Que Ce-Qui-Brille-Plus-Que-Tout

Un beau jour aura désigné

L’âme de tous la plus douce.

 

 

 

Comme beaucoup de navires, celui-ci était à l’image de son capitaine : extravagant, menaçant et mystérieux. Trois immenses mâts surplombaient Abel, mais le vent d’hiver ne gonflait pas leurs nombreuses voiles. Sur le pont, aucun équipage ne s’activait, et le mousse en déduit que les suppôts d’Erin devaient être descendus sur terre. Pour autant, il prit le temps d’admirer leur travail irréprochable. Le bois du sol, y compris sur le balcon, était propre et poncé, sans la moindre éraflure. La barre, d’un rouge presque carmin, était vernie. Il ne faisait aucun doute que la sorcière attachait une importance toute particulière au soin de son bateau. Ses mousses devaient avoir à faire ici.

La pièce maîtresse de cette œuvre d’art était sans doute sa proue, ornée d’une sirène fermement accrochée à une étoile. Son visage, ou plutôt son expression déterminée lui était familier.

En observant un peu plus longtemps, Abel finit par remarquer que le navire d’Erin n’était pas seulement un bijou flamboyant, mais aussi un trésor d’ingénierie. Tout était pensé, sans aucun doute par un esprit spécialiste. Tout bon connaisseur se prendrait de passion pour la courbe parfaite de sa coque, le choix du tissu pour les voiles, la solidité de ses bouts.

Abel prit tout de même note d’un détail surprenant : l’ancre et sa chaîne étaient introuvables. Il se dit qu’il serait toujours temps de questionner la sorcière lorsqu’ils prendront le large.

 

- Ne traîne pas.

 

Erin l’attendait quelques pas plus loin et semblait s’impatienter. La visite qu’elle lui accordait s’annonçait brève. Aussi, Abel l’écouta avec attention, se doutant qu’il n’obtiendrait pas deux fois les mêmes consignes.

 

- Le pont. Tu n’as pas grand-chose à faire ici, je m’en occupe.

 

Elle donnait ces informations goutte par goutte, avec parcimonie, chaque mot semblant lui coûter un peu plus que le précédent. Elle marchait vite, sans regarder le mousse ni même jeter un coup d’œil pour vérifier qu’il la suivait bien. Lorsqu’elle ouvrait une porte, c’était à peine d’un pied, laissant tout juste quelques secondes à Abel pour découvrir son nouveau lieu de vie. Il la suivait sans s’en plaindre, se disant qu’il finirait bien par connaître cet endroit, avec ou sans une visite prolongée. Au détour d’un couloir, Erin planta ses deux pieds dans le sol. De sa main où brillaient quelques bagues serties, elle désigna la porte qui lui faisait face.

 

- Ta cabine. Elle est à côté des cuisines. Plus loin, il y a la salle commune, où tu veilleras sur le cap.

- Mais… je suis mousse. Je n’ai jamais veillé sur un cap ! Je dois bien pouvoir faire autre chose, gémit Abel.

- Oui. Tu surveilleras également le vent.

 

Le jeune homme n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche, quand bien même eût-il voulu faire remarquer qu’il s’agissait là d’une tâche bien inutile. La sorcière avait déjà tourné les talons sans l’attendre, lui signifiant d’un geste de la main que la balade était terminée. Seul à présent, Abel eût l’occasion de remarquer pour la première fois le silence qui régnait à bord du navire. Celui-ci était effectivement vidé de tous ses marins, probablement descendus à terre. Quelque chose, à propos de cette situation et de ce silence le mit tout de même mal à l’aise. Le mousse coupa court à ses pensées divagantes en concluant qu’il lui faudrait se présenter à son équipage le soir même. Pour l’heure, il choisit d’utiliser le répit qu’Erin semblait lui avoir donné pour découvrir sa nouvelle chambre.

 

Et quelle découverte il fit.

 

Tout d’abord, la porte. Elle accueillit Abel avec un grincement affreusement strident alors qu’il l’entrebâillait sur ce qui se révéla être, et de loin, la pièce la plus sale et délabrée du navire. Et, pour autant qu’il en sût, la seule. Des rats n’auraient pas voulu s’installer dans un pareil taudis. Le jeune homme chercha d’abord des yeux ce qui lui servirait de lit, et finit par le débusquer sous un tas de planches gonflées d’eau et pourrissantes. L’odeur qui s’en dégageait enfumait toute la pièce. Le bois du sol gondolait, indiquant que les inondations y étaient fréquentes, et, constatant que le mur moisissait, il soupçonna les tuyauteries de la cuisine qui jouxtait ce qui lui était difficile d’appeler « sa chambre ». Le hublot était menu, mais Abel se précipita pour l’ouvrir, trébuchant au passage sur un drap rongé par les mites. Le loquet était solide, mais l’instant où il put passer son nez dehors effaça tous ses soucis. Le vent lui déchirait les joues, mais quel panorama. La glace s’étendait à perte vue, se mêlait à un ciel d’un de ces blancs qui annonçait la neige prochaine. Comme la mer était belle.

 

Le cœur un peu allégé, il se retourna sur sa cabine et l’avisa d’un œil nouveau. Tout ce dont cet endroit avait besoin pour être charmant, c’était d’un bon coup de balai.

Il se mit au travail sur le champ.

 

 

Au coucher du soleil, il était parvenu à se préparer une place convenable pour dormir. Il avait longuement gratté les moisissures jusqu’à les déloger complètement, et jeté les planches. Son matelas était couvert de poussière, ce à quoi il remédia en le secouant sur le pont. Il lui restait à laver son sol et recoudre son drap, mais la journée avait été rude et il s’autorisa à attendre le lendemain. Pendant tout son grand nettoyage, Erin avait été introuvable. Elle n’était, pour ainsi dire, nulle part, et pourtant Abel aurait juré pouvoir sentir sa présence partout, tant cette frégate incarnait la sorcière. Le mousse ne lui en tint par rigueur cependant, appréciant secrètement cette tranquillité, bien plus propice à la réflexion. Il avait des choses à penser, des choses qu’il était parvenu à repousser par le sportif décrassement qu’il avait donné à sa cabine. Aussi, lorsqu’il fut enfin libre, il se jeta sur son matelas fraîchement dépoussiéré et soupira. Quelque chose grandissait en lui depuis ce matin, quelque chose de gras, qui colle à la peau et ne s’en va pas, même en se lavant. Quelque chose qui avait attendu l’obscurité et le silence pour l’assaillir. Quelque chose de l’ordre de ce que l’on nommerait « remord ». Pourquoi avait-il fallu qu’il embarque cette maudite pièce ?

 

- « Moi qui suis sans frère ».

 

Le silence se fit plus lourd encore, plus humide peut être aussi. Il monta au bord des yeux d’Abel, et le mousse ravala la solitude qui lui nouait la gorge.

 

Personne ne lui répondit.

 

Le soleil se coucha sans qu’il ne voie le temps passer, et bientôt il fit nuit. Réalisant qu’il ne distinguait plus grand-chose, il se releva enfin et entreprit de quitter sa chambre à tâtons. Il n’y avait toujours aucun bruit dans les couloirs, et aucune ambulle n’avait été allumée. Il en fit son affaire, alors qu’il longeait le mur en direction de la salle commune. Celle-ci était la seule pièce éclairée, aussi Abel ne fut pas surpris lorsqu’il y rencontra son capitaine dînant silencieusement face à la baie vitrée.

 

La loge commune était en réalité un foyer à l’apparence chaleureuse, coupé par une immense vitre donnant juste sous la proue. L’air y était bon, et rien ici n’empestait l’humidité. Pourtant, les murs étaient capitonnés de bibliothèques si pleines qu’elles semblaient sur le point d’exploser. Le mousse frissonna d’excitation en imaginant toute la littérature qui pouvait se cacher dans les rayonnages d’une sorcière, mais il était trop poli pour fouiller devant elle. Aussi, il reporta intérieurement cette enquête à plus tard et se contenta de s’approcher de la table de bois précieux dont la prestance dominait la pièce. Ou bien était-ce celle de la femme qui y était attablée ? Sentant que l’atmosphère se faisait plus lourde à chaque pas, Abel choisit de s’arrêter à une distance raisonnable de quelques mètres. Erin ne daigna pas lever les yeux de l’étrange repas qu’elle avalait élégamment. Quelques secondes de silence eurent le temps de s’écouler avant que le mousse n’ose l’aborder d’une voix déraillante.

 

- Donc… vous êtes une sorcière.

 

Il se maudit de ne s’être pas raclé la gorge avant de parler. La sorcière ne souligna pas sa prise de parole disgracieuse, et lui accorda même une réponse.

 

- C’est exact.

 

Abel avait tant de questions à poser, tant de questions qui lui étaient autrefois interdites. Prudent, et surtout méfiant, il les ravala, et ne choisit que la plus évidente d’entre elles.

 

- Pourquoi êtes-vous sur un bateau ?

- Pour la même raison que toi.

 

Voilà qui n’était pas une réponse. Si le mousse avait un jour pris la mer, c’était pour fuir la routine et l’ennui, deux éléments qui n’étaient sans doute pas composantes de la vie d’une sorcière, qui plus est d’une aussi célèbre. Il reformula :

 

- Que cherchez-vous alors ?

 

Cette fois-ci, Erin posa ses couverts. Son regard se plongea dans l’horizon qui disparaissait lentement dans l’obscurité. Abel sut qu’il allait avoir droit à une histoire, et sans doute pas des moindres. Il sauta sur la chaise la plus proche et chaparda un morceau de pain pour faire taire son estomac qui s’éveillait.

 

- As-tu entendu parler de Ce-Qui-Brille-Plus-Que-Tout ? commença la sorcière.

- Le conte pour enfants ?

 

C’était bien décevant. Qu’est-ce qu’une sorcière aussi tristement célèbre pouvait avoir à faire d’une histoire pour mouflets ? Le mousse commençait à la soupçonner de le faire marcher quand elle reprit son récit.

 

- Oui. Sauf que ce n’est pas qu’un conte.

- « Ce-Qui-Brille-Plus-Que-Tout, un beau jour aura désigné, l’âme de tous la plus douce », récita Abel.

- C’est une annonce.

 

Abel se demandait si cette femme allait vraiment pouvoir l’aider à sauver sa petite sœur. Elle ne semblait pas avoir les pieds sur terre. Mais, toujours très sérieuse, Erin poursuivit :

 

- Le jour viendra où l’Eclat sera confié à l’un d’entre nous, pratiquants. A un magicien peut être, à un escroc… à une sorcière. Il représente l’âme de la magie dans ce monde qui, comme tu le sais, est menacée. Autrefois, chacun maîtrisait la magie. Aujourd’hui, nous sommes chassés et haïs.

 

Le mousse eut une pensée pour le journal de la veille. Peut-être aurait-il dû le lire plus longuement, plus en détails. Il ne parvenait pas à se souvenir de ce dont la sorcière était accusée.

 

- Ce-Qui-Brille-Plus-Que-Tout désignera son élu pour le protéger, et dans ce but le dotera d’une puissance unique.

- Son élu…

- Je serai son élue.

 

C’en était trop pour Abel qui ne parvint pas à retenir un éclat de rire. Rien ne le coupa, pas même la sorcière qui pourtant le foudroyait du regard. En fait, rien n’aurait pu le couper, tant il lui était impossible de prendre cette situation au sérieux. Il ria tant et si bien qu’une douleur naquit dans son abdomen, et des larmes se mirent à perler au coin de ses yeux. Petit à petit, le mousse se mit à contempler l’ensemble de sa situation, repensa au fil catastrophique de cette journée et rit de plus belle. Mais il n’était plus joyeux.

 

Erin, quant à elle, ne riait pas. Décidant qu’elle n’avait plus rien à tirer de lui, elle se leva, rassembla les restes de son repas, et d’un geste de la main, les fit disparaître. S’il avait été attentif, Abel aurait été émerveillé. Avant de prendre congé de lui, la sorcière s’approcha de la baie vitrée pour observer la nuit un instant, affichant l’air de celle qui va prendre une décision. Le mousse, qui reporta enfin son attention sur son capitaine, sans pour autant réussir à calmer son fou rire, craint un instant qu’elle ne le congédie. Pourtant, elle n’en fit rien, et lorsqu’elle se retourna enfin vers lui, c’était sans la moindre trace de colère sur le visage.

 

- Nous quittons le port, annonça-t-elle sans s’épancher en consignes pour son mousse.

 

Celui-ci, qui parvenait enfin à reprendre sa respiration, pensa qu’Erin avait perdu ce qui lui restait d’esprit et de bon sens.

 

- Mais, votre équipage est encore à terre !

- Quel équipage ?

 

Une salve de sueurs froides coupa brusquement court aux gloussements d’Abel. Il comprit enfin l’origine du sentiment de malaise qu’il avait ressenti en écoutant ce silence pesant. L’équipage n’était pas parti : il n’avait jamais existé. Mais il y avait tant de choses à questionner que le mousse ne prit pas le temps de s’attarder sur la façon dont la sorcière parvenait à manœuvrer seule une frégate gigantesque.

 

- Et la glace ? Comment allez-vous la percer pour quitter la baie ?

- De la même manière qu’à l’aller.

- Et le vent ? Il est tombé. C’est absolument impossible de bouger un tel navire sans un vent puissant ! Je le sais, je suis mousse.

 

En guise de réponse, Erin lui fit signe de la suivre, et quitta la pièce. Elle avait ce pas rapide de celle qui connait toujours sa destination. Abel peinait à la suivre, et montait les escaliers quatre à quatre. Ils débouchèrent rapidement sur le pont. La sorcière lui indiqua de rester dans l’encadrement de la porte et s’approcha du grand mât. Sur celui-ci était attaché une baguette de bois que le mousse n’avait pas remarquée lors de sa visite. D’un geste habile, la femme au manteau la détacha, et au contact de sa main, le bâton s’alluma d’une étonnante lumière blanche. Le temps était calme, mais alors qu’Erin cerclait ses pieds de sa tige de bois, son manteau carmin s’agita, comme animé par une force invisible. Il se souleva, s’abaissa, de plus en plus vite, soumis par un vent de tempête. Les cheveux et les jupes de la sorcière suivirent, et bientôt, elle sembla au cœur d’un cyclone. Elle fermait les yeux pour n’être pas gênée, et murmurait quelque chose entre ses dents serrées. Lorsqu’elle leva la main vers le ciel d’un geste brusque, sa baguette perdit son éclat qui s’élança vers le ciel et perça les nuages noirs d’encre. Aussitôt, une violente bourrasque gonfla les voiles du navire et la chemise du mousse. Le vent s’était levé, mais ne se lovait pas dans les arbres alentours. Erin l’avait fait naître de nulle part pour qu’il pousse son embarcation. Le jeune homme n’avait jamais rien vu d’aussi impressionnant, mais il se garda bien de le reconnaître à voix haute. Il fit bien, car déjà, son capitaine se tournait vers lui dans une attitude faussement modeste. Ses yeux camouflaient mal son triomphe et sa fierté.

 

Manifestement satisfaite de son petit effet, la sorcière posa sur le mousse un regard moqueur, empli de hauteur. 

 

- Peut-être que tu en sais moins sur le monde que tu veux bien le croire.

 

Abel commençait à se dire qu’il lui faudrait plus que le sauvetage de sa sœur pour réussir à apprécier Erin.

 

Mais après tout, c’était l’aventure.

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