L'aventure est une lame à double tranchant

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous ! Voici un chapitre qui pose les bases du prochain. Je n'en suis pas entièrement satisfaite, surtout à cause du rythme -je voulais que les évènements s'enchaînent plus rapidement mais si je vais plus vite, j'ai l'impression de manquer en qualité et en crédibilité... Dites moi ce que vous en pensez !

7 Décembre : Permettez que je reprenne ici le récit que j’ai abandonné hier soir. Je me suis endormie sur mon clavier.

Charlotte et moi nous tenions donc là, à observer celle que j’avais désignée comme Barde. À présent que j’avais pris ma décision, elle m’apparaissait comme une évidence. La première fois que je l’avais vue, elle avait l’air douce, presque effacée, mais là ! Une énergie, une passion capable de tout renverser ! Gemma serait parfaite pour encourager et apaiser les autres membres du groupe. Elle ne tiendrait pas le rôle principal, à l’inverse du Chevalier : pas assez d’assurance ou de capacité physique. Elle ne devait même pas savoir faire la roue, alors des combats... En revanche, elle contribuerait singulièrement à l’image publique. Sans parler du fait qu’elle jouait divinement bien du piano. Pour un Barde, ça avait du sens.

Restait à présent une difficulté. Charlotte, comme d’habitude, l’exprima à haute voix :

—On fait quoi, si elle dit non ?

—Elle ne dira pas non, répondis-je immédiatement en me tournant vers elle.

—Ça aussi, tu l’as vu dans ta vision ?

—Pas vraiment… dis-je en baissant les yeux. Disons plutôt que j’espère qu’elle va dire oui. Je ne sais pas trop comment lui présenter ça. Quelle est la bonne façon d’annoncer à quelqu’un que le sort du monde dépend de lui ? Marchand, tu as une idée ?

—Je sais pas, mais à ta place, je réfléchirais vite : elle se barre.

Je bondis de ma chaise en voyant une porte s’ouvrir de l’autre côté du studio et la silhouette de la pianiste s’engouffrer dans la lumière du couloir. J’attrapai le bras de mon agent et sortis en courant à mon tour, trainant Charlotte derrière moi. Il était hors de question que je manque cette occasion ! J’ignorais comment la persuader ou même si elle allait accepter de m’écouter. Peu importe : je me devais de tenter le coup.

Je l’aperçus, son sac à dos se balançant d’une de ses épaules. Elle était presqu’à la porte.

—Attendez ! 

Mon cri avait résonné le long du couloir désert. J’eus honte pendant une demi-seconde mais tout s’effaça quand elle se retourna. La surprise peinte sur son visage s’exacerba quand elle comprit qui l’avait interpellée. Je continuai de courir jusqu’à être face à elle, Charlotte sur les talons, sa main toujours dans la mienne. Je tentai de parler, mais mes pauvres poumons de rat d’amphithéâtre m’en empêchèrent. Les mains sur les genoux, les joues probablement rouges comme des cerises et le souffle court, j’ose à peine imaginer l’image que je devais donner ! Heureusement, Charlotte intervint avant que Gemma puisse dire quoi que ce soit :

—Karls... je veux dire, la Pythie doit vous parler de quelque chose. C’est très important.

—Ah... elle va bien ? Elle est très pâle, s’inquiéta la jeune fille en fronçant les sourcils.

—Elle est toujours pâle, elle ne sort jamais. Donnez-lui deux minutes, histoire qu’elle revienne à la vie, ça ira mieux après.

—D’accord. Et toi, tu es qui, déjà... ?

—Charlotte Marchand, son agent. Enchantée.

Charlotte lui tendit une main, que l’artiste serra en disant :

—Ravie de te rencontrer. Je suis Gemma Mopin. Tu n’es pas un peu jeune pour être l’agent d’une prophétesse ?

—Parce que vous la trouvez suffisamment vieille pour faire ce qu’elle fait, elle ? 

—Je vous prie de m’excuser, Mme Mopin, finis-je par dire entre deux respirations sifflantes. Je vais être directe : que savez-vous de ma dernière prophétie ?

Ma question ne l’effraya pas, comme je le redoutais. Ses yeux s’écarquillèrent un peu, mais elle ne montra pas d’autre signe de surprise. Elle lâcha lentement :

—Une quête ? Pour lutter contre une menace... je n’ai pas trop compris. C’est quelque chose comme ça, non ?

—Oui. Et pour accomplir cette quête, je vais avoir besoin de l’aide de héros. 

Elle ajusta son sac sur son épaule. Je sentais que je la mettais un peu mal à l’aise, cependant je ne pouvais pas m’empêcher de la fixer. Elle était la première des cinq élus sur lesquels je jetais mon dévolu. Je voulais l’observer jusqu’à ce que ses traits se gravent dans mon esprit. 

—Pardon, mais je ne vois pas vraiment ce que ça a à faire avec moi...

—Tout. Ça a tout à voir avec toi. Gemma, tu es l’une des héros qui doivent nous protéger. Mes visions me l’ont dit.

Ses longs doigts de pianistes se serrèrent autour de la bretelle de son sac à dos, au point d’en avoir les jointures blanches. Les lèvres pincées et le regard troublé, elle semblait chercher ses mots, ou une sortie de secours, ou les deux, en vain. Charlotte me jeta un coup d’œil inquiet. Pour être honnête, je ne savais pas non plus comment j’allais gérer la situation si elle faisait une crise de panique. Pire, si elle tombait dans les pommes ! Mon agent avait beau avoir de la force pour son âge, je la voyais mal transporter une jeune femme de dix-huit ans évanouie. Pardon ? Avec mon aide, peut-être que nous pourrions la transporter ? Oh, lecteurs, vous avez toujours le mot pour rire. 

Toujours est-il que Gemma m’observait sans me répondre. Il y avait une drôle de lueur dans ses yeux, que je n’aurais pas su définir : peur ? méfiance ? Pourtant, j’y détectais surtout les flammes de l’ambition… Et vous savez que je me trompe rarement sur le sujet. J’insistai :

—Gemma, je sais que c’est difficile à croire ! Moi-même, quand j’ai découvert que je pouvais voir l’avenir... Petit soupir destiné à inciter la sympathie et créer une complicité. Ça n’a pas été simple. Mais tu n’es pas seule, je suis là pour t’aider. Bientôt, les autres héros seront là et ensemble, vous allez accomplir une des plus grandes missions que l’Homme ait jamais connu !

Ok, j’étais un poil trop lyrique, mais j’étais très enthousiaste. Légèrement paniquée sur les bords, aussi. Charlotte me regardait bizarrement mais je n’en tins pas compte. J’étais trop occupée à fixer la pianiste droit dans les yeux comme si, par la simple force de mon regard, je pouvais la convaincre. 

Le silence s’éternisait. Y étais-je allée trop fort ? Avais-je tout détruit avant que tout soit né ? Mon cœur pulsait dans mes oreilles comme des tambours de guerre.

—Je... j’ai un peu de mal à enregistrer tout ce que vous venez de me dire. On pourrait en reparler plus tard ? lâcha soudain Gemma.

—Bien sûr, répondis-je aussitôt. Si tu as un numéro de téléphone, je pourrais te recontacter demain, ou après-demain. Je ne veux pas te presser, mais nous ne devons pas perdre de temps.

Elle hocha la tête, attrapa la feuille et le stylo des mains de Charlotte et y inscrit son numéro.

Sa silhouette disparut bientôt au tournant d’un couloir. Le poisson était ferré. Et deux héros, deux !

Voilà où nous en sommes, donc. Charlotte est chargée de l’appeler aujourd’hui pour régler les derniers détails et obtenir son assentiment définitif. Entre temps, moi, je continue la chasse…

J’ai beau me moquer de Tristan, il a ses bons côtés. Utiliser sa bonne bouille pour acquérir les informations personnelles d’inconnus en fait partie. Je savais qu’on devait avoir des points communs !

Permettez-moi, lecteurs, de vous présenter notre Chevalier aux voitures enflammées : Baptiste Payen, majeur depuis la mi-août et membre du club de karaté de son quartier depuis l’âge de cinq ans. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je n’ai même plus besoin de calculer l’avenir, les dieux m’offrent tout sur un plateau d’argent. Un mail et hop ! L’équipe sera à moitié complète.

8 décembre : Il refuse de devenir un de mes héros. 

Le Chevalier en armure dorée et à la bravoure légendaire, Baptiste ! Il ne veut pas ! Les mots « du grand n’importe quoi » auraient même été prononcées. Je m’étouffe ! Je comprends la peur qu’ils peuvent ressentir face à la plus grande aventure de leur vie. Il y aura des dangers, des obstacles, de la tension et beaucoup d’épreuves physiques et morales. Mais est-ce là une raison suffisante de refuser ? Sans parler de Tristan qui. y est allé de son petit commentaire. Des avertissements, encore et toujours. Je jure que ce garçon peut être d’un ennui ! En deux mots, il est persuadé que Baptiste ne cèdera pas. Ah ! Le fou ! Il ne me connaît pas.

D’ailleurs, c’est plutôt une bonne chose. Ça me donne du temps pour faire quelques recherches sur son compte.

Note pour plus tard : Ce n’est pas stalker quand on est devineresse. C’est juste se renseigner pour mieux faire face aux aléas du destin.

Il a un blog anonyme, dans lequel il raconte ses déboires et ses joies quotidiennes. Un peu naïf, ce jeune homme : la vie privée n’existe plus avec Internet, tout le monde sait ça. Enfin, je ne vais pas m’en plaindre.

J’ai passé plusieurs heures à plancher sur le cas de mon héros et je n’en peux plus. Je pense Baptiste Payen, je transpire Baptiste Payen, je cauchemarde Baptiste Payen ! Personne ne devrait avoir accès à autant d’informations sur qui que ce soit. Ce n’est bon pour personne.

Enfin ! Voici le fruit de ma lecture et de mes observations : c’est un jeune homme noir, assez grand, avec une passion pour les bonnets et les vestes en jean à col en fausse fourrure, visiblement. Il en porte sur la quasi-totalité de ses photos ! Sinon, quelqu’un de sympathique, populaire au lycée, sportif avec de bons résultats. Il aime dessiner, comme l’indique son compte secondaire sur Instagram et ses tableaux Pinterest. Apparemment, il se destine aux travaux manuels, mais ses projets restent flous. Il comptait prendre une année sabbatique afin de réfléchir à son avenir. Ça tombe à pic ! Quoi de mieux qu’une course effrénée à travers le monde pour se trouver une vocation ? Je suis presque l’équivalent d’Erasmus.

Je m’en tiendrais là pour l’instant. N’en prenez pas ombrage, lecteurs, mais même moi, je ne trouverai pas ça décent de dévoiler toute la vie d’un presque inconnu dans mon journal de bord.

Voici donc mon plan pour l’instant : je vais me rendre chez lui, puisque j’ai dorénavant son adresse, et je vais le convaincre d’accepter. Je suis sûre que, le premier choc passé, il sera aux anges à l’idée de faire partie d’un tel plan. Devenir un héros et graver son nom dans l’Histoire... Si seulement quelqu’un d’autre avait pensé à former un plan aussi parfait que le mien, peut-être aurais-je eu la chance de devenir un héros, moi aussi.

Mais je suis la Pythie. Le poids du génie est parfois lourd à porter, surtout quand le monde refuse d’être à la hauteur.

10 décembre :  Baptiste Payen habite dans une petite maison en briques rouges, en périphérie du cœur de Paris. On jurerait s’être téléporté dans le Nord, s’il n’y avait pas le métro. Le temps n’était ni bon ni mauvais, d’un simple gris moutonneux qui rendait le ciel blanc. Je me forçais au silence tandis que j’allais d’un pâté de maison à un autre. Après tout, cela aurait pu être pire. Il aurait pu pleuvoir. 

Avant que vous ne me posiez la question, j’étais en effet venue seule. Je n’avais pas demandé l’autorisation à ma mère et j’avais refusé que quiconque m’accompagne, malgré l’insistance de Tristan. Quant à Charlotte… disons qu’elle n’a pas besoin de tout savoir au moment où les choses se passent.

J’ai gravi les cinq petites marches qui menait à la porte d’entrée et me suis plantée devant. J’ai vérifié l’état de mes chaussures -parfaitement cirées, redressé mes lunettes jusqu’en haut de mon nez. J’ai pris une grande inspiration en redressant mon dos et finalement, je toquais. Pas de réponse pour une poignée de secondes, puis des bruits de pas feutrés. La porte s’ouvrit à peine, ne laissant apparaître qu’un éclat de visage :

—Bonjour ? 

Je lui souris en tentant de contenir mon allégresse. Je l’avais reconnu.

—Bonjour, Baptiste. Je suis la Pythie et j’ai besoin de ton aide.

On m’installa rapidement dans la cuisine. Le père de Baptiste tournait en rond, visiblement affolé. J’aurais bien voulu lui dire que ce n’était pas grand-chose, qu’il ne devait pas s’en faire pour moi, mais j’eus peur que cela ne me pose problème. Car la raison pour laquelle j’étais ici était importante ! Et puis, je me fis la réflexion que, lui faire la remarque ne ferait que le plonger plus encore dans l’embarras.

—Je suis désolé mais... Qu’est-ce que vous faites ici ?

Baptiste tapotait le rebord de son mug. Je lui adressais un nouveau sourire. Son attitude directe me plaisait. Je fus donc franche en retour :

—Ni plus, ni moins que ce que je t’ai dit à l’entrée. J’ai besoin de ton aide. Tu as reçu mon mail, n’est-ce pas ?

—Oui, dit-il d’un ton froid. Mais je vois pas comment je pourrais faire ça...D’ailleurs, comment vous... comment tu connais mon nom ?

Je serrai les mâchoires involontairement. Il y a des petits riens qui en disent long. Qu’il passe d’un vouvoiement de courtoisie au tutoiement signifiait tout simplement que même en tant que Pythie, il me considérait comme une enfant. Ah, les jeunes adultes ! Sous prétexte qu’ils peuvent voter et conduire, ils se croient dotés du droit de la condescendance envers les plus petits. Saletés. J’ignorai son changement d’attitude et répondis d’un ton égal :

—As-tu entendu parler de ma dernière prédiction ?

—La Prophétie, oui. Il paraît que tu cherches des héros.

—Exact. Je sirotai mon chocolat avant de lancer : Comme tu le sais, j’aimerais que tu en sois un. Ou plutôt, j’ai eu une vision.

—Tu m’as vu ? Faire partie de ta Quête ? À ma surprise, il ricana. Je le savais. Tout ça, c’est du vent.

—Baptiste ! dit son père en lui jetant un regard d’avertissement.

Ce dernier repoussa sa tasse et, avec un mouvement d’épaules désinvolte et se récria :

—Quoi ? C’est sûr qu’elle ment. Déjà, quelqu’un qui voit l’avenir, ça se sentait que c’était du pipeau. Mais là ! Regarde là, c’est une, une...

—Une gamine ? 

Ma réponse resta suspendue dans l’air, glacée. Je décidai d’ignorer la tension nouvelle dans la pièce et reprit avec entrain :

—Ça se comprend. Tu n’es pas le seul à douter de moi. Cependant, je pense que suffisamment de mes prédictions se sont révélées vraies pour confirmer mon don. Je ne viens pas te demander ce service pour rien. Tu ne devrais pas me prendre à la légère.

—Si tu étais une vraie voyante, tu saurais que je ne suis pas fait pour être un héros. J’ai zéro compétence pour ça.

—Le conducteur de cette voiture il y a deux jours pense sans doute le contraire... et moi aussi.

Baptiste me fixa avec des yeux ronds comme des soucoupes. 

—Tu m’as vu, ce jour-là ?

—Dans tous les sens du terme, oui. Ne comprends-tu pas, Baptiste ? Cette rencontre, c’est le destin ! 

Son père et lui échangèrent un regard. S’ils étaient visiblement troublés, Baptiste, lui, n’avait rien perdu de sa détermination. Je ne fus donc pas trop surprise quand il se retourna vers moi et dit d’un ton ferme :

—Merci, mais non. Je ne peux pas faire ça. J’ouvris la bouche mais il me coupa immédiatement. Je ne suis pas un héros ! Pas plus que tu es une vraie devineresse.

Il se leva et sortit de la pièce en martelant le sol, sourd aux appels de son père. Je tendis la main vers lui et le rassurai avec un sourire contrit :

—Ne vous en faites, M. Payen... Sa réaction n’était pas inattendue. La première fois que les autres héros ont appris la nouvelle, ils ont été très surpris aussi. Mais je dois avouer que Baptiste est le premier à réagir ainsi...

—Je suis vraiment désolée, Mademoiselle... je veux dire, Pythie, se corrigea-t-il. Vous savez, il ne pensait pas... enfin, tout le monde dans cette maison a suivi vos miracles ! Je discutais justement avec mon mari d’à quel point vos prédictions sont précises. C’est très impressionnant !

Je le remerciai avec chaleur. Mes impressions étaient justes. Visiblement, les parents de Baptiste étaient bien plus impliqués dans la Quête que lui. La volonté du héros est aussi importante que le recrutement en lui-même. Il faut qu’il soit convaincu de bien faire, d’avoir un objectif à accomplir, pour qu’il réussisse. Toutefois, un peu de pression parentale ne ferait sans doute pas de mal ! Comment ça, de la manipulation ? Oh, lecteurs, vous me prêtez de mauvaises intentions. L’environnement familial est crucial et je tiens juste à ce que l’opinion de Baptiste pousse dans la bonne direction... c’est-à-dire la mienne.

Je lui donne deux jours avant qu’il ne tombe dans mes bras divinatoires !

12 Décembre : Ô rage, ô désespoir, ô destin ennemi ! N’ai-je donc vécu que pour tant de jeunes individus plein de potentiel refusent de servir ma cause ?

Tout a commencé avec un appel matinal de Charlotte. J’ai décroché, les yeux embués de sommeil, le cœur en paix avec la vie et la tête pleine de plans fabuleux pour l’avenir :

—Allô ?

—Karlsen, on a un problème. Ton nouveau héros, là...

—Je sais, il est pas super motivé, baillai-je. Ça leur prend toujours un peu de temps, se faire à l’idée qu’ils sont héros…

—Il m’a dit non.

Il me fallut quelques secondes pour comprendre ce qu’elle venait de dire.

—Attends… Est-ce que tu insinues-

—J’insinue rien du tout ! Il a trouvé mon adresse email et m’a écrit pour me prévenir qu’il refusait catégoriquement de prendre part à la Quête. Qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’il réagisse comme ça ? 

—Rien du tout, voyons ! Tu me connais.

—Tu l’as menacé, c’est ça ?

—Oh, Marchand, non ! Je suis juste allée chez lui pour discuter.

—Il t’a invitée chez lui ? insista-t-elle, peu convaincue.

—Non, je savais où il habitait et je connais à peu près son emploi du temps, alors je suis passée quand il était là. Je me suis dit que c’était l’occasion ! J’ai pu rencontrer son père aussi, très sympa.

Un silence s’installa. C’est amusant parce que moi-même, en prononçant ces mots, je trouvais que j’avais poussé le bouchon un poil trop loin. Néanmoins, je reste persuadée que c’était la meilleure chose à faire. 

—Mais Karlsen ! Il te manque une case, c’est pas possible. Je veux pas avoir à te sortir de prison ! 

—Tu exagères, il n’irait pas jusque-là. En revanche, je vais avoir besoin d’un peu d’aide pour le convaincre... 

—Tant que c’est pas trop illégal, soupira Charlotte.

—Parfait, je savais que je pouvais compter sur toi. Il se trouve que j’ai un plan. Quand j’ai rencontré Baptiste Payen pour la première fois, il avait démontré sa bravoure. C’est parce que Tristan et moi l’avons vu en pleine action que nous avons compris toute l’étendue de son potentiel.

—En plus de ta vision, ajouta mon interlocutrice. 

J’acquiesçai immédiatement et elle dit : 

—Ok, pour l’instant, je te suis. Mais donc ?

—Donc, la solution pour qu’il réalise qu’il a sa place dans la Quête, c’est de le forcer à sauver des gens !

—C’est pas idiot, fit-elle. Mais comment ? Tu vas pas prédire des accidents au hasard et le jeter au milieu en espérant qu’il réagisse comme tu l’espères.

—Non, bien sûr que non, ce serait trop compliqué. Au lieu de chercher des situations dangereuses, on va les créer !

—Cette conversation est sérieusement en train de partir en sucette. Karlsen, tu peux pas me demander de tuer quelqu’un !

—Pas le tuer, enfin ! Déjà, j’engagerais un professionnel, et de deux, c’est pas l’objectif. Tu as de ces idées, parfois. On va engager des intermittents du spectacle pour faire croire à Baptiste Payen qu’il y a danger. En vrai, ce sera juste de la poudre aux yeux ! Il faut impérativement qu’il reste vivant, sinon ce serait contre-productif.

—Ouais, maugréa-t-elle. Mettons que ça marche. Tu pourras les payer double : Gemma aussi a des exigences.

—C’est-à-dire ? demandai-je en levant un sourcil.

—Disons que pour une pianiste, elle a de sacrées bases d’économie. Elle veut un contrat indiquant les bénéfices financiers de sa participation à la Quête. Elle a aussi mentionné quelque chose à propos de ton soutien « plein et entier » quant à sa carrière de musicienne…

Damnée soit Elena Bloom et l’entreprise musicale ! Évidemment que Gemma voudrait que je la booste, après le succès éclair de la chanteuse ! Misère de misère, mon Barde pur et apaisant se révélait un vautour aux griffes assoiffées d’or et d’encens ! Je me retins de révéler ma rage trop distinctement. Pas besoin que Charlotte sache à quel point ces manigances m’irritaient. Je grinçai :

—Faisons comme ça alors. Pas le choix. La Quête doit démarrer aussi tôt que possible. C’est la meilleure candidate pour l’équipe.

—Candidate, c’est-à-dire ? 

Zut. Je m’étais relâchée. Maudissant ma langue bavarde, j’inventai :

—Dans ma vision, j’ai vu qu’elle serait un excellent membre pour la Quête... mais rien n’est gravé dans le marbre. Le destin varie...

—Oui, je vois. Ce serait chaud de retrouver quelqu’un d’aussi capable qu’elle, c’est ça que tu veux dire ?

—Exactement, affirmai-je avec soulagement.

—Dans ce cas, je vais la faire signer et j’annoncerai après que la troupe s’agrandit. Les médias ont faim de ce genre d’histoires… D’autres nouvelles choc à m’annoncer ou c’est tout pour aujourd’hui ?

—Ça dépend. Je t’avais dit que Froitaut était un héros ?

Il y eut un blanc.

—Froitaut, ton prof de maths ? Un héros ?

—Je sais, je sais, ça m’a surprise aussi. C’est plus un rôle de chaperon ? En tout cas, sa présence est cruciale. 

Mentir devenait de plus en plus simple. Faites-le souvent, lecteurs, et le monde s’offrira à vous ! Prenez ce bon conseil, c’est cadeau. D’ailleurs, ce n’était pas entièrement faux. Il fallait que mon professeur soit un membre de l’équipe. Le risque qu’il me dénonce était trop grand. La voix de Charlotte grésilla, pleine de suspicion :

—Ooooookay. D’accord. Si tu le dis… Je le rajouterai sur le post avec Gemma. C’la dit, c’est marrant quand t’y penses.

—Mmm ? 

Nouveau coup de stress, pourquoi cette fille ne peut-elle pas être plus claire quand elle s’exprime ?

—Ta prophétie a bien fait les choses : tous les héros sont à proximité ! Imagine s’il y en avait eu à l’autre bout du monde, on aurait galéré !

—Haha, oui, excellente blague... Bah, comme je te disais, rien n’est gravé dans le marbre, ha haha... 

J’ai raccroché rapidement après ça. J’avais trop peur de faire une autre gaffe ! Un de ces jours, j’allais vraiment finir par tout lui avouer sans le vouloir. De l’autre côté... est-ce que j’étais vraiment prête à mentir à mon associée jusqu’à la fin de mes jours ? Je ne suis pas certaine d’en être capable. Oh, et puis zut ! C’est un problème pour plus tard. J’ai jusqu’à ma mort pour confesser, donc j’ai le temps de voir venir.

Je vous laisse, lecteurs. Je vais aller convaincre mon cousin de m’aider à poser un piège à Baptiste Payen. Ne vous en faites pas : je vous raconterai.

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Miss Olivier
Posté le 17/05/2024
Honnêtement, c'est un très bon chapitre ! D'ailleurs, je trouve qu'il manque un peu d'infos dans la scène où la Pythie se rend chez son chevalier... On ne comprend pas trop pourquoi il tient un mug, puis on nous dit que la Pythie boit du cacao, puis le père parle de son mari... ou la femme ? J'avoue que je n'ai pas trop compris si c'était la mère du chevalier qui parle de son mari à ce moment-là car il n'est pas dit qu'elle est dans la pièce. Hormis ces quelques détails, tout le reste du chapitre est vraiment super méga cool ! J'ai ressenti le rythme, donc je trouve que ton pari est réussi ! Il y a un peu de tension aussi qui s'installe dans le récit....
Fractale
Posté le 09/05/2024
Je m'attendais presque à ce que Gemma refuse, honnêtement ! Elle avait l'air à la fois choquée et méfiante... Mais elle accepte plus par intérêt que par crédulité, le passage où Charlotte explique à Ingrid ce qu'elle a exigé dévoile une facette plus dure et réaliste que la pianiste douce et passive, j'aime bien ! Je me demande comment Ingrid se débrouillera pour gérer sa promotion en plus de celle d'Elena sans donner l'impression de prédire un peu au hasard…

Ca m'a surprise de voir Ingrid faire toutes ces recherches sur Baptiste, elle n'était pas censée ne pas savoir se débrouiller avec Internet/les réseaux sociaux ?
La visite à la famille de Baptiste est intéressante, elle montre comment les gens "normaux" réagissent à toute cette histoire. Le scepticisme de Baptiste est assez logique, je l'aurais aussi été (au début j'aurais cru à un giga coup de pub des organisateurs du Loto). Mais j'ai été étonnée par le comportement du père qui a l'air effrayé de voir Baptiste critiquer Ingrid. Il craint de contrarier la Pythie, comme si elle pouvait influencer l'avenir et pas seulement le prédire ?

Après il n'a pas tort, il y a un petit côté "prophétie autoréalisatrice" dans les actions d'Ingrid, comme avec la promotion d'Elena : je ne sais plus qui faisait la remarque au dernier chapitre mais elle doit sans doute sa popularité à la prédiction d'Ingrid.
Ca m'amène à me demander comment Ingrid détermine exactement le futur : il ne peut pas être figé, sinon ses prédictions n'intéresseraient pas autant de monde puisque personne ne pourrait rien y changer, inutile donc de savoir où investir ou sur quelles tendances miser. Le futur influence les "prédictions" d'Ingrid, qui peut le modifier à son tour… Est-ce qu'elle "calcule" ce qui va arriver SI elle prend une certaine décision, par exemple ?

J'ai l'impression qu'elle se prend un peu à son propre jeu par moments… À cause de l'excitation, parce qu'elle en a marre de mentir peut-être ?
En tout cas je me réjouis de voir un peu de scepticisme naître en Charlotte. C'est vrai qu'il y a de sacrées coïncidences dans cette affaire et qu'Ingrid n'est pas très prudente dans leur discussions. Je pense qu'Ingrid pourrait dire la vérité à Charlotte, certes elle risque d'être furieuse d'avoir été trahie et vexée de s'être fait avoir, mais je pense qu'elle sera aussi un peu admirative de la façon dont Charlotte a réussi à duper son monde ! Et son esprit roublard pourrait être d'une grande aide pour transformer de façon crédible les calculs d'Ingrid en visions.
Benebooks
Posté le 13/03/2024
J'aurai bien vu Elana Bloom péter un scandale parce qu'elle n'était pas parmi les héros de la Quête XD elle m'a semblé jalouse et peu tolerente envers ses collaborateurs
Bleiz
Posté le 13/03/2024
Hello Bene ! C'est définitivement une possibilité, on ne sait pas ce qui se passe en coulisses x)
blairelle
Posté le 27/09/2023
Je me suis endormie sur mon clavier => ah tiens elle tape à l'ordinateur ?
Et sinon, je vois que son talent de devineresse ne s'appuie plus du tout sur les mathématiques. Elle ne pouvait pas lancer des études statistiques sur le potentiel héroïque de chevalier / barde / magicien / voleur / assassin ou je ne sais quoi d'autre sur une gigantesque base de données piratées ? J'espère que l'accident organisé pour Baptiste Payen fera de nouveau intervenir les calculs...
Bleiz
Posté le 09/03/2024
Salut Blairelle,
Ça fait un bon bout de temps que je n'ai pas pu revenir sur PA, mais me revoilà ! Pour répondre à ta question, je dois avouer qu'au fond, les maths sont surtout une grosse excuse pour faire tenir l'histoire. Ce n'est pas le but principal de ce livre, mais plutôt les relations entre les personnages -c'est ce que j'ai essayé de développer le plus. Néanmoins, dans ma version réécrite -que je vais poster petit à petit à partir d'aujourd'hui, il y a encore des petits bouts de maths qui j'espère te plairont !
À bientôt :)
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