Le drame du Chevalier

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonjour à tous ! J'ai été longtemps absente, mais me revoilà avec la version entièrement corrigée de cette histoire. Je publierai les chapitres au fil des semaines prochaines. S'il y a encore quelqu'un pour lire cette histoire, c'est un grand plaisir de vous retrouver ici ! Bonne lecture :)

14 Décembre : La vie est plus douce quand vous avez un associé qui se charge gracieusement de tous les petits détails ennuyeux de vos plans géniaux. Charlotte avait donc organisé notre programme pour les jours à venir et ces derniers s’annonçaient chargés. Vous pensiez qu’à l’approche des fêtes, je pourrais me reposer ? Que nenni ! D’après mon cher agent, les demandes de partenariat et les offres de contrat s’accumulaient dans sa boite mail. Mais qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, de sa boite mail ? Qu’elle suffoque ! Travailler, tous les jours, c’est d’un lassant. Je devrais jouer dans les bois ou aller au cinéma, profiter un peu de mon enfance ! Hélas, rien n’est simple quand on peut prédire l’avenir. Au lieu de profiter de vacances pleinement méritées, je devais me résigner à des après-midis remplies d’exercices de maths et de boulots à court-terme qui gonfleraient mon compte en banque, déjà plein à craquer. Tragique.

Enfin ! Je viens de survoler les documents en pièce-jointe. Les comédiens engagés sont plutôt bons, si on en croit leurs CV. Laissez-moi donc l’honneur de vous présenter Germaine, 68 ans et déterminée à brûler les planches. Le scénario de demain est simple, mais efficace : tandis que Baptiste Payen fera son chemin jusqu’au parc, une équipe d’assistants aidera notre actrice à grimper dans un arbre. Celui-ci se trouve au cœur d’un croisement de sentiers, notre Chevalier ne pourra pas manquer de la remarquer. Dès qu’il sera en vue, Germaine entrera dans son rôle de mamie en détresse et appellera à l’aide ; nous pourrons ainsi assister au sauvetage car Baptiste Payen ne ferait jamais demi-tour dans une telle situation. Alors, il se rendra compte de son potentiel héroïque ! Et si c’est pas le cas, j’ai toujours d’autres petits « imprévus » dans ma manche. Je pourrais également m’arranger pour que nous ayons une nouvelle discussion…

L’important, c’est qu’il réalise son talent afin qu’il le mette de son plein gré à mon service. Ce n’est pas par intérêt personnel que j’agis ainsi, loin de là ! En effet : si je n’étais pas là pour lui révéler tout son potentiel, jamais il ne prendrait conscience de ce qu’il est capable d’accomplir ! Et pour cela, j’ai besoin d’un complice… Toutefois, la réaction de Tristan fût aussi prévisible qu’agaçante :

—Non, non et re-non ! Je refuse. Cette fois-ci, tu ne m’auras pas. 

—Mais de quoi tu parles, Tristan ? Il ne s’agit pas de « t’avoir » ou je-ne-sais-quoi, mais bien de te faire un cadeau.

—Empoisonné, ouais. Tu n’as pas une belle-fille à aller assassiner, au lieu de m’embêter ? 

—Tu n’auras presque rien à faire, insistai-je. Pendant que les comédiens se mettront en place, tu t’installeras quelque part de façon à pouvoir observer l’accident, mais suffisamment loin pour ne pas te faire repérer. Tu utiliseras ton téléphone pour filmer la scène. Comme ça, moi je serais en direct avec toi et je surveillerai le tout à distance !

—Accompagne-moi, plutôt.

—Impossible. Baptiste Payen me connaît et de toute façon, je suis trop reconnaissable. On doit la jouer discret.

—C’est sensé. D’accord, pourquoi pas. Mais ça ne veut pas dire que j’approuve tes machinations ! s’empressa-t-il d’ajouter.

J’acquiesçai avec enthousiasme et, une fois la fragile conscience de mon cousin apaisée, je raccrochai. Je l’avais eu ! Je descendis à la cuisine. Tout était prêt : mon stock de popcorn frais était plein et mes boissons préférées remplissaient les bacs du frigo. J’avais même récupéré un des casques de François pour entendre jusqu’au moindre craquement de branche sous les chaussures de mon Chevalier, le plus petit trémolo dans la voix des acteurs ! Ah, lecteurs, demain sera parfait. Parfait !

 

15 Décembre : L’opération s’est déroulée moins bien que je l’espérais, mais mieux que ce que je craignais. Pas sûre qu’on puisse qualifier ça de succès, cependant. Je suis même plutôt certaine que nous sommes en présence d’un semi-échec.

Tristan est ravi, lui. Au moins, l’un de nous deux a passé un bon moment. Je suppose que c’est déjà ça. Mais laissez-moi vous décrire la scène par le menu :

—Tu es trop loin. Va t’asseoir sur ce banc, on verra mieux… non pas celui-là, l’autre ! On serait complètement à découvert, à cet endroit !

—Si tu n’es pas contente, tu n’avais qu’à te déplacer !

Comme vous pouvez le constater, Tristan s’apprêtait à s’installer. Hélas, tout bon corbeau et écrivain qu’il était, ce pauvre garçon faisait un abominable stratège. Sur un champ-de-bataille, il se serait pris un boulet de canon avant même d’apercevoir les lignes ennemies. Oui, achevé par un accident de canon de son propre camp ! C’est le genre de sort qui lui attend s’il continue à ne pas m’écouter ! De ses piteuses tentatives à la discrétion jusqu’à ses commentaires venimeux, rien n’allait. Il tremblait comme une feuille, tapait le sol de son pied avec la régularité d’un marteau-piqueur et je vous passe ses états d’âme ! C’est pour ça, que je décidai, dans mon immense magnanimité, de lui répondre avec seulement une once de mépris :

—Tais-toi Tristan. Je sais que tu es content de pouvoir assister à la scène…

—À ton nouveau mensonge, tu veux dire ? Je ne devrais pas être ici. C’est mal.

—La ferme ! Il arrive !

En effet, à l’autre bout du parc, je voyais la silhouette de Baptiste se rapprocher. Heureusement, tout était en place. Les deux assistants engagés par Charlotte avaient stabilisé l’escabeau. Germaine avait ainsi escaladé l’arbre et fini par se loger entre deux branches. Perchée comme un rossignol en bas de contention, elle trainait désormais le regard vers l’entrée du parc, guettant sa proie. Tandis que notre Chevalier avançait dans notre direction, Tristan me souffla :

—Tu n’as pas peur que ça remonte jusqu’à toi ? Les gens vont avoir du mal à te faire confiance, s’ils apprennent que tu pièges tes héros pur qu’ils acceptent de travailler pour toi…

—Allons, tu me connais mieux que ça ! Marchand s’est chargée de tout. Son père lui a peut-être donné deux, trois conseils, également… Impossible que quelqu’un fasse le lien.

—Waouh, ok, dit Tristan avec un satisfaisant degré d’admiration.

Il se tut un moment, trop bref, avant d’ajouter :

—Tu lui fais vraiment confiance.

—À qui, Marchand ? Pff, bien sûr, c’est mon associée. Redresse ton bras, je vois rien.

Il s’exécuta en répliquant :

—Mauvais pour les affaires, de mentir à ses partenaires de travail…

Pourquoi fallait-il constamment qu’il fourre son nez partout ? Il pouvait pas se mêler de ses oignons, pour une fois. Ses maudites piqûres de rappel étaient par trop agaçantes. Comme si mes cachotteries par rapport à Charlotte ne me tourmentaient pas assez ! Mais je n’eus pas le temps pour une répartie acérée. Germaine avait repéré Baptiste. Alors elle porta une main à son front, ferma les yeux et brailla :

—À l’aide, au secours ! S’il vous plaît, quelqu’un !

—Que le spectacle commence ! sifflotai-je en enfournant une première poignée de friandises dans ma bouche.

Criant de plus belle, Germaine s’agitait sur sa branche qui commençait à ployer dangereusement. Je n’eus même pas le temps de m’inquiéter : Baptiste accourrait. Voilà un héros comme je les aime ! Un Chevalier qui n’hésite pas une seule seconde à porter secours à son prochain, c’est un spectacle qui vous met du baume au cœur.

Il fut bientôt sous l’arbre et entreprit d’aider notre pauvre grand-mère haut perchée à revenir sur la terre ferme. Avec une lenteur affectée, elle porta une main à son front, battit des cils et se laissa tomber à la renverse. Hollywood ne savait pas ce qu’ils manquaient. Baptiste la réceptionna, lui parlant avec lenteur, aussi doucement que possible pour ne pas la brusquer. Enfin, ça, c’est ce que j’imaginais. Nous étions hélas trop loin pour saisir ce qu’ils se disaient. J’essayai d’attirer l’attention de mon complice en soufflant des « Tristan ! ». Rien à faire. Il était complètement captivé par le sauvetage de Germaine et, à ce moment, perdu pour moi. Toutefois, si Baptiste Payen ne parlait pas fort, la voix de Germaine, elle, s’entendait à merveille :

—Merci, jeune homme, merci mille fois. Elle s’accrochait à son bras avec tant de force que je craignais qu’elle ne le lui arrache. Vous êtes un héros !

Et c’est là que mon plan infaillible, faillit. Même avec la distance, même à travers la vidéo, je pouvais voir le visage de mon Chevalier se décomposer. Son sourire rassurant tomba aussi sûrement que si une pluie de briques lui était tombée sur la tête. Un seul mot, choisi par mes soins pour le faire réagir, avait tout ruiné. Ah ça, pour le faire réagir, il avait réagi ! Je n’avais pas manqué mon coup !

C’est sans surprise que, une fois certain que notre actrice allait bien, je regardais Baptiste Payen prendre la fuite. Littéralement. Il prit ses jambes à son cou.

Voici donc le triste résumé de notre mission. Je passai vingt bonnes minutes à hurler ma frustration dans mon oreiller.

Note pour plus tard : Peut-être qu’essayer de convaincre Baptiste était une mauvaise idée. Des gens désespérés d’être spéciaux, il y en a la pelle. Pourquoi ne pouvait-il pas être déprimé et avoir une vie vide de sens, comme tout le monde ?!

Je dus aussi mettre mon téléphone en mode silencieux ; Tristan me bombardait de messages. Pas pour me raconter des trucs intéressants, en plus, non, bien sûr que non. Il m’envoie des messages pour partager son admiration envers Baptiste ! Comme si j’avais besoin de ça. Mais oui, Tristan, moi aussi je sais qu’il est formidable, courageux et sympathique ! C’est mon héros ! C’est la raison même pour laquelle je veux le recruter !

Allez, tout n’est pas perdu. Dans deux jours, Charlotte lancera le deuxième scénario-piège. Je vais mettre en place deux, trois petites idées en plus… Il faut juste que je tienne deux jours.

20 décembre : Pourquoi ça ne marche pas ? Pourquoi ? Je suis un génie, rien ne devrait me résister ! Je suis capable de percer le voile du futur, le destin n’a plus de secret pour moi. D’après tous mes calculs, Baptiste Payen va finir par craquer. Alors pourquoi me résiste-t-il toujours ?

Note pour plus tard : Cette entrée de journal me fait passer pour un super-vilain de pacotille. À enlever.

C’était encore un échec ! Encore et toujours ! Pire que tout, je crois qu’il a compris que j’étais derrière toutes les catastrophes qu’il rencontrait dernièrement. Pas étonnant, il est malin. C’est pour ça que je veux qu’il fasse partie de mon équipe ! 

J’ai multiplié les « accidents » récemment. Je pense que ç’a été mon erreur. Un chat coincé dans un arbre, pourquoi pas ; un enfant perdu, passe encore ; trois enfants paumés dans leur propre quartier en moins d’une semaine, ça commence à faire beaucoup. Tristan m’avait bien dit que le scénario à répétition faisait de moi un « gratte-papier qu’on devrait bannir des bibliothèques sous peine de contaminer la littérature avec mon manque de talent », mais je ne l’ai pas écouté. Le faux braquage de banque a été la goutte de trop, selon moi… Toutefois, ce n’est pas de ma faute.

Note pour moi-même : Pas entièrement en tout cas.

Si les acteurs de Charlotte étaient meilleurs, j’aurais déjà un héros de plus ! Rien que d’y penser, je bous de colère. En parlant de mon agent, d’ailleurs ! On me traite comme une bête de somme. Quel genre d’agent fait bosser son client pendant les fêtes ? Je vous assure, je crie au monde, même, que Charlotte Marchand n’a pas de cœur. Encore des contrats, toujours des contrats ! Quand je mourrai, bientôt si j’en crois la folle allure de travail à laquelle on me soumet, qu’on se souvienne que c’est de la faute à mon dévouement à ma mission suprême. Et celle de Charlotte Marchand. Mon cerveau fond comme une bougie sous un radiateur placé sur la pente du Vésuve. Ma carrière de devineresse aura ma peau !

 

Je vais l’appeler pour lui demander d’être plus stricte avec ses employés et plus souple envers sa patronne -moi, au cas où vous auriez oublié. Attendez, ça sonne.

—Allô ?

—Salut Marchand ! Écoute, il faut qu’on parle.

—Ça va être compliqué, là, me dit-il en soupirant. J’ai la masse de travail.

—Mais moi aussi, et regarde ! Je suis prête à me sacrifier.

—Karlsen, ça va être galère. Franchement, si je n’avais pas mon père pour me donner un coup de main, je ne sais pas comment je ferais. Même avec l’équipe, c’est pas évident.

—…L’équipe ? répétai-je en espérant avoir mal entendu. 

Mes oreilles devaient me jouer des tours, impossible autrement. Elle soupira :

—On en a déjà discuté. Trois des employés de la boîte de Papa me donnent des conseils et m’apprennent les ficelles du métier. La comm’, le marketing…

—Tu ne savais pas faire ça avant ? demandais-je d’une voix faible qu’elle ne sembla pas remarquer.

—J’comprends que ce soit difficile à comprendre pour toi, Karlsen, mais on n’est pas tous des génies ! Y’en a qui doivent bosser pour réussir, s’exclama-t-elle.

La dureté de son ton me surprit tant que j’en balbutiai :

—OK, OK. Par contre, si tu as des sous-fifres pour t’enseigner comment négocier, vendre… Tu fais quoi, toi ?

—Je te gère, toi. Et c’est pas une sinécure de vous suivre, toi et tes plans délirants !

—Touché, murmurai-je.

Elle rit avant d’ajouter :

—Franchement, t’es extra parfois. Comment je ferais pour suivre les cours si je m’occupais des contrats à temps plein ?

Une petite part de mon cœur trembla. Je le sentis lentement s’effriter à la vitesse de la poudre dans un sablier :

—Je, je ne sais pas. Je suis les cours de Mr. Froitaut par emails, récemment. Qu’est-ce que tu veux dire-

—C’est parce que tu as déjà le bac, ça. Ah, attends une seconde. 

Sa voix se fit lointaine, des bribes de conversation sans lien retentissant dans le combiné. Mes épaules tombèrent sans grâce et je ne parvins pas à me convaincre de les redresser. 

—Chuis’ désolée, me dit Charlotte, mais faut que j’y aille. Ma mère m’appelle. À plus ?

—Oui, à la prochaine.

 

Ma Quête n’est pas un passe-temps. Peut-être que ce serait plus simple si j’avais vraiment des visions. Je n’ai aucun droit de me sentir déçue. Comme elle l’a expliqué, Charlotte Marchand a le collège, sa famille… des amis avec qui elle doit aimer passer son temps libre aussi.

 

Note pour plus tard : Y avait-il tant de choses à son sujet que j’ignorais ? Quand est-ce que le monde extérieur a-t-il fait une place à Charlotte ? Pourquoi y est-elle allée alors que moi, je restais là ?

J’en ai oublié de lui parler de Baptiste. Tant pis. Il me reste un contrat que je n’ai pas encore rempli, je ferais sans doute mieux de m’y mettre maintenant.

21 décembre : Je crois que je ne vais pas bien. Je prends des décisions étranges. Je ne prends même plus la peine de calculer les risques. Je fonce dans le tas au petit bonheur la chance. Le plus désolant, c’est que ça a l’air de mieux marcher que mes plans soigneusement réfléchis.

J’ai décidé que j’en avais assez d’attendre et de poser des pièges. Baptiste n’est pas un pigeon devant lequel on agite un sac de graines, jusqu’au moment où on peut lui garnir le derrière de plomb. C’est quelqu’un de fondamentalement honnête. Il lui faut une attaque directe.

Il n’a presque pas sursauté en me voyant l’attendre devant sa gym. Il a juste écarquillé les yeux, puis s’est frotté le visage à deux mains en s’écriant :

—On est à la limite du harcèlement, là.

—Oh Baptiste, soyons francs. Nous avons dépassé cette étape depuis longtemps. Tu vas jusqu’à la station de métro, correct ? Il hocha la tête avec méfiance. Je t’accompagne.

 

Nous avons marché un moment en silence, côte à côte. Parfois, les gens se retournaient sur notre passage, stupéfaits de voir la Pythie et son… garde du corps ? Bah, peu importe ce que ces inconnus pensaient. J’étais plus inquiète par le silence de Baptiste. Préparait-il une contre-attaque ? Voulait-il m’annoncer qu’il allait porter plainte ? Franchement, je ne lui en aurais pas voulu, j’avais poussé le bouchon un peu loin.

Note pour plus tard : Ce qui ne veut pas dire que je l’aurais laissé gagner le procès. Faut pas exagérer !

Non, pire encore ! Par quelque hasard, il a découvert la vérité et veut tout révéler. Je savais que j’aurais dû être plus subtile avec le texte des acteurs ! Urgh, cette incertitude me tue, il faut que je découvre s’il sait… C’est décidé, je me lance !

Mais il me coupa l’herbe sous le pied.

—La petite Pythie, murmura-t-il, songeur. Je me disais bien que tu me recontacterais à un moment ou à un autre. 

—Évidemment. Tu es mon héros. Je n’allais pas te laisser t’enfuir. 

—Oui, ça, je m’en doutais, et il rit.

C’est impressionnant comment un sourire peut changer la physionomie de certains. Du jeune homme renfermé, il était passé à un beau garçon rayonnant. Je me sentis sourire en retour.

—Que veux-tu, on ne s’ennuie jamais avec moi. As-tu reconsidéré mon offre ?

J’ignorais comment aborder le sujet directement. Je ne pouvais pas vraiment foncer dans le tas et demander s’il savait que mon don prophétique n’était qu’une couverture pour mon cerveau génial. La voix de mon interlocuteur interrompit mes pensées :

—J’y ai réfléchi, oui. Franchement, je ne pensais pas changer d’avis…

—Ça veut dire que tu es partant ?

—Doucement, j’ai pas dit ça ! Mais c’est vrai qu’il s’est passé pas mal de choses récemment…

J’évitai ostensiblement son regard inquisiteur pour mieux répliquer :

—On n’échappe pas au destin.

—Surtout quand le destin est une gamine incroyablement tenace.

—Sérieusement, tu sais le nombre de personnes qui rêverait de faire partie de mon équipe ?

—Pourquoi tu ne leur demandes pas, s’il y a tant de candidats ?

« Parce que ce n’est pas eux qui choisissent, c’est moi, » avais-je envie de crier. À la place, je lançai :

—Parce que ça doit être toi. Il n’y a pas d’alternative. Quand vas-tu comprendre qui je suis vraiment ? La Pythie, la seule et l’unique. J’ai de grands pouvoirs.

Une fois encore, ce n’était pas techniquement un mensonge : mon premier pouvoir pourrait être assimilé à ma bosse des maths ; le second, à ma fortune. Et je ne parle pas de la chance indécente qui m’accompagne depuis le début de mon entreprise ! Disons que c’est mon petit côté Batman.

—L’important dans tout ça, repris-je en jouant une branche de mes lunettes, c’est que tu réalises qui tu es vraiment, ta nature profonde… Il ne sert à rien de te voiler la face. Tu nous fais juste perdre du temps, à tous les deux.

—Écoute, petite…

—Petite !

Je m’étais résolue à être patiente, mais c’en était trop. Je n’avais été que politesse et gentillesse depuis le début de notre conversation et lui, il persistait à vouloir me mépriser. Je me forçai à desserrer les mâchoires. Personne ne me comprenait. Ni Froitaut, ni Tristan, ni Charlotte, ni lui. Qu’à cela ne tienne : j’allais leur apprendre à m’entendre et à me voir.

—Tu ne comprends vraiment rien. Dans un monde d’aveugles, je suis la seule qui voit, et tu ne fais pas exception à la règle. Vous tâtonnez dans le noir, en vous raccrochant à des notions abstraites qui vous rassurent. La liberté, la possibilité de tracer sa propre voie, ce ne sont que des illusions ! Moi, je te le dis : le Destin existe, je te le pointe du doigt, un fil rouge qui brûle dans ton obscurité et toi, tu t’obstines ? Es-tu bien sûr, de qui est l’enfant de nous deux ?

J’inspirai profondément. Nous nous étions arrêtés au milieu du trottoir et les passants faisaient un effort visible pour nous éviter, quitte à changer de côté. J’allais le perdre, à m’énerver ainsi. L’effrayer, pourquoi pas, mais le faire fuir, ça non. Je m’éclaircis la gorge et repris, en prenant soin d’articuler lentement et de ne pas hausser le ton :

—C’est une chance incroyable que tu as là, Baptiste. L’occasion de changer la face du monde, de changer de vie.

—Qui te dit que je n’aime pas ma vie ?

Sa voix était calme, hormis pour un léger trémolo à la fin de sa phrase. Bon signe.

—Personne, bien sûr. Toutefois, on veut toujours plus. N’as-tu jamais rêvé d’accomplir quelque chose de plus grand que toi ? Moi oui. » Je fis une pause, le temps que mes mots pénètrent dans son esprit et fassent vaciller ses certitudes. « Tu n’es pas aussi bête que tu voudrais me faire croire : tu as pleinement conscience de ce dont tu es capable. Tu préfèreras fermer les yeux… Je comprends, je t’assure.

—J’ai du mal à te croire…

—Je sais. Écoute, je ne te demande pas de prendre une décision immédiatement. Nous avons encore un peu de temps devant nous. Mais bientôt, la Quête commencera. Mes efforts seuls pour repousser la catastrophe qui nous attend ne seront pas suffisants. Et sans toi, je sais que ce sera un échec.

—C’est quoi cette catastrophe dont tu parles ? Qu’est-ce qui va se passer si je ne participe à ta Quête ?

Je l’ignorai.

—N’es-tu pas prêt à sacrifier quelques mois et un peu d’énergie, pour sauver le futur de plusieurs milliers de personnes ? Qu’est-ce que ça te coûterait, au fond ? Oublie un peu ton train-train quotidien. Au fond, il ne te satisfait pas. Moi, je t’offre la chance d’obtenir tout ce que ton cœur désire : la gloire, la richesse, l’honneur, l’aventure… J’en passe. Ne me dis pas que tu n’en as jamais rêvé. Ne passe pas à côté de l’aventure d’une vie sous prétexte que tu es à l’aise. C’est trop facile !

J’étais là, à le foudroyer du regard, et lui me regardait avec une sorte de colère qui, seconde par seconde, se transformait en compréhension. Ses yeux parurent alors me voir entièrement. 

—C’est si dur que ça, hein ? 

J’étais devenue transparente. Ingrid Karlsen était une fille de verre, craquelée aux mauvais endroits. J’avais envie de hurler. Il n’avait pas le droit de me parler comme ça, de dire des choses comme ça, sans queue ni tête. Je ne savais pas de quoi il parlait

Note pour plus tard : Je crois que je sais.

et je n’avais pas envie de savoir. Je reculai d’un pas pour mieux l’observer. Il était trop grand pour moi, sinon. Je lui dis :

—Nous nous verrons le 23 au soir, vers 20 heures, en face de l’Hôtel de Ville. Là, je te persuaderai que prendre part à la Quête est la meilleure chose que tu puisses faire. Je répondrai à chacune de tes questions. Et après, si malgré tous mes efforts et ma bonne foi, tu refuses toujours… Alors je laisserai tomber.

—Vraiment ?

Son ton incrédule me poussa à répondre avec plus d’acidité que je ne l’aurais voulu.

—Vraiment ! Je suis si peu digne de confiance, pour toi ?

Il esquiva ma question en demandant :

—C’est pas un peu tard, à ton âge ? Mes pères me gardaient constamment à l’œil, quand j’étais petit. Être dehors à la nuit tombée… tes parents t’autorisent à sortir à une heure pareille ?

—Bien sûr que non, ils ne sont pas inconscients. C’est pour ça que je ne vais pas leur demander la permission.

—Pythie, c’est pas-

—N’oublie pas, 20 heures ! Ne sois pas en retard !

Une fois encore, je joue tout. Cartes sur table, cette fois.

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Miss Olivier
Posté le 17/05/2024
Très bon chapitre. Je comprend mieux pourquoi je n'avais pas très bien compris la scène du chapitre d'avant: il a deux papas. Ce n'était pas très clair. Sinon j'adore ce chapitre, il est juste parfait, rien à redire !
Bleiz
Posté le 01/08/2024
Salut Miss Olivier, oui je n'ai peut-être pas été assez claire sur les deux pères de Baptiste, mais comme ce n'est pas un élément crucial, j'ai préféré ne pas m'étendre. Ravie que tu aies aimé malgré ça !
Fractale
Posté le 09/05/2024
Le plan d'Ingrid m'a un peu déçue j'avoue, je m'attendais à plus élaboré que juste faire tomber "par hasard" Baptiste sur des accidents où il peut jouer les héros. D'autant que bon, aider une vieille dame à descendre d'un arbre, c'est gentil mais ce n'est pas un véritable sacrifice, il ne met pas sa vie en danger pour cela, j'ai du mal à voir en quoi ça le convaincra de quoi que ce soit.
Je trouve qu'il se laisse trop facilement avoir par Ingrid, je ne sais pas vraiment s'il a compris ou non parce qu'au début il a l'air de penser que ce ne sont que des coïncidences, il explique que s'il a changé d'avis c'est en partie à cause de ces accidents qui se trouvaient sur son chemin… puis sa remarque sur le destin qui prend la forme d'une "gamine incroyablement tenace" donnait l'impression qu'il avait compris. J'aurais trouvé ça plus plausible qu'Ingrid lui avoue qu'elle avait forcé le destin mais qu'elle n'avait pas le choix, que c'était vital, qu'il faut parfois prendre des décisions difficiles pour le bien du plus grand nombre, etc.

Par contre j'aime beaucoup la façon dont Ingrid se dévoile encore un peu dans ce chapitre ! Sa détresse face au fait que Charlotte ne lui soit pas entièrement consacrée était touchante, son impression de ne pas vraiment accéder au monde extérieur contrairement à elle aussi... (J'avoue qu'à ce stade j'ai l'impression de ne pas en savoir assez sur Charlotte et Ingrid, dans quel contexte exactement se sont-elles rencontrées ? Je crois qu'au début tu disais que c'était à un cours de maths mais je pensais qu'Ingrid n'avait plus suivi une scolarité normale à partir du moment où on l'avait diagnostiquée surdouée ? J'ai peut-être laissé passer une info après !)
J'ai bien aimé aussi la scène où Ingrid se laisse déstabiliser par Baptiste, il semble avoir percé à jour une partie de ce qui pèse sur ses épaules… Je me demande comment leur relation évoluera.
Bleiz
Posté le 01/08/2024
Salut Fractale (je réponds encore et toujours dans le désordre), pour la crédulité de Baptiste, j'envisageais ça plutôt comme... s'il se forçait à fermer les yeux sur la situation parce qu'il refuse d'y croire, et aussi parce qu'il y a une part de lui qui aime ce jeu et cette idée d'aventure. Tous les héros - tout le monde, selon moi- ont une part d'eux qui rêve de grandes choses. On veut tous sortir de la routine, quoi.
À bientôt :)
Vous lisez