Le 5-ALA

Par Suze

Une main hésitante posée sur mon épaule vint me tirer de mon sommeil. Je soulevais mon masque et jetais un coup d’oeil rapide sur l’écran de mon téléphone. Il était exactement 4h30. Une infirmière du service de nuit à l’allure fluette me tendit un comprimé et un verre d’eau. “Candy lisais-je sur son badge, tandis que j’avalais le comprimé. Elle me parlait mais je ne l’entendais pas. Toutefois, comme je savais à peu près ce à quoi m’attendre il me sembla pouvoir deviner ce qu’elle me disait en suivant le mouvement de ses lèvres. Elle m’avait donné un comprimé anti-nausée. Puis dans quinze minutes, elle m’apporterait la fameuse potion. Mais ses lèvres remuaient toujours et maintenant j’avais clairement perdu le fil. Je lui fis signe de s’arrêter avec ma main, pointant un doigt vers l’intérieur de mon oreille, et je retirais un de mes bouchons d’oreille. 

- Je reviens. dit-elle simplement s’en allant.

Encore endormie, je remettais le bouchon dans mon oreille et enfouissais ma tête dans l’oreiller. J’étais bien décidée à grappiller quelques minutes de sommeil additionnelles. Mon coeur battais un peu plus fort qu’hier et je crus percevoir une sorte de crépitement dans la poitrine. Mais la fatigue était plus forte que l’excitation et je me rendormis rapidement. Peine perdue, l’infirmière fut de retour presque aussitôt avec un petit plateau rempli de matériel. Elle m’annonça qu’elle allait maintenant me poser un cathéter veineux et me prélever du sang. Je décidais de profiter de cet intermède pour affiner mon étude socioculturelle du personnel de l’hôpital et déroulais mon questionnaire habituel. 

- Where are you from?

- I’m from India.

- Where in India?

- Oh you know India! s’exclama-t-elle avec ce petit sourire espiègle qu’arborent souvent les Indiens lorsqu’un étranger s’intéresse à leur Mother India. Puis elle ajouta, d’une voix légèrement plus libre, roulant le ‘r’ : 

- I'm from Kerala. 

Elle frotta maintenant un coton imbibé de lotion antiseptique sur une veine dans l’intérieur de mon coude, puis se ravisa et inspecta mon bras gauche à la recherche d’une autre veine.

- D’où au Kerala?

J’avais déjà eu cette exacte même conservation au moins une dizaine de fois ce mois-ci, car en Angleterre, une grande partie des infirmières, et presque toutes les infirmières sud-asiatiques, viennent du Kerala.  Une fois j’avais même tenté de poser cette question directement mais je m'étais rendu compte dès l’instant où j'avais commencé à prononcer cette phrase qui m’avait parue juste là anodine, qu’elle impliquait des idées reçues sur la question de l'apparence physique et culturelle, et pouvait être perçue comme une forme latente de racisme, et j’avais immédiatement regretté de l’avoir posée. Depuis je m’étais résignée à devoir en passer par ce dialogue introductif. 

- Oh you know Kerala? Répondit-elle avec le même amusement. 

Elle attacha un élastique autour de mon avant-bras. 

- J’espère que je ne vous fais pas mal. 

- Je suis allée deux fois au Kerala. Poursuivais-je comme pour justifier ma curiosité. 

- I’m from Alleppey. Puis frottant longuement un second coton sur le poignet, à la base du pouce, elle ajouta d’une voix fébrile, comme si elle se parlait à elle-même:  “Vos veines sont trop fines. Je n’aime pas poser un cathéter à cet endroit là.” 

Elle inséra alors l’aiguille du cathéter dans la veine, les sourcils froncés de concentration, un sentiment de culpabilité flottant dans son regard. Il y avait quelque chose d’attendrissant chez cette infirmière anxieuse de faire une prise de sang. Sa circonspection eut au moins la vertu de m’épargner la moindre douleur. Quant elle eut fini de poser le cathéter, elle colla le large sparadrap rectangulaire à vitre transparente autour de mon poignet pour maintenir la seringue en place. Deux petits tubes souples, à bouts colorés, s’échappaient du sparadrap, et produisaient lorsqu’ils se rencontraient dans un mouvement d’oscillation un petit cliquetis. Je ne pus m’empêcher de sourire. On aurait dit un jouet pour bébé. Cela amuserait mes filles. 

- You know Alleppey?

- J’y suis allée une fois. Pour voir les backwaters. C’est très joli. 

Elle sourit de nouveau, mais cette fois-ci son regard se fit plus vague. Peut-être son esprit fut-il traversé par une image de rizières et de canaux bordés de cocotiers, ou bien de femmes en saris colorés et d’hommes en dhoti blanc immaculé, marchant à l’abris du soleil sous des parapluies délavés. 

- Actually I come from Kottayam. It’s near Alleppey only. Vous n’avez bien rien mangé et rien bu ce matin ? 

Elle finit de remplir un flacon de sang par l’un des tubes, puis s’en alla. Cette conversation avait eu comme effet de me tirer de mon sommeil et je comptais maintenant les minutes qu’il me restait avant de découvrir cette fameuse potion. “Ce sera sans doute la boisson la plus chère que vous boirez dans votre vie” avait plaisanté Mr. C. la première fois qu’il l’avait évoquée. Il ne faisait aucun doute que cette blague faisait partie du rituel initiatique auquel était soumis chacun de ses patients. La substance en question s’appelait 5-Aminolevulinic Acid - ou 5-ALA pour les intimes - et coûtait plus de mille livres Sterling pour une dose d’à peine dix millilitres. J’avais lu cela dans la brochure envoyée par l’hôpital. Rapporté au volume d’une bouteille de vin, on était en effet au niveau des crus les plus chers du monde. Il me faudrait tremper les lèvres dans un verre de Romanée-Conti cuvée 1945 pour avoir une chance de déjouer le sort. Je me rappelais alors que le rituel avait commencé par l’administration d’un comprimé anti-nausée et que cela n’augurait pas bon du résultat. Mais peut-être n’était-ce qu’un excès de précaution. 

Les quinze minutes étaient maintenant passées. Mais que faisait donc cette petite infirmière ponctuelle? Elle apparut bientôt de nouveau, un verre en polystyrène à la main. Je jetai un coup d’oeil au liquide transparent au fond du verre. Sa robe était presque incolore mais je crus distinguer de légers reflets jaune-vert. J’y trempais les lèvres. Horreur. Le goût était affreux. Un concentré d’amer, de salé et d’acide, à vous faire lever le coeur. Mais j’étais résignée à jouer mon rôle du mieux possible, et je le buvais d’une traite, et sans broncher. Il n’y avait rien à redire du protocole. Le comprimé était bien à propos. 

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Morgana
Posté le 18/04/2020
C'est très prenant. J'aime bien l'univers original, je me réjouis de lire la suite! J'ai remarqué une petite coquille: je ne pu=> pus. Sinon c'est personnel mais les passages qui mêlent l'anglais et le français me dérangent un peu. Je pense que tu pourrais soit faire les dialogues entièrement en anglais, soit rester en français. Mais peut-être que tu as une raison pour mêler les deux?
Suze
Posté le 18/04/2020
Merci Morgana.
En ce qui concerne le mélange anglais français, le choix de mélanger les deux langues vient du fait que les dialogues se déroulent en Anglais dans l'histoire, et que laisser la partie que la plupart des lecteurs vont pouvoir comprendre sans problème en Anglais crée un effet immersif. C'est un effet qui est beaucoup utilisé par Hemingway dans For whom the bell tolls (avec l'espagnol). Par contre je ne crois pas qu'il faille mettre tout en Anglais car le lecteur non anglophone aura alors besoin d'une traduction, probablement dans une note de pas de page, et cela crée de la distance.
Vous verrez, si vous lisez les chapitres suivants, que je laisse aussi des tournures propres à l'Anglais dans les passages en Français. C'est un choix délibéré, mais je comprends que ça puisse surprendre, voire déplaire. Personnellement j'adore l'écriture d'Hemingway mais cela m'avait pris 10 à 15 pages avant de m'y habituer.
Morgana
Posté le 18/04/2020
Ah super. Je vais continuer. Et ça me donne presque envie de lire For whom the bell tolls (sauf que je ne parle pas espagnol lol)
Yannick
Posté le 13/04/2020
C'est prenant dès les premières lignes ! Tout un tas de questions sur la narratrice viennent à l'esprit et les indices distillés dans tous les sens chatouillent la curiosité ! Super.

Quelques suggestions (c’est toujours très personnel) et coquilles :
- "Je remarquais alors que mon coeur battais un peu plus fort qu’hier et je crus percevoir une sorte de crépitement dans la poitrine" --> pour alléger, j’enlèverais le « je remarquais ». ("Alors que mon coeur battais un peu plus fort qu’hier, je crus percevoir une sorte de crépitement dans la poitrine." Ça enlève un « je » et il y en a déjà pas mal dans ce paragraphe.
- "à vitre transparente autour de mon … en place. Deux petits tubes souples transparents," : 2 fois "transparent" en quelques lignes.
- "J’avais déjà eu cette exacte même conservation ": choisir entre même et exacte.
- Sa circonspection eu au moins --> elle EUT
- Quant elle eu fini de poser le cathéter --> elle EUT
- C’est très jolie. --> joli
- marchant l’abris du soleil --> marchant À l’abris
- que cela d’augurait pas bon du résultat. --> N’augurait
- elle apparu bientôt de nouveau --> elle apparuT
Suze
Posté le 13/04/2020
Merci Yannick, j'ai apporté les corrections conseillées qui m'ont parues très pertinentes.
Grde Marguerite
Posté le 13/04/2020
Très bon début, belle écriture. Intrigant, on ne sait pas trop où on va...
J'ai relevé un problème :
- "marchant l’abris du soleil sous des parapluies délavés" : marchant à l'abri de...
et deux fautes d'orthographe :
- "c'est jolie" ; c'est joli (on va dire que c'est une coquille).
- "Les quinze minutes étaient maintenant passéeS." (recoquille ;-) )
Suze
Posté le 13/04/2020
Merci Gdr Marguerite de vos suggestions, c'est très utile. Je viens d'effectuer les corrections.
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