Le bateau de papier

  Les premiers rayons de lumière baignèrent mon visage et me firent émerger de mon sommeil profond. J’avais à peine perçu la cohue matinale, les cris des nouveaux malades et l’effervescence des soignants, bruits qui avaient surgi dans mon rêve en échos lointains. Mon corps avait alors terriblement besoin de repos ; je réalisais que je n’avais pas dormi depuis plusieurs jours, et que ces quelques heures de répit m’avaient fait le plus grand bien. Les dernières paroles du médecin avaient résonné dans ma tête jusqu’à ce que je m’assoupisse, rassuré de savoir que l’on veillerait sur Jules. 

   Je m’étirai donc, l’esprit encore embrumé, et balayai l’hôpital de mes yeux aux paupières alourdies. Mon regard s’arrêta sur une civière. L’homme-bouledogue était assis à son bord, et me fixait avec méfiance. Aurais-je été plus blême devant l’apparition de la Faucheuse ? Avais-je seulement bien vu cet homme mourir ? D’une main fébrile, je saisis un gobelet d’eau que je portais à mes lèvres sèches, puis j’humectai mon front. Depuis combien de jours étais-je ici, auprès de Jules ? Je me levai et je fis quelques pas, espérant que cet exercice me rendrait un peu mes esprits. Puis, je jetai quelques regards en coin, en direction de la masse replète de l’homme-bouledogue, qui ne cessait de m’observer.   

   Je me rassis sur mon siège et je cherchai un infirmier. La sueur perlait sur mon front, je sentais la fièvre monter et échauffer mes joues. Soudain, un homme à la ceinture chargée d’outils tranchants, une gourde d’alcool à la main, passa devant moi ; si ce n’était pas un commis de cuisine, alors il devait forcément être affecté parmi les soignants. Quand il fut à mon niveau, je saisis sa veste usée, le forçant à se retourner. D’une voix blanche et sourde, je lui demandai : 

« — Monsieur, n’avait-on pas déclaré que ce soldat était mort ? » 

   Et je levai un doigt vers le soldat-bouledogue, que j’abaissai bien vite quand il m’eut aperçu. Le soignant haussa les épaules d’un air indifférent, et répondit simplement qu’il ne l’avait jamais vu quitter sa civière depuis qu’il était arrivé ici. Mais ne l’avait-on pas couvert d’un drap la veille ? Le médecin n’avait-il pas ordonné de ne plus le toucher ? Le soignant se dégagea de ma poigne et me bouscula pour continuer son chemin. « Qu’est-ce qui lui prend, à celui-là ? », avait-il bougonné en me dépassant.       

   Je restai coi et n’osai plus regarder en la direction de l’homme-bouledogue. Se pouvait-il que j’aie rêvé ? Ces longues nuits à veiller auprès de Jules m’auraient fait perdre la tête ? Je sentis que ma langue était pâteuse. Étais-je donc déshydraté ? Alors que je vidais ma gourde, une silhouette se dressa près de Jules. Je me retournai nerveusement, prêt à bondir hors de mon siège. C’était Odile. Mon pouls se calma.  

   Sa figure avait repris des couleurs ; un sourire timide s’épanouissait aux coins de ses lèvres. Ses épaules avaient perdu leur rigidité, et des boucles blondes y ruisselaient en cascade. Elle tenait une paire de gants qui cachaient un ventre quelque peu arrondi. Je la serrai dans mes bras. 

« — Merci, me souffla-t-elle. »  

   Je lui souris et m’éloignai de quelques pas, assez pour qu’Odile se sentît à l’aise ; mais par prudence, je restais tourné vers eux. Odile s’approcha et s’assit à ma place, puis saisit la main de Jules. Avait-elle encore peur ? En tout cas, elle ne laissa rien paraître, ni dans son expression ni dans son ton. D’une voix calme, avec le même timbre que nous lui connaissions avant-guerre, Odile s’adressa à Jules. Cela ressemblait à une étrange mélodie, un carillon grave, une supplication mêlée d’excitation. Je ne pus saisir l’entièreté de son discours, mais j’en distinguai quelques bribes.   

« — … Te souviens-tu, alors ? Moi oui, il n’y a pas un jour où je ne resonge à ta promesse. C’est bientôt, tu sais ? C’est bientôt là. » 

   Et en l’espace d’un instant, elle eut une moue mélancolique, qui laissa de nouveau place à un faible sourire. 

« — J’aurais aimé que tu sois là, le jour où ça arrivera. Mais je comprends, tu sais. Au début, j’avais du mal à comprendre, mais maintenant ça va mieux… »    

   Elle soupira. 

« — J’ai compris que je ne pouvais pas te forcer, que c’était à toi de décider. » 

   Ses yeux brillèrent un peu plus, elle pressa la main de Jules contre sa bouche humide, puis contre son ventre. 

« — Tu as le droit de partir, nous te laissons le choix. » 

   Jules avait les yeux mis clos. J’avais essayé de lui fermer ses paupières, mais elles s’ouvraient par intermittence et pas entièrement. Était-ce sa façon de montrer qu’il était toujours en vie, qu’il luttait encore ? Odile l’observa un temps, puis ferma les yeux ; pouvait-elle supporter le contact de ce corps, mais non plus la vue de ce visage livide ? Elle lui caressait sa main. Son buste fut secoué, je l’entendis déglutir bruyamment. Enfin, Odile respira. L’air résolu, elle se releva, mais fut arrêtée dans son élan. La main de Jules se crispa dans la sienne. Odile vacilla vers son mari ; les paupières de Jules clignèrent péniblement, cela lui coûtait. Pourtant, il ne la lâcha pas, ses yeux ne se fermèrent pas. Je voyais comme son esprit resurgir dans ce corps mutilé, rouillé ; activer chaque mécanisme au prix d’un grand effort. Puis, Jules se tourna vers Odile, et, sur ce visage gris dont la peau ressemblait à de l’argile, une lueur de vie s’épanouit.  

   Tout ce qui s’ensuivit fut pour moi, une scène bien trop intime pour être contée dans les moindres détails. Quelques regards jetés à la volée, rien de bien indiscret, m’informèrent sur la situation dans laquelle je laissais les deux moitiés ; mais je ne partis pas encore. Il restait l’homme-bouledogue. Après les larmes, les quelques mots et baisers échangés, Jules et Odile s’endormirent l’un contre l’autre, épuisés de fatigue. Quant à moi, je me tenais adossé à mon siège, et j’attendais dans le calme de la nuit. 

   Mon ouïe semblait s’étirer au loin, par-delà les respirations et le vent, voulant saisir une nouvelle fois le son du clocher qui annoncerait la venue des infirmiers. Seulement cette nuit, rien ne se produisit. Mes yeux devinrent rouges d’épuisement, et je ne pus bientôt lutter pour me maintenir éveillé.  

   Au lever du jour, Odile et Jules se tenaient blottis l’un contre l’autre. La douce jeune femme aidait mon vieux frère à manger. En m’apercevant, le visage de Jules s’illumina, il parut sourire. Il n’avait pas encore la force de parler, mais son regard était bavard. 

   Je me tournai vers la civière de l’homme-bouledogue. Elle était vide. D’un pas prudent, je m’avançai pour mieux observer les environs. 

« — Un homme est mort tôt ce matin, m’indiqua Odile. Crise cardiaque durant son sommeil, paraît-il. 

Il dormait avec un couteau ! C’était un fou. » 

   Un soupir m’échappa, je me sentis plus léger. Au même instant, les nuages se dissipèrent, et un soleil éclatant se révéla, venant réchauffer les malades de ses rayons. J’entendis un petit rire, un tintement sur du cristal, c’était Odile qui essuyait une tâche sur le visage de Jules. Ce dernier cligna des yeux.  

   Il était temps pour moi de partir. Je les saluai ; puis, je fis mes recommandations à Odile, et allai chercher mon sac. Il était caché au même endroit, derrière mon siège, à l’abri des regards. Au moment de m’en saisir, je vis quelque chose glisser sur le cuir.  

   C’était un petit bateau en papier.  

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