Le médecin

   Mais où étaient passés les médecins et les infirmiers, les religieux et les bénévoles ? Pourquoi ne s’occupaient-ils pas de Jules ? Je voyais bien que c’était une question de temps. La tombée de la nuit me provoqua une anxiété insoupçonnée ; j’observais les ténèbres enrober les corps et envelopper l’hôpital d’un voile sordide. Les respirations se firent plus lentes et me parvinrent comme des râles. Mes yeux brillants se promenaient sur ces masses informes, languissantes, abandonnées. Je me croyais la seule âme soudain chargée de veiller sur chacun de ces hommes.  

   Quand j’entendis le clocher de la ville sonner, je tressaillis. Dans ce silence, il me parut comme le son clair d’un autre monde. C’était un bruit limpide, plus perçant encore que le sifflement des bombes tombant du ciel. Ce tintement raisonnait comme quelque chose de lointain, et pourtant si proche. Je jetai un œil à ma montre, il était une heure passée. Quoi ! Ce son de cloche n’annonçait pas l’heure ! Pourquoi ces multiples coups argentins ? On eût dit un signal. Je me tenais sur mes gardes, prêt à courir. Comment allais-je transporter mon ami ? Je vérifiai sous le lit, n’avait-il pas des roulettes aux pieds ?  

   Alors j’entendis un grand fracas qui vint en direction des portes. Puis le bruissement de pas, de beaucoup de pas se précipitant vers nous. Nous sommes perdus ! C’est un assaut, pensais-je. Apparurent des hommes et des femmes, qui s’avancèrent dans les allées, la démarche droite, plus résolue que jamais. Leurs habits avaient la coupe commune de celle des infirmiers, et se détachaient de l’obscurité par leur blancheur éclatante. Ils se mouvaient dans la nuit et leur visage nébuleux se penchait sur les malades. Une lumière douce s’émanait d’eux, semblable à celle des anges. Ou étaient-ce les rayons de la lune qui lustraient ainsi leur peau ?  

   Mes pensées se bousculèrent, dans une avalanche de joie. Ça y est, m’exclamai-je, enfin un véritable secours ! Et je m’élançai vers Jules, puis lui saisis l’épaule et le secouai, tout en répétant :  

« — Tu as vu ça, vieux frère ! Ils sont là, ils vont te sauver ! »  

   Mais les yeux de mon ami restaient clos ; ses lèvres moites sous l’effet des secousses, s’entrebâillèrent un peu. Il eut un gémissement sourd, ce qui suffit à me rassurer et à décupler mon enthousiasme. Il restait encore un peu de temps.   

   Je me retournai et vis le soldat pieux qu’une infirmière nourrissait. Je blêmis. Le malade, dressé sur son séant, tenait un bol entre deux mains blanches aux phalanges roses. Je fermai violemment mes paupières puis les rouvris, mais j’avais devant moi la même vision. Ce soldat m’aperçut et me sourit, tandis que l’infirmière prenait soin de le débarrasser de son bol vide. 

   Je haussai deux sourcils et jetai un regard circonspect aux autres malades ; certains avaient pris la teinte bleue, diaphane de ceux engourdis par le froid, et ils geignaient. Seulement les malheureux ne craignaient plus de tendre un bras ou une main, bien vite saisis par l’un de ces soignants, et qui s’empressaient de s’occuper d’eux. Les infirmiers savaient tous où se rendre, et si l’un d’eux avait une hésitation, il se dirigeait vers un homme habillé d’une longue blouse, se promenant d’un pas calme dans les rangées. Cet homme prenait souvent le temps de réfléchir, avant de guider les soignants par quelques gestes méthodiques. L’avais-je vu remuer des lèvres au moment où il donnait ses explications ? Une étrange communication semblait s’être établie entre les infirmiers et le docteur, de sorte qu’en peu de gestes et peu de mots, ils savaient ce que l’un attendait de l’autre. Mais l’avais-je seulement bien vu parler ? Quand nous étions enfants, Jules et moi avions les mêmes capacités ; à la fin, nous n’avions presque plus besoin de nous concerter dans nos jeux. Un regard, un signe suffisaient. Cette seule explication suffit à calmer mes interrogations.

   Le médecin s’attardait sur chacun des brancards. Soudain, il dirigea son pas vers un petit groupe de soignants, que je remarquai à l’instant. Tous s’affairaient sur la civière du soldat-bouledogue. Le docteur eut une grimace sombre, et secoua lentement la tête. Ce non résolu pesait comme un bilan implacable, et les infirmiers s’écartèrent du soldat.  

« — Il est bien mort, confirma l’un d’eux.

   — Couvrez-le, et que personne ne le touche, ordonna le docteur. » 

   On le couvrit d’un drap ; sans plus de cérémonie, les soignants s’en éloignèrent et partirent dans des directions opposées. Seul le médecin resta devant le corps, la mine baissée, le regard grave. J’étais comme absorbé par sa silhouette légèrement affaissée. Il m’aperçut et mon pouls s’accéléra. Les coins de sa bouche s’élargirent en un sourire, son expression était sereine. Allait-on enfin s’occuper de nous ? Je soupirai, tandis qu’il se dirigeait vers moi, les mains dans son dos.   « — Si je peux me permettre une question, m’enquis-je, êtes-vous le seul médecin ici ? 

   — Je n’en vois pas d’autres ! s’exclama-t-il en écartant les bras, tout en haussant les épaules. » 

   Alors je m’empressai de dévoiler Jules. Le docteur retrouva une expression sérieuse ; pourtant, aucune inquiétude ne transparaissait sur son visage resplendissant. Son regard se fit seulement plus intense. Son corps se pencha sur celui de mon ami et le médecin colla son oreille près de son nez, puis de son cœur. Ses mains expertes tâtèrent le poignet restant de Jules. Après plusieurs secondes qui me parurent de longues minutes, le docteur se releva et expira longuement. 

« — Pouvez-vous le guérir ? m’empressai-je de demander. 

   — Je mettrai tout en œuvre pour qu’il le soit. Mais votre ami dort profondément. 

   — Il fait nuit.  

   — Vous ne m’avez pas bien compris, reprit le médecin. Votre ami se cache, il cherche à fuir. Le sommeil est son refuge contre l’hiver qui a éreinté son corps. Oui, rude saison, bien rude saison.  

   — Pouvez-vous le réveiller ?  

   — S’il le veut seulement. Il ne faut pas le brusquer vous savez, cela pourrait avoir de graves conséquences. Oui, bien graves. 

   — Que pouvons-nous faire alors ? 

   — Attendre, mon bon ami, affirma-t-il en posant une main sur mon épaule. Il faut attendre, et faire des réserves. Beaucoup de réserves. 

   — De quoi ? m’enquis-je stupéfait. 

   — De courage, de patience. » 

   Le docteur hocha la tête et me sourit doucement. Ce dernier allait partir, quand je lui saisis son bras ; mes doigts se crispèrent contre la manche de sa blouse. J’éprouvais alors une étrange sensation, un bouleversement intérieur inexplicable. J’eus l’absolue certitude que ce médecin pouvait faire quelque chose. Il s’arrêta, je ne le lâchai pas. Mes yeux plongèrent dans les siens, le docteur attendit. Ma poigne se desserra un peu, mais tenait bon. Je sentais les perles de sueur couler sur mon front tiré par la fatigue.  

« — Il s’appelle Jules… Nos mères ont accouché dans le même immeuble. Nous étions voisins. Puis la mienne est décédée du choléra, j’avais huit ans. J’ai été recueilli par sa famille… Jules et moi avons grandi ensemble. » 

« — Il a toujours aimé les bateaux et l’aventure. Mais il ne savait pas nager, et il se tenait à l’écart de l’eau. Un jour, alors que nous jouions près de l’étang d’un parc, je me suis penché pour lancer à l’eau les petits bateaux de papier que nous avions fait. Il adorait en fabriquer quand il s’ennuyaitpendant les cours, lors de la messe… Nous les relâchions tous, à la sortie des classes. Seulement, ce jour-là, il avait plu, et mes chaussures ont glissé. J’allais me noyer, mais Jules a saisi mon col et a maintenu ma tête hors de l’eau. Je me débattais, j’aurais pu le faire tomber lui aussi, mais il ne m’a pas lâché, jusqu’à ce qu’un homme vienne me pêcher. »  

   Pendant tout le temps que dura mon récit, je ne respirai presque pas. C’était comme un flot qui jaillissait de ma poitrine, et que je ne pouvais plus arrêter. L’étau qui s’était créé en moi, à la vue de Jules, ou de son fantôme, s’était envolé. Non, je n’en garderai pas cette image délavée, et ce médecin non plus. Ce que nous voyions là, sur ce lit, cette masse inerte, n’était pas réellement Jules. Celui-ci dormait. Le docteur me fixait et écoutait attentivement chacune de mes paroles. Alors encouragé, je continuai :  

« — Moi non plus, je ne l’abandonnerai pas. Et quoi qu’il en coûte, vous ne devez pas le laisser couler. »   

 Je lui lâchai le poignet et le médecin abaissa lentement son bras le long de son corps. Ses yeux sombres brillaient d’une lueur indescriptible. On eût dit une étoile, une étincelle d’espoir au fond de cet iris noir. Aurais-je pu la trouver ailleurs, parmi les bénévoles ou les religieux qui s’affairaient auprès des malades durant le jour, de façon mécanique, comme s’ils s’occupaient de vieilles machines rouillées ? Cette étincelle était pour moi une flamme au milieu d’une insensibilité glaciale, avec laquelle je pouvais réchauffer mes attentes.

 Le médecin me sourit encore une fois, et acquiesça de tout son chef.

« — Je ferai tout mon possible pour le sauver, soyez-en certain. » 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
citronnelle
Posté le 17/11/2022
Le docteur doit se sentir vraiment désemparé face à cette souffrance de soldats pour la plupart mutilés. Il fera tout ce qui est en son pouvoir, mais l'espoir est mince
Charlie. A. L.
Posté le 14/11/2023
C'est un docteur qui aime abondamment ses patients, et se donne complètement pour eux ;)
Vous lisez