Il existe bien des denrées alimentaires dans ce monde. Si je vous demandais de me citer toutes celles que vous connaissez, à vous seuls vous remplirez oh combien de vierges pages, même en mettant de côté l'infinie déclinaison de leurs associations. Et il ne s'agit que de la nourriture des humains, dont vous et moi parlons, en ce moment précis... Si tant est que nous soyons humains, cela va de soi.
Mais est ce que vous avez imaginé les denrées alimentaires d'une fourmi, par exemple ? Cette dernière ne connaîtra probablement jamais le lait, pas plus que le thé ; et elle n'en souffrira pas. Et nous, humains, ne connaîtrons jamais le miellat des pucerons, le goût de la cochenille, ou celui de la coccinelle.
Il est important de comprendre, les amis, que le plaisir de manger ne nous est pas réservé. Et que si cela avait été le cas, il n'y aurait pas de nourriture qui pourrait nous tuer, comme les fruits de l'if, par exemple, alors qu'ils peuvent être manger par des oiseaux.
La science gastronomique, pour chaque espèce, reste à être étudiée, car elle est passionnante dans son absence d'utilité humaine. Cela ressemblerait à un art, à une prière, destinée à briller comme toutes choses, dans l'infini du vide et du royaume des Dieux. Une excentricité de plus ou de moins, quelle importance ? Celle-ci sera à ranger à côté de toutes les fleurs, inutiles de beauté dans un monde gouverné par les aveugles, mais vitales pour l'innocence et les romantiques, et les papillons ! Un art devient indispensable qu'à le condition de sacrifice, pour lui, de toute notre vie, afin de prouver sa valeur, et de séduire les papillons dans le cœur des vivants. Ils pourront alors réveiller quelque chose d'enfoui si profondément dans nos gènes, si contraire à ce que l'on sait des règles universelles et primordiales de la vie, de l'eau, de la nourriture, et de l'air !
Mais moi, qui suis musicien, et mon piano, avec lequel j'invente des mélodies, avec lequel je berce et je nourris l'enfant comme le vieillard ; quelle part de la vie est ce que je réveille au fin fond de l'humain, et des animaux, et des plantes, et des pierres ?
Au fond, celui qui nous a créé était un romantique. La vie est un art en soi, elle n'a aucun but, elle existe pour elle-même, et pour inspirer les mortels comme les immortels. L'art, tout art, est fait de cette même fibre, et nous sommes tous capables de créer un art.
Le monde est si riche, et nous l'ignorons. Hors, la connaissance en elle-même, est une denrée que nul humain ne peut ignorer, au dépens de sa vie, de sa survie, de la sienne, et de celle de ses proches.
Et poursuivre la sauvegarde de ceux qui, parmi les nôtres, brûlent nos connaissances, nos sciences, nos arts, nos mémoires, Notre mémoire ; pour le pouvoir, pour la richesse ; et que nous laissons faire par peur, par impuissance acquise, par déni, voire par habitude ; ceci est la pire des traîtrises que nous pouvons faire à nous-même, à nos valeurs, à notre survie ; et à notre humanité.
Par le passé, existait un petit pays dans un Grand Pays.
Le petit pays était de la taille d'une ville, avec de grandes tours, si proches du Soleil que leurs habitants se prenaient pour des Dieux, mais si tant au dessus des nuages qu'ils ne pouvaient voir la terre ferme. Ils ne descendaient jamais de leurs tours d'ivoire, mais ils savaient que le monde du dessous, qui constituait le Grand Pays, devait être à leurs pieds, soumis et obéissant, au risque que ses habitants ne montent dans leurs tours et les en délogent.
Mais les habitants du petit pays savaient quoi faire : ils inventaient des monstres derrière un écran de fumée, distillait la peur et en faisaient courir la rumeur dans le Grand Pays, d'un danger, étrangé, afin de détourner l'attention. Et ils inventaient des mensonges, pour rendre bête les habitants du Grand Pays. Et ils brûlaient les foyers des livres, ils brûlaient les bibliothèques, ils coupaient les langues des penseurs, ils crevaient les yeux des scientifiques, ils brisaient les mains des artistes. Et ils donnaient les langues coupées à leurs machines de propagande, ils donnaient les yeux crevés à leurs enfants, et ils donnaient les mains brisées à leurs fermiers ; dans ce Grand Pays qui abritait ce petit pays.
Et dans ce Grand Pays, baigné d'un grand brouillard, si épais que le Soleil n'y descendait même plus, les habitants peinaient à y faire pousser quoi que ce soit. Et dans ce Grand Pays, où le brouillard, toxique de surcroît, sortait des usines, blessait les poumons et les yeux ; il était dit que sans ce dernier, les habitants du Grand Pays ne pouvaient survivre, qu'il était chargé de bonheur, qu'il nourrissait, et qu'il soignait.
Et c'était vrai.
Il suffisait d'en respirer suffisamment longtemps pour le corps change, pour qu'il en devienne dépendant. Pour que ce brouillard qui aveugle devienne aussi précieux que l'eau et l'air. Les habitants du petit pays en avaient décidé ainsi, il y a tant et tant d'années. Ils pensaient s'en servir comme menace dans le cas d'une révolte.
Mais jamais elle n'eut lieu.
Ils avaient trop bien fait leur travail, les habitants du Grand Pays n'avaient jamais chercher à se rebeller. La peur et l'ignorance avaient suffi.
Alors, avec le temps, tout le monde oublia, dans le petit pays comme dans le Grand Pays.
Mais les récoltes s'amenuisaient, faute de Soleil dans le Grand Pays. Soleil omniprésent dans le petit pays, au dessus des nuages et du brouillard. Cela prit longtemps pour la comprendre, cette différence de besoin, pour en haut, comme pour en bas. Finalement, les scientologistes du petit pays décrétèrent que si le Soleil refusait de descendre sur Terre, pour le bien de tous, mais surtout du leur, alors, ils l'y forceraient.
Et ainsi, ils envoyèrent des atomiques percuter l'astre, avec une puissance de feu telle que la Terre n'aurait jamais pu y survivre !
Alors que le Soleil, cent dix fois plus grand que la Terre, ne perçut qu'une simple pichenette, il tourna son regard vers cette bonne vieille Terre. Cette simple pichenette éveilla sa curiosité et son intérêt, pour ce si petit peuple, sur cette si petite planète. Il entendit les plaintes, et la colère à son égard :
« Nous mourrons de faim ! »
« Le Soleil nous a abandonnés ! »
« Le lâche ! »
« Le traître ! »
« Brûler-le ! »
Le Soleil n'avait jamais imaginé pouvoir être un jour, un traître. Il était le centre de son système, il se savait nécessaire, il connaissait par cœur son rôle et son devoir. Des milliards d'années qu'il était présent, à réchauffer ses planètes, sans relâche. À guider les météorites entre les étoiles, sans relâche. À nourrir les races sur la Terre, sans relâche.
Mais, eu égard à ce drôle de pays, d'un œil averti, le Soleil reconnut qu'il y était aveugle, à cause de ce drôle de brouillard. Et il reconnut que rien ne pouvait pousser en dessous.
Et cela ne lui plu pas.
De part son rôle, il envoya donc un de ses fils à la surface de la Terre. Par devoir, il devait amener la lumière sur ces ténèbres, afin que tous puissent manger, à la surface de cette planète. Son fils était un paon de feu et d'éclats d'étoiles ; et lorsqu'il se posa à la frontière du Grand Pays, des aurores boréales illuminèrent le Ciel, transperçant le brouillard et brûlant la poussière.
Et le sol.
Et les usines.
Et les yeux de tous ceux qui étaient assez fous pour voir la vérité. Et assez bêtes pour être resté dans ce Grand Pays, intoxiqué par un si petit pays.
Et le paon était respectueux, il avait voulu rester discret. Car il faisait nuit. Et on ne perturbe pas la nuit, ni le sommeil, ni le repos. Ni les rêves.
Alors, lorsque le jour se leva, ce dernier aussi. Il dévoila ses plumes, chacune lanternes d'un formidable brasier, et il avança, lentement, afin que tout ce qui était, puisse se rappeler ce qu'était le Soleil. Le Soleil, tant attendu.
Il avançait, et tout ce qu'il restait derrière lui n'était plus que cendre, et terre brûlée.
La colère se transforma en peur, puis la peur se transforma en panique. Les habitants du Grand Pays se précipitèrent vers le petit pays, implorant aide, vengeance et sécurité.
Mais le Grand Pays les leur refusa. Ils avaient ce qu'ils désiraient, ce qu'ils méritaient. On ne dérange pas impunément le lion qui dort, pas pour le critiquer, ni le blâmer, après son intervention sur le monde, et sur les Dieux.
« Impudente et égoïste, que la populace succombe à sa propre arrogance. »
« Que la misère crève de sa cupidité. »
« Que la faim dépérisse de sa gourmandise ! »
« Que l'infâme limon repose et brûle sur sa tombe. »
« Que le silence reste à jamais leurs cris, nos réponses, et leurs paroles. »
Ainsi parlait le petit pays, au sommet de ses tours d'ivoires, aveuglé depuis toujours par le Soleil. Calfeutré d'ignorance et bercé par le brouillard. Ils ne comprirent le danger que bien des mois plus tard, lorsque le paon avait brûlé la moitié du pays, et que le brouillard avait fui avec la destruction des usines.
Cela lui fit tout drôle, au petit pays, de voir le grand miracle demandé, et exaucé. Il se sentit, pour la première fois, et véritablement, lui-même. Tout petit.
Ils dérivèrent des fleuves entiers vers le paon ; mais l'eau s'évaporait bien avant de pouvoir le toucher.
Ils ensevelirent le paon sous des tonnes et des tonnes de terre et de sable ; mais il en ressortait toujours, avançant à son rythme, nullement ralenti, laissant lave et verre en fusion derrière lui.
Ils sortirent l'artillerie légère, puis lourde, obstinés, désespérés, allant même jusqu'à ignorer la destruction occasionnée, et les vies et les villages sacrifiés. Mais le paon continuait sa course, lentement, inexorablement, peu soucieux du petit feu de ce petit pays.
Et devant lui, se dressait alors ces grandes tours, si bien défendues, pour des humains, mais si obsolètes pour le fils d'un Dieu.
Et les tours brûlèrent par la marche boréale. Et mis à part la cendre, il n'en resta rien.
Et le paon continua son chemin, il lui restait la moitié du pays à nettoyer. De ce pays, ayant perdu, quelque part dans le temps, la faculté de penser. Ce pays, purgé de la mémoire, n'allait lui-même pas y rester. Le petit pays, comme le Grand Pays. Privés des tours, privés du brouillard, tous étaient condamnés à mourir, dans ce pays si bizarre.
Et le paon arriva à la mer, arriva à la fin de sa marche. Il regarda l'horizon, ignorant ce qu'il avait laissé derrière lui. Il vit son Père se lever, et le féliciter. Alors le paon, de lumière et d'éclat, empli de gratitude pour tous ceux qui avaient prié pour sa venue, qui lui avaient donné son rôle, bailla. Il voulut profiter du calme, dans ce pays, dans ce si drôle pays. Il repéra le sommet d'une falaise, y monta et s'y endormit, bercé par le fracas des vagues, et des tsunamis.
Bien plus tard, un navire perdu entre la soif et la faim, put accoster sur une plage, sans encombre, grâce à la lumière du paon au sommet de sa falaise. Les marins découvrirent les restes d'un pays détruit, sur lesquels le paon avait laissé tomber ses plumes, ses plumes qui avaient germé, pour former un immense champs de blé. La terre y était saine et fertile, l'atmosphère n'y était pas hostile.
Alors les marins y érigèrent leurs domiciles. Au milieu des fossiles d'un ancien pays, qui avait enfin réussi à devenir, un tant soit peu, subtil.
La Mousse