Le boulanger

Par Sinead

J'éteins le réveil avant qu'il ne sonne et que le point info de 3 h du matin ne réveille ma femme. De toute façon, mon cerveau ne me laisse jamais plus de quelques heures de sommeil, la force de l'habitude. Je me lève, quittant la douce chaleur de mon lit pour le froid carrelage de la salle de bain. La lumière crue m'agresse les yeux et je commence mon ballet automatique afin de me préparer. D'abord soulager ma vessie au supplice, puis débarbouillage au lavabo, j'aurais dû me raser hier, ça crisse sous mes doigts. Je descends ensuite sans un bruit l'escalier qui mène à la cuisine, la maison est lourde de silence et j'entends juste les légers ronflements du plus âgé de mes garçons. La nouvelle machine à café se fait moins remarquer que l'ancienne et l'arôme est meilleur, un cadeau de ma sœur pour mes cinquante ans.

Je tire Balzac de l'étagère au dessus de la table et poursuis mon chapitre commencé hier, entre deux bouchées de tartines beurrées. C'est ma fille qui m'a convaincu de m'y attaquer, de sortir de ma zone de confort comme elle dit, et, même si je n'avance pas vite car je ne lis que la matin, j'ai pris plaisir à cette routine solitaire avant d'aller bosser. Le lys dans la vallée m'accompagne chaque jour, tel un ami fidèle.

Quelques pages plus tard, mon café est terminé et je débarrasse la table en rangeant précieusement Balzac jusqu'au lendemain. Il est temps de partir.

Le garage est encore bien frais en ce mois d'avril et lorsque j'ouvre la porte, le froid de la nuit m'arrache un petit frisson malgré mon gros blouson. De la haie de cyprès qui borde l'allée de la maison s'échappe un miaulement familier et un gros chat roux s'approche au petit trot. Basile est un matou errant que nous avons plus ou moins adopté il y a quelques années, lors de sa première apparition. Mon deuxième fils s'est pris d'affection pour lui, fervent militant pour que nous ayons un animal à la maison, et il s'en occupe religieusement chaque jour. Basile est une bonne patte et il est difficile de ne pas l'aimer. Lorsque je pars à 3 h 45, je sais qu'il attend sagement caché dans les herbes, fidèle au poste, que j'ouvre la porte du garage pour se faufiler à l'intérieur, où une gamelle bien remplie et un bon coussin l'attendent.

Le chauffage de la voiture me réchauffe les mains et j'allume la radio, qui me tiendra compagnie pendant les vingt minutes de trajet. Je quitte notre lotissement éclairé et m'enfonce dans la nuit noire et silencieuse, direction la boulangerie. J'aime ces heures sombres d'avant l'aube, lorsque je suis seul sur la route et que la plupart des gens dorment encore. J'ai l'impression que tout est possible, qu'un nouveau monde s'ouvre à moi et que la journée me réserve des choses extraordinaires. Trente et un ans que je fais ce métier et je crois que je ne me lasserai jamais de cette joie secrète, ce bonheur simple d'être maître de ma journée.

Je me gare sur le parking, où deux autres voitures semblent m'attendre, je suis toujours le dernier arrivé car les gars sont encore plus zélés que moi sur l'horaire. Je quitte la chaleur de l'habitacle, que je ne retrouverai pas avant 12h, et me dirige vers la porte de service à la lueur du réverbère. Dans l'arrière salle, mes deux collègues m'accueillent avec un sourire, un café à la main et des yeux fatigués qu'accentue la lumière blanche du plafonnier. L'un d'eux part en retraite l'année prochaine et il est temps, car les lourds sacs de farine lui ratatinent de plus en plus le dos. Et puis, têtu comme il est, il ne veut pas d'aide.

Il est l'heure de se mettre au travail. J'enfile mon tablier et allume une à une les machines qui nous assistent tous les jours dans notre tâche. Leur ronronnement emplit rapidement la salle de préparation et il ne s'arrêtera que dans plusieurs heures.

Je me place devant la bouleuse de pâte et y verse les ingrédients habituels en très grosses quantités, farine, sel, eau et levure. Selon les recettes, je peux ajouter des graines de pavot ou de tournesol, des raisins secs ou des pépites de chocolat. Les clients sont adeptes de ces pains un peu originaux et, avec toutes les intolérances et allergies qui se développent, on réfléchit même à faire un pain sans gluten.

Je dépose les boules de pâte lisses dans de grands bac en plastique et direction la chambre de repos pour faire gonfler tout ça. Du coin de l’œil, je peux voir mon plus jeune collègue pétrir et façonner les baguettes avec la rapidité acquise par des années d'expériences et un très bon apprentissage du métier.

Au fil des heures, les plateaux s'empilent sur les chariots à roulettes, en attente près des grands fours, responsables de bien des brûlures. La bonne odeur des pains, croissants, brioches et autres gourmandises emplit rapidement la salle, aussi alléchante et irrésistible que celle du café. Je chipe une viennoiserie toute chaude sur un des plateaux et la dévore avec plaisir. Il est 7 h 45, la boulangerie ouvre dans 15 minutes et notre boulangère ne devrait pas tarder à lever le rideau. Les étalages de la boutique sont quasiment plein, ne manquent que les tartelettes et autres éclairs.

Il doit faire jour maintenant et je crois que la météo a prévu un beau soleil toute la journée. J'ai hâte d'en profiter.

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