C'est le chant de la pluie qui m'a réveillé ce matin, j'ai le sommeil tellement léger, que le simple murmure de Morphée à mes oreilles peut m'empêcher de dormir. C'est pourquoi il y a quatre ans j'ai décidé de venir m'installer ici, en pleine forêt, loin du tumulte de la ville qui me rendait insomniaque. Malgré le triple vitrage, les boules quiès et les infusions de plantes, je n'ai jamais réussi à profiter d'une nuit complète au milieu de cette jungle avec sons et lumières.
L'odeur du café fraîchement moulu empli tout mon atelier car il jouxte la cuisine, un tel plaisir olfactif me met toujours dans de bonnes dispositions et je pourrais me rouler dedans toute la journée. Le facteur est déjà passé ce matin et j'ai enfin pu réceptionner ma commande de suédine pour les livres. Le gros carton m'attend sagement sur ma table de travail, j'ai fait le plein cette fois car les clients sont de plus en plus nombreux. Je ne fais pas vraiment de publicité, je suppose donc que c'est le bouche à oreille qui me permet cette notoriété grandissante. Les archives et la bibliothèque de la petite ville où je me suis installée me font confiance à présent, moi la citadine, et ils me confient des trésors à remettre en état. J'avoue retirer une certaine fierté de ces privilèges qu'ils me réservent exclusivement.
Je resserre les pans de mon gros gilet en laine autour de moi, bientôt il sera temps de rallumer la cheminée. J'écarte l'ouverture du carton et passe mes doigts sur les rectangles neufs de suédine qui n'attendent qu'un ouvrage à sublimer. L'odeur de cette matière est particulière et me replonge souvent quelques années en arrière, lorsque je réalisais mes stages dans les plus réputés des ateliers. Douce madeleine de Proust qui me réchauffe le cœur. Je sors quelques échantillons et les disposent sur la table à côté de moi, les assemblent selon leur couleur, les plient afin de tester leur résistance.
Tout n'est que sensations dans ce métier, sensations et odeur, c'est ce que j'aime le plus, je crois. Je ne porte jamais de gants parce que j'aime toucher, les vieux livres au grain particulier, les couvertures arrachées et les fibrent qui s'effilochent, la colle qui a durci et le vieux cuir patiné par les années. Relieuse est un métier de contact et, parfois, j'ai presque l'impression que je peux lire un livre rien qu'en passant mes paumes de main dessus. Pas lire le texte non, mais l'essence de l'ouvrage, sa genèse, de sa création jusqu'à son arrivée dans mon atelier.
Je replace délicatement les bouts de suédine dans la carton et le met de côté, je rangerai plus tard, mon travail du jour m'attend et je ne peux me permettre de faire patienter un client. Même si je ne croule pas encore sous les commandes, m'occuper d'une reliure peut me prendre plusieurs jours, voire semaines, car je travaille lentement et je tiens à garder une vie sociale, malgré mon exil au fond des bois. Être à mon compte me permet plus de liberté et un emploi du temps assez soft, mais le professionnalisme passe avant tout.
Je noue les liens de mon tablier autour de mon gilet et m'assois sur le tabouret réglable où je vais passer quelques heures. Depuis deux jours je suis sur une très ancienne encyclopédie du 19e siècle, au niveau de conservation proche de zéro et donc dans un état effroyable. J'ai eu un vrai pincement au cœur lorsque le collectionneur qui l'avait récemment acquise me l'a apportée, recouverte d'un fin tissu dans une boîte en métal. La couverture de l'ouvrage était en miettes, quarante centimètres sur trente deux de carton mis à nu, de morceaux mangés certainement par des mites, sans parler de la moisissure due probablement à l'humidité d'une cave.
Le client s'est presque excusé de me confier un livre dans un tel état de délabrement, et moi je l'ai remercié de l'avoir sorti de l'ombre où il dépérissait. Je n'ose imaginer tous les ouvrages, tous ces trésors oubliés, délaissés au fin fond des greniers, des cagibis ou autres cachettes, hérités d'un membre de la famille, objet non désiré que l'on met au rebut en attendant le grand ménage de printemps pour s'en débarrasser. Mon intérêt pour les brocantes et vides greniers n'a fait que croître lorsque je me suis rendue compte que les gens vendaient de magnifiques, voire rares et précieux, anciens livres qui, disaient-ils, ne faisaient qu'encombrer leur maison. Tout cela est du pain béni pour moi et ma bibliothèque est remplie de ces indésirables, sauvés de la déchetterie et de l'oubli.
J'attrape des deux mains l'encyclopédie en convalescence, enveloppée dans un bout de tissu, attendant patiemment que le produit anti-moisissure fasse son effet, afin que je puisse poursuivre mon travail. Je pose sur un des coins le triangle de suédine que j'ai découpé la veille et qui viendra protéger les angles. Je m'empare du pinceau de colle dans le récipient à ma portée et en badigeonne généreusement le premier morceau. L'objectif est que ma réparation tienne dans le temps, avoir la main lourde n'est donc pas déconseillé. Je place ensuite la suédine au bon endroit et appuie fortement en lissant la pièce, afin de bien faire adhérer la colle sur la couverture cartonnée. Il me faudra répéter l'opération trois fois avant de m'attaquer au dos de l'encyclopédie que je dois entièrement reconstituer. Après une petite semaine dans mon atelier, l'ouvrage aura retrouvé sa splendeur d'antan et j'aurai largement le temps d'en percer tous les secrets. Je me plais parfois à me considérer comme une gardienne du savoir.