Le bout du tunnel

Petite histoire de Noël.

Une excitation sans nom régnait sur la petite ville allemande de Fürth en cette belle année de 1827. La ville entière semblait s'être donné rendez-vous autour d'un grand bâtiment blanc flambant neuf. Petits drapeaux et cris d'allégresse se mêlaient aux appels des vendeurs de souvenirs à la sauvette qui proposaient programmes et cartes postales pour immortaliser ce moment.

Soudain, ce fut le silence suivi d'un sifflement tel que nul n'en n'avait jamais entendu. Un fracas de ferraille assourdissant se fit entendre et bientôt apparut un monstre de ferraille aussi rutilant que terrible.

Les spectateurs, mi-effrayés, mi ravis, donnaient leurs impressions:

-Impressionnant ! Et vous dites que ça marche à la vapeur?

-Avec ça, on va pouvoir rallier Nuremberg en un rien de temps...

-Il parait que les américains peuvent traverser tout le continent en un temps record, avec ça...

Un jeune garçon écoutait en silence, les yeux brillants. Une main le tirant par la manche le tira de sa rêverie:

-Jürgend ! Dépêche-toi ! On va être en retard.

-Mais Hans, on va rater le départ pour Nürenberg!

-On a vu son arrivée, cela ne doit pas être très différent!

-Tu te rends compte ! On dit qu'elle peut monter à plus de 47 km/h.

-Palpitant! Viens maintenant !

Hans Tüpper traîna à toute vitesse son jeune frère récalcitrant à travers la ville. Toujours la tête dans ses machines... Encore que du côté de sa mère, ce n'était guère mieux...

Ils venaient d'arriver devant un vaste entrepôt. Dès leur arrivée, une très jolie femme blonde en sortit, visiblement ravie.

-Les garçons! Venez voir ! Ça y est! On est chez nous!

Près d'elle, un homme jeune la prit par les épaules.

-La plus belle usine de la ville ! Et il y a un atelier, un bureau et une ravissante maison avec jardin, on est chez nous!!!

La jeune femme réfléchit:

-Comment on va appeler notre magasin ?

Son mari sourit :

-Que dirais-tu de "Carly, poupées et dinettes en tous genres"?

***

Hans se prit la tête entre les mains et s'effondra devant son bureau. Celui de son père moins d'un an auparavant. Comment avaient-ils pu en arriver là? D'abord l'usine qui périclite. Puis les parents qui s'effondrent. Et maintenant, il était là, seul capitaine à bord d'un navire en plein naufrage.

-Monsieur... Les gars ont été patients pour respecter la mort de monsieur et de madame mais maintenant... Ils veulent être payés...

Hans ferma les yeux. Payer ! Avec quoi? Depuis que cette chaine de magasins de luxe londoniens avaient ouvert ses portes, plus personne ne voulaient de leurs dinettes ou de leurs poupées.

-La reine Victoria adore leurs jouets!

La belle affaire! Elle avait si bon goût , la reine Victoria, pour choisir des bibelots de série et rejeter ce monde que Carly avait crée?

L'homme attendait toujours.

-Vous savez, demain, c'est Noël et les gars auraient bien aimé...

-Je sais ce qu'ils auraient bien aimé... Je vais trouver une solution... Très vite... Laissez-moi un peu de temps...

Hans regarda l'homme sortir, le cœur serré. Une solution? Laquelle?

Il avait passé des années à seconder les parents et à apprendre à diriger une entreprise. Il n'avait pas appris à empêcher une faillite.

Demain, il devrait leur annoncer que c'était fini et qu'il ne pouvait pas les payer. Et ils le poursuivraient en justice pour rupture de contrat de travail...

Il était dans une situation horrible... et seul, comme toujours...

Si une fois, une seule, Jürgend avait pu être là pour le seconder... Mais non, le petit frère n'allait pas s'abaisser à quitter son cher labo pour venir lui rendre visite!

Cinq ans qu'il ne l'avait pas vu ! A se demander s'il était au courant que l'entreprise vivait encore !

Hans se sentit envahi par une rancœur inédite : c'était trop facile! Lui se noyait dans les problèmes pendant que son frère se la coulait douce loin de la tourmente.

Hans quitta l'usine à la hâte et héla une calèche qui passait par là:

-Cocher ! Au 12 Fragenstrasse, s'il vous plait...

La nuit était tombée depuis longtemps lorsqu'il arriva.

Le modeste bâtiment de briques rouges était obscur à l'exception du dernier étage: le frangin se livrait à quelques expériences nocturne.

La porte de l'appartement écaillée laissa apparaitre un visage étonné, plus vieux que celui qu'il connaissait mais indubitablement reconnaissable.

-Hans ? Qu'est-ce que tu fais ici?

-Je viens te rappeler que tu viens d'hériter d'une usine.

-Quoi? Les parents sont morts?

Hans regarda son frère avec stupéfaction:

-Tu n'es pas au courant?

-Non... C'est horrible...

-Tu n'as pas lu la lettre ?

-Quelle lettre?

-Celle que je t'ai envoyée...

Jürgend alla compulser une pile de courrier d'une hauteur invraisemblable...

-Tu l'as envoyée quand?

-Quelle importance ?

-Ça me donnera des indices sur sa place dans la pile...

-Je ne sais pas... Mais j'ai besoin de toi...

-Pourquoi? Je n'y connais rien, en vaisselle.

-On fait aussi des poupées...

-Ça n'est guère mieux...

Hans jeta un regard circulaire sur la pièce que son frère avait recouvert de rails, de bâtiments et même de petits ânes transportant des voyageurs. Au centre circulait un ravisant petit train.

-Alors, c'est ça, ta passion?

-J'ai demandé à entrer comme ingénieur aux chemin de fer.

Hans s'effondra: c'était vraiment la fin de Carly.

-Alors tu es d'accord avec ça...? C'est la fin du magasin ?

-Je n'y connais rien... C'est toi le spécialiste!

-Je ne suis plus spécialiste en rien! Que veulent les petites filles de nos jours? Elles ont tout!

Jürgend réfléchit:

-Si elles ont tout, pourquoi vouloir leur en donner davantage?

-Si on ne trouve pas comment se démarquer, on met la clé sous la porte...

-Alors laissons tomber les filles! On n'a qu'à trouver un truc pour les garçons!

-Les garçons n'aiment pas les dînettes...

-Alors proposons autre chose...

-Comme quoi?

Jürgend posa son regard souriant sur sa locomotive qui achevait sa course dans le couloirs.

-A ton avis?

***

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