Le brave petit fusain

Notes de l’auteur : Ceci est la première histoire que j'ai osé partager. Elle n'est pas parfaite et pourtant elle a touché des gens.
Edit: je viens de voir 1 foule de fautes et de problèmes de mise en page.
Je règle ça dès que possible.

C'est une histoire extraordinaire que je vais vous raconter. C'est celle de la rencontre entre un brave petit fusain et une belle feuille à grain 130g très orgueilleuse. Ce brave petit fusain avait été façonné dans la plus belle matière qui soit au monde. Il était fier de sa naissance et brûlait d'envie de montrer sa belle couleur noire sur un support. Seulement, comme le charbon, il salissait tout ce qu'il touchait. Personne ne voulait avoir à faire à lui, si salissant, si petit, si frêle. Même le plus vilain des papiers ne voulait pas de lui. On le méprisait et ça le chagrinait beaucoup. On lui disait :

« Mais regarde donc les dégâts de tes congénères ! Dès qu'une main vous touche, elle ne peut plus rien toucher d'autre sous peine de laisser des traces de partout ».

Le brave petit fusain, qui était aussi très timide, se faisait violence pour ne pas les laisser l'humilier. De sa toute petite voix mal assurée, il répondait :

« Il existe de très beaux tableaux en noir et blanc, on appelle ça du monochrome. Je pourrais en faire si on m'offrait cette chance. Il paraît que les débutants commencent comme ça, et certains deviennent très célèbres ».

Alors le vaniteux crayon HB, tout en le regardant du haut de sa grandeur, le rabaissait :

« Pfff… Cela fait partie du Moyen-Âge ! Maintenant, les débutants, ils m'ont moi, dans ma belle parure de bois. Vois ma silhouette fine, svelte et lisse. Personne, absolument personne, entends-tu, ne peut être rebuté par mon apparence. Moi seul sait faire de splendides dégradés, offrir du relief. Je peux me faire gris clair ou du noir le plus sombre à volonté. Et toi, misérable petit fusain de rien du tout, tu restes avec ton noir ébène. Tu ne changes pas. Puis, regarde ton aspect. Tu es grossier, mal fagoté. Tu es insignifiant et on peut casser ton corps comme de rien. Je suis bien plus fort ».

Le brave petit fusain baissait les yeux et se cachait dans un coin. Il ne voulait pas leur offrir le plaisir du spectacle de ses larmes. Il avait sa dignité. On lui aurait en plus reproché d'être encore plus salissant. Il aurait aimé se révolter contre la méchanceté de ses compagnons. Il se refusait à devenir une pauvre victime dont tout le monde aurait pitié. C'était inconcevable et dévalorisant. Son rêve? Être accepté comme il était. Ces belles nuances dont lui avait parlé le vaniteux HB, il était certain de pouvoir les reproduire. Il devait juste être plus léger, plus doux avec le support.

Un beau matin, il prit la résolution d'aller voir son amie la vieille souche pour lui parler de son projet. Bien sûr, elle accepta immédiatement de l'aider et de l'encourager. Pour elle, pas besoin de réfléchir, c'était l'évidence même. Chaque jour, il s'exerçait avec elle. Certes, elle lui apprenait l'art de séduire son support, l'art de doser son énergie. Elle lui apprenait aussi à s'affirmer. Il devait montrer aussi qu'il était fier de ce qu'il était. Il devait s'accepter avec ses qualités et ses défauts. Il devait être persuadé de ses capacités. Savoir qu'il en avait, c'était bien, être convaincu de les avoir, c'était mieux. Il étudia les techniques de dessins, tous les dossiers de ses compagnons. Il n'entendait plus les brimades. Il s'instruisait, observait, notait leurs forces et leurs faiblesses.

Il examinait les ouvertures qu'il pouvait avoir. Il se penchait sur les menaces qui pesaient sur lui. Il tirait des conclusions et cherchait des solutions. A partir de ces conclusions, il rebondissait sur d'autres aspects. Il s'enrichissait. Il apprit également à quel point quelques-uns de ses « compagnons » d'atelier se vantaient alors qu'ils étaient particulièrement limités dans leur champ d'action au final. Il prêta tout particulièrement attention à ce qui l'opposait au fier et moderne HB. Effectivement, il lui suffisait d'effleurer le support pour laisser une forte dose de pigment car il était très poudreux. Et encore, il avait quelques cousins bien plus secs que lui, ce n'était pas un obstacle trop dérangeant. Pour pallier cet inconvénient, la main, un coton ou une gomme mie de pain suffisait à régler le problème. Il n'abimait jamais le support et pouvait couvrir de grandes surfaces sans montrer le moindre trait. Il permettait pas mal d'autonomie dans la création.

Pour le cas du noble et prétentieux HB, c'était une autre histoire. On l'utilisait pour de nombreuses tâches, et pas seulement artistiques. Il pouvait ainsi servir pour noter la liste des courses. Il devait toujours avoir une belle mine bien pointue, on prenait un taille-crayon pour cela, ce qui avait très souvent pour conséquence de le casser et de l'user beaucoup trop rapidement. Très peu utilisaient un cutter pour le tailler. En plus avec cette mine, si on appuyait trop fort sur le papier ou la toile, on risquait de déchirer ou de ne plus pouvoir effacer, même avec une bonne gomme. Comme il n'avait pas la tendresse du fusain, il ne possédait qu'une seul nuance. Pour assombrir, il fallait soit le passer plusieurs fois, avec le risque de voir apparaître son tracé, soit avoir recours à ses cousins les familles des B, ou des H pour avoir une esquisse légère. Il ne pouvait pas agir presque seul. Il devait toujours être épaulé par sa famille, une gomme blanche pour l'enlever carrément en cas d'erreur, et d'une gomme mie de pain pour apporter certains reliefs. Ce n'était ni plus ni moins qu'un imposteur qui se cachait derrière un monde d'apparence pour dissimuler ses carences.

Un jour, l'orgueilleuse feuille blanche à grain 130g n'y tient plus. Elle ne supportait absolument pas d'être ignorée. Elle voulait forcer tout le monde à l'admirer. Elle s'approcha de lui et commença à le provoquer.

« Alors petit crasseux, toujours dans ton coin? Tu n'as donc aucun ami? Tu es tellement méprisable que personne ne veut de toi? Remarque, tu as raison, moi aussi, à ta place, je me cacherais. Tu n'es qu'un bon à rien, un bon à salir tout ».

Mais cette fois-ci, au lieu de se cacher, au lieu de trembler, le brave petit fusain fit autre chose. Pour lui ce fût magique. Tout recroqueviller qu'il était, il leva ses doux yeux noirs et dit tranquillement :

« Si je suis bon à salir tout, cela signifie que je suis bon à quelque chose, je ne peux pas être bon à rien ».

Cette petite réponse de rien du tout, cette réponse toute timide eut un effet détonnant sur l'orgueilleuse feuille blanche à grain 130g. Elle frémît. Jamais, on n'avait osé la contredire, jamais, on n'avait osé mettre en doute sa logique. Elle était persuadée d'être éclatante dans toute son intelligence tant elle était belle et d'une couleur pure. Elle intimidait les autres, on veillait à ne jamais la froisser. Elle tenta de se ressaisir malgré tout pour ne pas perdre la face en public.

« Enfin, par bon à rien, je veux dire que contrairement à moi, tu ne pourras jamais être de grande classe. Ma caste fait partie de ceux qui soutiennent de grandes œuvres d'arts exposées sur toute la surface du globe. Ainsi, nous avons présenté au monde entier Mona Lisa, la naissance de Vénus et bien d'autres encore !

    - Mais ce sont des peintures réalisées sur toiles ou des panneaux de bois ce que tu me cites. Et ils ont été enduits d'un produit appelé Gesso qui leur donne cette couleur blanche et qui permet de supporter la peinture à l'huile. L'un des médiums préférés de l'époque. Ta caste ne les a pas présentées. Elle a peut être servi pour les brouillons, les dessins préparatoires, et ce n'est même pas sûr du tout. Tu n'es qu'une feuille blanche à grain 130g ».

Le brave petit fusain avait enfin relevé la tête en s'exprimant. Sa voix était devenue plus forte, plus sure. Ses études lui offraient un avantage certain. Il ne se contentait pas de répéter stupidement ce qu'on lui avait inculqué. Il était un esprit libre, un esprit plein de bon sens, un esprit qui dérangeait. Ses paroles avaient blessé l'orgueilleuse feuille blanche à grain 130g. Elle ne pouvait laisser passer cette insolence. C'était pour elle un crime impardonnable.

« Petit impertinent! Comment oses-tu! Je… Je peux tr… Très bien supporter la peinture. Ma… caste est noble et puissante.

    - Voyons, tu sais très bien que tu ne pourras jamais recevoir de peinture! Réveilles-toi! Tu n'es pas faite pour les techniques humides ».

Cette fois-ci, le brave petit fusain se tenait debout et bien droit devant elle. Il n'avait plus peur. Il ne comptait pas lâcher le morceau.

« Peut-être l'acrylique, ou l'huile, et encore, tu commencerais rapidement à gondoler. Quant à l'aquarelle, n'en parlons pas! Tu n'es pas assez épaisse pour. Tu boirais toute la peinture, trop gorgée d'eau pour toi. Tu ne deviendrais alors qu'un pauvre petit chiffon déchirable. Et pour ta gouverne sache que Léonard De Vinci a peint la Joconde, qu'on identifie à Mona Lisa, sur une petite planche de bois de peuplier avec de la peinture à l'huile. Et qu'il l'a retravaillé tout au long de sa vie. Ce tableau de le quittait jamais. Aucun de tes ancêtres n'aurai pu supporter le nombre de couches de peinture qu'il a dû poser dessus, y compris avec plusieurs passages de Gesso au préalable.

    - C'est faux, je suis noble, je suis belle. Papa et Maman me l'ont toujours dit. Et je suis intelligente. Je sais réciter par cœur la poésie. Tu n'as pas le droit d'être méchant avec moi ! Tout ça parce que personne ne veut de toi.

    - C'est vrai! Personne ne veut de moi. Mais moi, je ne me contente pas de croire tout ce qu'on me dit. J'essaie de comprendre et de me remettre en question. Je ne juge personne, je n'insulte personne. Si je t'ai blessé, tant pis pour toi. Tu es venu me chercher et tu m'as trouvé! Tu t'es permise de m'insulter et de me rabaisser alors que tu ne me connais même pas. Moi, je te connais, moi, je t'ai étudié. Je sais qui tu es, qui tu peux être, je connais tes capacités. Si tu as un problème avec moi, ça te regardes. Débrouilles toi avec!

    - Mais… mais… tu…je. Ce n'est pas juste ! »

Et l'orgueilleuse feuille blanche à grains 130g s'enfuit loin du petit fusain. Mais elle retenait désespérément ses larmes; ça faisait gondoler et flétrir. Elle se cacha dans un coin et réfléchît à tout ce qu'il venait de se passer.

Pour la première fois de sa vie, quelqu'un lui tenait tête et c'était ce petit être insignifiant. D'habitude, on se contentait de hocher la tête en l'admirant quand elle était là. Elle savait que tout le monde se gaussait d'elle dès qu'elle avait le dos tourné, mais ça lui était égal, elle était persuadée de son intelligence et personne n'osait la contredire. Pour une fois que cela arrivait, c'était ce petit fusain tout riquiqui qui se dressait devant elle. Même les beaux pastels qui rêvaient de pastel-card étaient prêts à lui offrir leurs couleurs. Même le vaniteux HB lui faisaient du charme. En même temps, il ne comptait pas beaucoup lui. Il n'avait guère le choix s'il ne voulait pas se contenter de servir pour des brouillons et être recouvert de peintures ou gommé. Et ce petit bout de charbon lui lançait qu'il préférait rester seul plutôt que d'aller avec elle ! C'est ce qu'elle avait compris de son discours et était scandalisée.

Tout au fond d'elle-même, elle avait conscience des vérités du brave petit fusain. Elle commençait à admettre qu'elle avait été injuste avec lui. Mais elle n'irait certainement pas s'excuser. Elle était beaucoup trop orgueilleuse pour ça. Mais elle s'arrêterait seulement de se moquer de lui. Voilà tout. Sa résolution prise, elle se mît à méditer. Ce petit fusain avec ses beaux yeux noirs, il avait l'air si tendre. Elle n'avait jamais vu de noir si intense, si pur, même le vaniteux HB ne pouvait en faire autant, malgré ses efforts et ses vantardises. Sa mine devait passer plusieurs fois au même endroit pour assombrir. Au bout d'un moment, ça devait être désagréable, ça devait gratter alors que ce brave petit fusain à l'aspect si tendre… Il avait juste besoin de l'effleurer pour déposer le noir le plus sombre et le plus éclatant qu'il soit. Quant aux nuances, l'éclat de sa blancheur pouvait certainement compenser si besoin. Il devait bien y avoir une solution. Elle se demandait quel effet cela pouvait faire le contact du brave petit fusain sur elle. Il ne pouvait pas lui faire de mal, il paraissait si tendre !

De son côté, le brave petit fusain réfléchissait aussi à son altercation avec l'orgueilleuse feuille blanche à grains 130g. Il était fier d'avoir réussi à lui tenir tête. En même temps, il avait peur d'avoir été trop dur. Il avait toujours caressé le secret espoir de faire équipe avec elle. Cela aurait été une si belle aventure. Il venait de tout gâcher. Il partit en discuter avec son amie la vieille souche. Celle-ci fit tout pour le rassurer. Il prenait sa vie en main, c'était bien. Il devait être capable de dire les choses. La belle feuille à grains 130g était très hautaine. Elle devait apprendre à accepter la critique. Malgré tout, le brave petit fusain avait un pincement au cœur. Il culpabilisait facilement et elle risquait de l'utiliser contre lui. La vieille souche le mis en garde. Il ne fallait pas qu'il recul dans sa si belle progression, sa fierté d'être lui devait toujours être affirmée. Certes, une franche explication était une bonne idée; sans parler de s'excuser, il était intéressant de lui parler, de lui expliquer ce qu'il ressentait. Cependant, elle pouvait en profiter pour lui faire encore plus de mal. Il devait avancer avec précaution, pour l'obliger elle à faire le premier pas vers lui et adoucir son jugement en ce qui le concernait.

Fort du soutien de sa vieille amie, le brave petit fusain partit à la recherche de la belle feuille blanche à grains 130g. Quand il la vit arriver vers lui, il fut très surpris. Elle n'avait pas l'air de vouloir se moquer de lui ou de l'insulter. Ils commencèrent à parler. Au début, le brave petit fusain resta sur ses gardes. Il ne savait pas trop que penser de ce changement brusque d'attitude à son égard. Au fil de la discussion, ils apprirent à se connaître. Elle n'était finalement pas aussi écervelée qu'elle le laissait croire. Elle était effectivement très naïve, mais elle faisait aussi preuve de sensibilité. Au bout d'un moment, la belle feuille blanche à grains 130g ni teint plus et lui posa la question qui la torturait depuis longtemps :

« Tout à l'heure, tu as dit que tu me connaissais, que tu m'avais étudié. Tu peux m'expliquer ce que tu voulais dire, s'il te plaît ?

    - Eh bien… tu es très belle, mais aussi très orgueilleuse. Tu supportes excessivement mal ma critique. Tu sais ce n'est pas forcément négatif. Cela peut aussi tu permettre d'avancer, de progresser. Tu ne veux pas qu'on te salisse. Tu as peur des couleurs qui pourraient se poser sur toi. Un jour, tu devras te faire une raison, c'est le but de ta venue au monde et tu seras une grande œuvre. Je te le promets. Surtout que tu as de belles capacités pour retenir le pigment. Je suis convaincu qu'avec toi comme support, je n'en mettrais pas partout. Nous pourrions faire de super belles choses ensemble. Tu as de grandes qualités et je suis du bois carbonisé le plus noble. Je suis très tendre. Je ne fais de mal à personne. Ma couleur se déposera sur toi tout doucement ».

Et ils se mirent ensemble à rêver de l'œuvre qu'ils réaliseraient ensemble. Ils imaginèrent les sensations, firent des projets sur l'avenir. Ils se comportaient comme s'ils avaient toujours été les meilleurs amis du monde. Les autres les regardaient avec envie et étaient aussi un peu en colère contre la feuille blanche à grains 130g. Ils se sentaient trahis par cette dernière. Elle agissait comme si elle avait toujours été du côté de ce misérable petit bout de charbon taillé grossièrement. En réalité, ils apprenaient tout simplement à se connaître et à s'apprécié. Ils faisaient un pas vers l'inconnu, ils grandissaient. Ils avaient tant de choses à se dire. Ils rattrapaient tout le temps qu'ils avaient perdu à se tenir loin l'un de l'autre à cause des préjugés.

Brusquement, ils furent interrompus. Un souffle d'air envahit la pièce. Tous tremblèrent. Une sorte de menace semblait se profiler. C'était la vérité. La belle feuille blanche à grains 130g commença à s'envoler et virevolter dans une danse étrange. La panique s'empara d'elle. Elle ne comprenait rien à ce qui lui arrivait. Elle sentait qu'on l'agrippait. Quelle horreur, et si on voulait la réduire en chiffon ou en lambeaux ! Elle ne pouvait pas laisser faire ça ! Mais quelle attitude adopter ? Elle se mit à angoisser. Elle avait enfin un ami sincère et on la séparait de lui. C'était une situation vraiment injuste. Au point où elle en était, autant se mettre à pleurer. Ça ne valait plus la peine de se battre. Elle ne le reverrait plus et on allait lui faire du mal. Elle en était certaine.

Pendant qu'elle se lamentait sur son sort, subissant ce voyage quelque peu sauvage, elle ignorait qu'une immense surprise l'attendait. Elle avait été choisie. Elle était une élue. Sans aucun ménagement, elle se retrouva plaquée contre une planche sur le majestueux chevalet verni que tous convoitaient. Une main blanche la fixa contre le support. La belle feuille blanche à grains 130g senti son cœur bondir, elle était enfin choisie ! Pendant quelques secondes, elle se sentit tellement légère ! Ce fut de courte durée. Très vite, elle se remit à trembler de peur et à s'inquiéter. Elle voyait cette étrange chose, nommée main, s'affairer autour d'elle. Que faisait-elle ? Que préparait-elle ? De toutes les forces de sa pensée, elle appelait le brave petit fusain. Mais il semblait si loin. Elle ne le voyait plus. Il avait disparu. Et toutes ses lumières ! Elles étaient si aveuglantes. Où était passée la douce obscurité de l'atelier ?

De son côté, le brave petit fusain était très inquiet. Il venait de voir sa nouvelle amie se volatiliser sous ses yeux, sans qu'il puisse agir. Un courant d'air, puis plus rien! Il avait été impuissant face à ce phénomène. Il ne savait même pas où elle pouvait être; elle qui était si fragile, elle qui frémissait de peur au moindre changement. Elle avait disparue de l'espace si rassurant de l'atelier. Où s'était-elle envolée? Il l'ignorait. Il se torturait l'esprit à penser aux mauvais traitements qu'on allait probablement lui faire subir. Des fois, en dehors de l'atelier, il entendait des bruits d'enfants. Ceux-ci l'avaient peut-être kidnappée pour la torturer ! Au cours de ses recherches, il avait appris que ces petits êtres étaient non seulement bizarres, mais en plus, ils étaient peu à être délicats avec le matériel de dessin. En général, ils prenaient à pleines mains d'énormes feutres pour en barbouiller les belles et douces feuilles. Ils écrasaient les petits crayons de couleurs dessus, écrabouillaient les pastels, craies grasses et sans doute lui aussi ! La panique devenait de plus en plus présente, son amie courait surement un grave danger…

Tout à coup, il sursauta. Il prit conscience de l'ombre qui planait dans la pièce. Il se mit à l'observer. Elle était sombre. Elle évoluait lentement, elle semblait changer de forme à volonté. Elle s'allongeait, rétrécissait, elle grossissait, diminuait, des formes apparaissaient, puis disparaissaient. C'était étrange et intrigant. Si elle s'approchait trop de la seule source de lumière de l'endroit, une petite lucarne encrassée des traces des averses de la saison précédente, elle semblait s'estomper pour mourir. Mais, elle ressuscitait quelques secondes après, encore plus vivante que jamais. Vraiment très étrange… Avait-elle engloutie son amie ? C'était tout à fait possible. Au cours de leur discussion, ils n'avaient pas prêté attention à ce qu'il se passait autour d'eux. Cette ombre avait dû en profiter pour les surprendre. Ils n'avaient pas été assez méfiants. Les autres membres de la communauté avaient sans doute vu d'un mauvais œil la sympathie qui naissait entre nos deux amis. Ils voulaient se venger et les punir. Aucune autre explication possible !

Puis, dans la douce lueur naissante de l'atelier, il vit une main fine, avec de longs doigts. Elle les entraînait dans une étrange danse, tellement calme, tellement sereine. Plus un seul bruit n'existait ici. La main s'arrêta au-dessus de HB quelques secondes, immobile, puis s'enfuit ailleurs. Elle fit le manège auprès d'autres. Tout doucement, elle évoluait. Glissant, voletant, de ci de là, s'approchant; progressant dangereusement vers lui. Il se mit à trembler d'émotion. Il sentait que sentait que son heure allait arriver, ça allait être son tour. La lumière se faisait. Il comprenait enfin ce qui se tramait. Il savait. Notre brave petit fusain savait où était passée sa gentille amie. Pourvu que la main le choisisse lui et pas un autre de ses compagnons. Ce suspens était tellement grisant, il n'avait plus peur de cette ombre mystérieuse et inquiétante. C'était la fidèle compagne de celle qui allait peut-être le choisir lui. Il espérait et redoutait, retenait sa respiration dès qu'elle s'arrêtait au-dessus de l'un de ses compagnons. Il respirait à nouveau. Elle choisit un morceau de coton et un coton-tige : des auxiliaires ayant peu de liens avec les arts, mais qui pouvaient faire du bon boulot, surtout au niveau de l'estompe. Il allait être choisi. Il en était sûr. Il avait étudié cela. On se servait de ces aides pour faire des effets au niveau du fusain… et de temps en temps pour les pastels ! Oh non ! Elle pouvait aussi choisir les beaux pastels aux teintes si variées. Pourvu que ce ne soit pas le cas. Le brave petit fusain tremblait désespérément. Bien sûr, la main était loin des pastels, mais elle avait certainement déjà fait son choix. Tout le monde trouvait notre brave petit fusain si sale. Les auxiliaires passèrent dans une poche jaune avec une fleur bleue. L'attente devenait interminable. Le brave petit fusain n'en pouvait plus, ça devenait trop dur. Il voulait tellement rejoindre son amie.

Le moment décisif arriva. L'ombre de la main s'approcha du choix. Le brave petit fusain ferma les yeux et trembla plus fort. La main recula, rendant l'ombre plus petite. Mais la main hésitait. Elle restait en suspens, perdue dans sa réflexion. Le brave petit fusain retenait sa respiration, la boîte de pastels aussi. Un silence lourd régnait dans l'atelier si sombre. Il existait une tension comme il n'y en avait jamais eu jusque-là. Tout le monde avait vu la belle feuille blanche à grains 130g et le brave petit fusain sympathiser. Dans le fond, ils espéraient qu'il serait choisi. Au départ, ils avaient pris la belle orgueilleuse pour une traîtresse. Elle avait osé copiner avec un être aussi salissant. Puis, ils avaient supposé qu'elle mettait un stratagème pour l'humilier un peu plus. Ils avaient entendu leur conversation. Ils avaient compris et appris à estimer le brave petit fusain. Soudain, la main fondit, l'ombre s'agrandissant à vive allure, sur le brave petit fusain. Un tonnerre d'applaudissement s'éleva dans l'atelier. Le brave petit fusain avait atteint la gloire parmi ses compagnons.

En réalité il tremblait de peur. Il ne savait pas vraiment ce qui allait se passer. Il doutait de sa réussite. Il ne s'était jamais entraîné. Il n'avait toujours étudié que la théorie. Il y avait tout un monde entre la théorie et la pratique. Il n'aurait pas le droit à l'erreur. Et si tout ce qu'il avait lu était inexact ? Et s'il avait mal lu ou mal compris ? S'il gâchait leur chance à lui et sa nouvelle amie ? Et puis il n'était même pas sûr de la retrouver. C'était peut-être un piège des autres. Leur changement de comportement à son égard était si brusque. Cela devait cacher quelque chose. Ils avaient dû avoir vent d'une information capitale. C'était pour eux une occasion de se débarrasser de lui définitivement. Son aspect les avait toujours dérangés. Peut-être la belle feuille blanche à grains 130g était aussi dans le coup. Elle avait voulu se venger pour les paroles qu'il avait prononcées. Elle s'était certainement éclipsée discrètement et se cachait quelque part en attendant qu'il soit supprimé. Le but était sans doute de le broyer en poudre pour le reconstituer en autre chose ou le jeter dehors. Durant tout le trajet, il se mit à trembler et à se faire du souci. Il avait peur. Il se représentait les pires scénarios possibles.

Enfin, il arriva dans une pièce éclairée. Il lui fallut du temps pour s'habituer à cette lumière si forte par rapport à celle de l'atelier. Puis il commença à distinguer les formes. Il y avait un bel espace, une grande fenêtre. Celle-ci donnait sur un magnifique paysage de verdure. Tout au fond de ce parc, on pouvait distinguer un lac. Les vitres étant ouvertes, on sentait un doux vent frais, printanier. Les odeurs du jardin embaumaient la pièce. Celle-ci comportait des étagères agrémentées de livres et d'objets diverses. Les murs étaient revêtus de tableaux, tous très beaux selon les critères du brave petit fusain. Le sol était un plancher qui sentait bon le bois. Chaque planche convergeait vers le centre; là où se trouvait un chevalet. LE CHEVALET ! Celui que tout voulaient rencontrer. Et sur ce fameux chevalet, il trônait majestueusement son amie la belle feuille blanche à grains 130g. Ce n'était pas un piège, ils avaient vraiment été choisis tous les deux.

Une musique, céleste, s'éleva dans le silence. Et la danse commença à ce rythme. Nos deux amis tremblaient d'émotion. Heureusement, la main était sure d'elle. Avec une douceur incomparable, elle posa le brave petit fusain sur la belle feuille à grains 130g. Elle le fit courir sur le papier comme une caresse, l'effleurant à peine. Elle se mit à tracer des courbes, des traits. De temps en temps, du bout des doigts, elle effleurait le fusain et la feuille. Par moment, elle prenait le coton et estompait de grandes parties, puis repassait quelques traits de fusain. Elle utilisait le coton-tige pour des zones bien précises, entre ombre et lumière. Puis, quand elle eut fini, elle prit la gomme mie de pain, si malléable et fit entrer toute la lumière dans le dessin. Il n'y avait plus qu'à fixer et à encadrer.

Quelques jours plus tard, l'œuvre fut présentée au public. Elle reçut une véritable ovation. Chacun pouvait lire une histoire, une émotion dans ces tracés, dans ces zones blanches. Tout avait été placé avec minutie. Et pourtant, c'était le fruit d'une inspiration, d'un lâcher-prise particulier. Elle était unique. Elle était le produit d'un véritable travail. Ce n'était pas seulement la rigueur d'un artiste que l'on pouvait voir dans ce savoir-faire. C'était bien plus que cela: une véritable passion, comme si l'œuvre pouvait prendre vie. Elle représentait un couple. Lui, plus grand, la regardait avec beaucoup de tendresse et avait une attitude protectrice. On lisait une infinie tendresse dans son expression. Elle, souriante, était plus sur la réserve. Ses yeux étaient baissés. On la sentait peu sure d'elle. Entre eux, on comprenait un lien très fort d'une nature indescriptible.

Si on penchait son oreille vers le tableau, on entendait un murmure. C'était le brave petit fusain et la belle feuille blanche à grains 130g qui discutaient. Ils profitaient de la gloire acquise à deux. Ils étaient heureux, unis pour toujours. Ils rattrapaient le temps perdu à ne jamais s'adresser la parole à cause des « on dit que ». Bien sûr, ils commentaient les visites, se moquaient de certains commentaires. Ils se remémoraient ce qu'ils avaient vécu. Ils échangeaient sur le drame personnel qu'ils avaient vécu et comment ils avaient ressenti cette séparation. Elle les avait plongés, l'un et l'autre, dans un véritable désarroi, les laissant dans l'incertitude de ce qu'il pouvait arriver à l'autre. Alors quand vous passez près d'un tableau, resté attentif. Il se pourrait que vous ayez accès à une histoire comme celle que je viens de vous conter.

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Magic_Kuki
Posté le 12/08/2024
Ce récit est intéressant sur beaucoup de points de vues. Il m a donné quelques idées. Je pense qu à partir du moment un récit peut inspirer c est qu il est bon. Par contre parce qu une vraie critique constructive c est aussi le bon comme le mauvais c est que j ai trouvé un peu moins bon c est qu il fait trop conte de fée. On voit venir la fin de très loin. Cependant c est aussi l essence de cette histoire donc je ne me ferais pas mauvaise langue. Je vais poursuivre avec les autres nouvelles pour voir de quoi il retourne. Good luck for next time
plumedencre
Posté le 13/08/2024
Hello. Merci pour ton passage.
Effectivement c'est 1 fin attendue. Mais je me suis éclatée à l'écrire. Puis j'ai renoncé à vouloir à tout pris 1 fin ou 1 début original/innattendu. Je me suis aperçu que souvent ce qui fonctionne ce sont les choses les plus simples.
Tu verras, c'est 1 peu la même essence sur mes autres nouvelles.
Dodus et cie
Posté le 02/06/2024
Les magnifiques dodus sont impatient de lire la suite. Les images présentées dans ce récit sont tout simplement criantes de vérités. La psychologie est une force majeur du récit.
plumedencre
Posté le 02/06/2024
Hello. Merci pour ce passage et soyez les bienvenus par ici.
Je publies mes nouvelles le 1er week-end de chaque mois.
Plume Brune
Posté le 13/02/2024
J'ai beaucoup aimé cette histoire, avex un fond très psychologique malgré le fait que les personnages sont des objets. Mes quelques expériences en arts plastiques ont fait que j'ai facilement visualisé les nuances de couleur et les aspects mentionnés. Je concluerai que cette nouvelle est une belle œuvre d'art !
plumedencre
Posté le 14/02/2024
Ooh merci pour ton passage. Et pour ton compliment. Ça me fait très plaisir.
J'espère que les nouvelles qui suivront te plairont également.
Tacitus2313
Posté le 05/02/2024
Histoire très sympathique à lire (surtout pour être moi-même artiste)! Le côté comptine de l'ensemble marche très bien et se laisse lire avec aisance sans pour autant être naïf (malgré les apparences du ton emprunté à la rédaction de fables).
plumedencre
Posté le 06/02/2024
Merci pour ton passage. Je vais publier une nouvelle par mois. Celle du mois d'avril pourrait aussi te plaire. Je donne la parole au pinceau d'un peintre.
Tacitus2313
Posté le 07/02/2024
J'essayerai de suivre ça ^^ Merci pour l'info!
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