Le cercle de pierre

La famille avait pris place au cœur d’un tableau figé par le temps. En effet, six chevaliers disposés en cercle, entouraient un vieux puits, surgi de nulle part.

Ce qui était troublant, c’était que les six guerriers de pierre paraissaient plus vrais que nature. Merlin s’approcha à pas de loup de l’un d’entre eux. Il redoutait presque de voir une des statues jouer les belles au bois dormant, et s’éveiller soudain après un long sommeil. Les détails d’un prodigieux réalisme ne pouvaient être que l’œuvre d’un maître de la sculpture médiévale. Chaque gardien du puits portait une solide armure taillée avec une précision incroyable. Elle recouvrait tout leur corps, comme une carapace infranchissable même pour les lames les plus acérées. La pierre donnait vie à chacune des pièces de métal qui la composait. Epaulière, cubitière, genouillère... Merlin s'amusa de cette liste qui ressemblait à celle des exceptions d'une règle d'orthographe, et se félicita d'avoir présenté quelques mois auparavant un exposé sur l'équipement des chevaliers. Il n'en appréciait que mieux la finesse du travail de l'artiste, qui avait sculpté jusqu'aux éperons.Un heaume austère dissimulait les traits de leur visage, comme un secret bien gardé.

Chacun adoptait la même posture, tenant d’une main gantée et puissante un écu, tandis que l’autre enserrait fermement le pommeau d'une épée, dont la lame large était plantée dans le sol. Ils ressemblaient à six protecteurs silencieux d’un puits sacré, même si le puits en question ne payait pas de mine.

Léonard imaginait déjà  sa reconversion professionnelle. Une partie du domaine pourrait être transformée en parc accrobranche avec quelques ponts suspendus, tandis que cet endroit ferait un extraordinaire emplacement pour une chasse au trésor, un mélange d’Indiana Jones et de quête du Graal. Il restait juste à amadouer la vieille bique bretonne.

Bizarrement, la végétation n'avait pas envahi les lieux. Pas de buissons sauvages,de tapis de feuilles, de genets ou de bruyères. Pourtant, le jardinier ne devait pas oeuvrer si loin du manoir. D'ailleurs comment un seul homme pouvait-il entretenir un tel domaine ? Le puits ne semblait souffrir la présence que d'un seul arbre. Le parfum de ses abondantes fleurs blanches embaumait l'air. Avec précaution, Awena en coupa plusieurs rameaux.

"Vous les mettrez sur les portes des chambres", dit-elle en les tendant à Marie.

"C'est pour éloigner les moustiques ? "demanda celle-ci naïvement.

Awena leva les yeux au ciel visiblement consternée. Léonard tenta de secourir son épouse.

"Les rongeurs, alors peut-être ?"  se hasarda-t-il à proposer. Mais son hypothèse eut l'effet inverse de celui espéré, car Marie réalisa soudain que dans une vieille et grande bâtisse le risque de croiser une souris, pire un rat, se trouvait multiplié par ... beaucoup trop. Or, elle avait une phobie terrible de ces bêtes-là. Tous ses espoirs reposaient sur Sapristi. Mais, il était peut-être trop repu pour leur faire la chasse.

"Alba spina ! ", s'écria Awena comme si elle enseignait à une classe de cancres. Voilà que l'ancêtre se met à parler latin ! Manquait plus que ça !, pensa Léonard.Il se retint de soupirer, mais tout juste.

"Epine blanche, poursuivit-elle, très efficace contre les mauvais sorts et les maladies.

- Quelle fine herboriste vous faites ! ", lança le père de Merlin pour la flatter. Elle ne lui accorda même pas un regard.

"Mais où sommes-nous exactement ? osa enfin demander Marie. Depuis qu'ils avaient découvert l'étrange troupe de guerriers, il lui semblait avoir pénétré dans un sanctuaire.

La vieille dame prit son temps avant de répondre : "Nous sommes au coeur d'un vieux royaume oublié." Elle avait prononcé cette phrase à la manière d'une prophétie.

Ils attendirent la suite, mais elle ne vint jamais. Ce qui était normal, car s'il s'agissait d'un genre d'oracle, il convenait de l'interpréter sans faire appel à un ami, un joker ou wikipédia.

"L'antiquité se prend pour un sphinx ! "chuchota Léonard à sa femme.

Merlin examinait chacun des six chevaliers. Il était intrigué par le fait que même s’ils avaient la même attitude, chacun était pourtant différent par sa taille, sa corpulence et surtout le blason sur son écu.  Il reconnut un lion qui rugissait, un aigle à deux têtes  sur deux d’entre eux, tandis que les autres étaient ornés plus simplement de bandes, d’étoiles ou de petites croix. Chacun possédait son histoire, il le devinait. Chacun devait se trouver dans ce cercle de pierre pour une bonne raison. Frères d'armes liés par un serment ? Dernière garde d'une armée décimée ? Combattants d'exception victimes d'un sortilège ?

Awena demeurait depuis quelques instants aussi immobile que ces gardiens inattendus dans une forêt. Elle fixait intensément l’un des chevaliers. Ses yeux moins sombres tout à coup lui lançaient un regard insistant, presque implorant. Ses lèvres frissonnaient un peu. Et même si aucun son n’en sortait, Merlin aurait juré qu’elle murmurait un genre de prière. Se recueillait-elle devant un de ses ancêtres ? De sa main ridée, elle caressa la main du guerrier qui retenait l’épée. Un geste de tendresse, qui fit écarquiller les yeux de Merlin.

C’est alors que Sapristi s’abattit sur le heaume du chevalier et se mit à pousser des miaulements très agressifs. Lorsqu’il laboura de ses griffes la statue, sa maîtresse retira comme à regret sa main. La pierre, du schiste pourpre, resta évidemment insensible, malgré la rage subite et inexpliquée du félin.

« Ne sois pas jaloux, lui dit-elle, je ne te fais pas d’infidélités ! »

Peu à peu, la fureur de l’animal s’apaisa, mais de toute évidence, il ne portait pas cette statue dans son cœur. Une fois que la vieille dame se fut éloignée, Merlin observa de plus près l’œuvre. De toutes, c’était sans doute la plus harmonieuse. Elle dominait les autres par sa stature et l'assurance qui s'en dégageait. Des épaules larges et hautes, une poitrine large qu'on devinait puissante, des jambes solides bien ancrées dans le sol, lui conféraient une allure de chef. Sous le casque devait se cacher un beau jeune homme. Trois bandes ornaient son bouclier, il se promit de chercher à qui il pouvait bien appartenir.

Pendant ce temps, Léonard avait constaté que le puits était à sec.

« C’est fichu pour la fontaine de jouvence ! », déclara-t-il dans un sourire. Awena lui lança un regard courroucé. Décidément, l’ancêtre ne gouttait pas son sens de l’humour, qui d’habitude faisait mouche.

« Attention, mon chéri », s’écria Marie, en voyant son fils se pencher pour voir le fond du fameux puits.

"Arrête de le couver ! Crois-tu qu'il va croiser un korrigan à cette heure-ci de la journée ? s'agaça Awena. Laisse-le faire son apprentissage !" conclut-elle avec fermeté.

D’abord, Merlin ne distingua que quelques vieilles briques qui s’enfonçaient vers les ténèbres, il les scruta en vain pour voir de l’eau miroiter. Il avait l'impression de plonger dans un tunnel sans fin vers les entrailles d'un monde souterrain inconnu. Il se sentait comme aspiré par ce passage mystérieux,  puis il éprouva un violent vertige avant d’entendre monter des profondeurs  l’écho d’un mot , toujours le même : « Héritier ».