La poterne s’était refermée dans un souffle.
Arnalt n’avait pas regardé en arrière. Pas une seule fois. Il n’en aurait pas eu la force. Il marchait vite, d’un pas un peu heurté, maladroit, sa besace battant contre sa hanche, ses sandales dérapant parfois dans les cailloux humides. La nuit avait à peine commencé et déjà son cœur semblait vouloir lâcher sous la masse d’angoisse qui l’oppressait.
Le silence des champs était percé par le cri occasionnel d’un hibou ou le frémissement d’un ruisseau invisible. Il avançait à travers l’obscurité comme dans un monde étranger, sans repère, sans voix pour le bénir, sans clocher pour le ramener à l’ordre du jour.
Chaque pas résonnait comme une rupture.
Il sentait dans son dos le poids de l’abbaye, non plus comme une protection, mais comme une cloche d’airain prête à sonner l’alerte. Et si on se réveillait ? Et si l’on comprenait qu’il n’avait pas fui par culpabilité mais sur conseil de Géraud ? Et si un frère, par zèle, décidait de prévenir la prévôté ou l’évêque ? Il imaginait des hommes en armes à cheval, un clerc avec un rouleau de vélin, une main levée pour le désigner. Lui. L’oblat fugitif.
Il chassa l’image en secouant la tête.
La tristesse s’abattit sur lui d’un coup. Il sentit une brûlure derrière les yeux, un poids dans la poitrine. Il n’avait jamais eu d’autre maison. Les murs de Boulbonne, l’austérité familière du cloître, le bois des stalles, la voix douce de Géraud lisant saint Benoît — tout cela vivait encore en lui avec la vivacité d’un rêve dont on vient d’être arraché. Il se demanda s’il avait fait une erreur. S’il n’aurait pas dû rester, insister sur son innocence, attendre que le vrai coupable se révèle.
Mais il savait que Géraud avait raison. Dans ce monde-là, il n’était plus en sécurité.
Il marcha ainsi toute la nuit. Sans direction, sans repos. Il suivait le sentier comme on suit un fil tendu entre deux abîmes. Le ciel, noir et profond, semblait lui-même l’observer. Il ne pria pas. Il n’osa pas. Son cœur était trop sec pour cela.
Puis, peu à peu, la nuit perdit sa densité.
L’horizon se fendit d’une mince ligne claire, à peine visible, comme un souffle sur une vitre. Un rouge pâle, presque timide, s’étira derrière les collines. Le vent changea. Il sentit une odeur de blé mouillé, de terre qui respire après le silence.
Arnalt s’arrêta.
Il gravit une petite butte, et là, debout sur la crête, il vit l’aurore.
Le ciel s’embrasait lentement, par couches : orange, puis or, puis blanc incandescent. Des nuées traversaient la lumière comme des voiles lents, et les ombres des arbres s’allongeaient avec majesté. C’était comme un vitrail immense posé sur le monde, un chant sans voix, un miracle sans autel.
Il sentit quelque chose se desserrer en lui.
Oui, il avait perdu sa maison. Oui, il ne savait pas où il allait. Mais ce monde qu’il découvrait, ce monde qu’il avait tant contemplé à travers les grilles du cloître, ce monde était vaste, et vivant, et beau. Et il en faisait désormais partie.
Un sourire triste étira ses lèvres. Il n’avait rien, ni nom, ni terre, ni avenir. Mais il avait cela : la lumière. La route. Le souffle du matin.
Et le désir, encore timide, de comprendre ce que Dieu avait voulu en l’arrachant aux murs de Boulbonne.
Le soleil était maintenant levé depuis plus d’une heure. Arnalt avait repris sa marche, les épaules un peu plus détendues, le souffle plus calme, bien que la fatigue tirât sur ses jambes. Il avançait vers l’ouest, suivant un chemin de terre durcie que creusaient les sabots et les roues. La pluie des derniers jours y avait laissé des flaques creusées entre les ornières. Par endroits, des touffes d’herbes folles repoussaient entre les pierres.
La campagne s’ouvrait devant lui comme un livre d’images. C’était le printemps, ou ses derniers jours : les champs ondulaient sous une brise tiède, semés de coquelicots et de paquerettes. Les blés étaient hauts, presque mûrs, et les labours plus sombres s’alignaient en lanières sur les coteaux.
Il passa près d’un champ où des femmes travaillaient, le dos courbé, relevant à intervalles réguliers leur coiffe pour essuyer leur front. Non loin, un enfant surveillait une chèvre attachée à un piquet. Les hommes étaient sans doute partis plus loin, peut-être au moulin, peut-être sur d'autres terres. Arnalt baissa les yeux en passant, n’osant pas troubler leur labeur. Personne ne lui adressa un mot. Juste un regard, rapide, entre lassitude et méfiance.
La route serpentait entre les bosquets de chênes et de genêts. De temps à autre, il croisait un paysan tirant une charrette à bras, un marchand solitaire à cheval, ou un clerc ventru qui psalmodiait en marchant à grands pas, comme s’il voulait battre la distance. Tous avançaient sans s’arrêter, le regard tourné vers leur but. Personne n’avait de temps pour un garçon poussiéreux au regard incertain.
Les villages étaient peu nombreux, espacés de plusieurs lieues. Parfois, Arnalt apercevait de loin un clocher trapu, de pierre blonde, ou un toit de tuiles rouges, ou encore un pigeonnier dressé comme un doigt vers le ciel. Chaque hameau semblait replié sur lui-même, protégé par des haies ou des fossés, avec ses granges, ses fours banaux, son puits et sa petite église souvent close.
Il passa devant un mas isolé dont les portes étaient fermées. Sur le linteau, des rameaux bénis étaient encore suspendus, noircis par le temps. Une vieille femme le regarda depuis une fenêtre sans vitre, puis disparut. Un chien aboya sans s’approcher.
Au loin, parfois, surgissait la silhouette d’un château ou d’une maison forte, posée sur une butte ou une crête. Les tours carrées, épaisses, sans grâce, dominaient les terres alentour. On devinait le seigneur, ou son sergent, surveillant les corvées, percevant les redevances, préparant ses hommes pour une guerre prochaine. Ces forteresses ne s’ouvraient pas au passant. Elles étaient closes, comme le monde le devenait.
La route offrait aussi ses haltes : une croix de bois, dressée au carrefour de deux chemins ; une fontaine moussue où l’eau courait dans un abreuvoir de pierre ; un talus ombragé où il s’arrêta un moment pour manger un quignon durci. Il mâchait lentement, comme si chaque bouchée pouvait étirer le jour un peu plus.
Et partout, la même impression : celle d’un royaume vaste et morcelé, riche en voix et en pierres, mais fatigué, en tension. La guerre n’était pas là, pas encore, mais elle était déjà dans les yeux, dans les silences, dans les chemins déserts. Un royaume qui se tenait droit comme un arbre malade, par habitude plus que par force.
Arnalt continua à marcher, sans savoir où il allait, mais convaincu qu’il fallait toujours avancer. Il se répétait, à chaque pas, comme une prière apprise par le corps : pas aujourd’hui. Pas ce soir. Pas encore.
Le soleil avait décliné quand il aperçut les premières maisons d’un village.
Il n’en connaissait pas le nom. Une pancarte de bois fendue oscillait sur un pieu : les lettres avaient été rongées par la pluie et le temps. Quelques maisons de torchis et de pierre bordaient le chemin, des toits de chaume dévorés de mousse. À son approche, un coq hurla — plus d’alerte que de fierté. Deux enfants fuirent derrière un puits, laissant tomber un morceau de pain. Un chien maigre s’approcha d’Arnalt en grognant bas.
Il s’arrêta un instant au centre du hameau. Il y avait là une petite placette de terre battue, un chariot renversé, un fagot de bois oublié contre un mur. L’église, minuscule, se dressait au bout d’une ruelle étroite, le clocher penché comme s’il avait vieilli avant l’heure.
Un homme sortit d’une grange, une fourche sur l’épaule. Il avait le dos noueux comme un vieux cep et un œil blanc, laiteux.
— Tu veux quoi, garçon ? — Un peu d’eau, dit Arnalt. Et peut-être… du travail. Une corvée. En échange d’un peu de pain.
L’homme plissa les yeux. Il renifla, cracha sur le sol.
— Y a pas de pain ici pour les moines en vadrouille. — Je ne suis plus moine.
Un silence. L’homme haussa les épaules, fit demi-tour.
Arnalt resta seul quelques minutes, puis s’approcha du puits. Il remonta l’eau à la main, à la corde râpée. Elle avait le goût de la pierre et de l’écorce. Il but lentement. Puis il s’assit contre un muret, le dos au soleil couchant.
Un peu plus tard, une vieille femme s’approcha. Elle portait un seau, des mains déformées par l’arthrite.
— T’as pas l’air d’un voleur, dit-elle sans douceur. Mais t’as l’air traqué.
Arnalt ne répondit pas.
Elle le fixa, pencha un peu la tête, puis dit : — Tu peux dormir dans le hangar du meunier. C’est pas à moi, mais il ferme pas. Si tu t’rends utile demain, peut-être que Michel t’filera une croûte.
Elle tourna les talons. Il la remercia d’un signe de tête.
La nuit tomba sur le village. Arnalt s’installa sur un tas de paille, dans l’ombre d’un mur qui sentait le blé et la poussière. Il pria en silence, le front posé sur les genoux. Il n’osa pas dire grand-chose à Dieu. Il était trop fatigué.
Il s’endormit au rythme lointain d’un loir grattant dans une poutre, et d’un chien aboyant au loin comme s’il prévenait les ténèbres : il y a quelqu’un, là, qui ne sait plus d’où il vient.
Les jours suivants passèrent comme de lentes gorgées d’eau tiède.
Le meunier, un homme massif nommé Michel, n’avait pas posé de questions. Il l’avait envoyé couper des branches mortes, vider une auge, porter un sac de farine au curé. Arnalt obéissait sans mot dire. Il dormait sur une paillasse sommaire, mangeait les restes d’un repas pris debout à l’arrière de la maison, disait merci avec les yeux. On ne l’aimait pas, mais on ne le chassait pas.
Il lui arrivait de prier en silence, face au mur de bois, en serrant un brin de paille entre ses doigts comme un chapelet. La fatigue, la solitude, le sentiment d’être une ombre parmi des vivants le rongeaient lentement, mais il tenait. C’était cela aussi, vivre : supporter l’absence de grâce.
Il pensait encore à l’abbaye, chaque soir. À Géraud. Aux psaumes du matin. À ce qu’il avait laissé, et à ce qu’il n’était pas encore
Le quatrième jour, un petit tumulte agita la place du village.
Vers la fin de la matinée, alors que le soleil commençait à taper sur les toits, une délégation arriva à cheval. Trois montures, un palefroi chargé d’un coffre, et deux hommes à pied. Ils portaient la robe courte et sombre des clercs de chancellerie, à col étroit, et l’un d’eux arborait un anneau sigillé, signe d’une délégation épiscopale. Le troisième cavalier, plus âgé, avait le front haut et le regard sec. Il s’adressa au forgeron qui tenait une barrique d’eau :
— Je suis messire Gaucelin, chapelain de l’évêché de Pamiers. Nous montons vers Boulbonne par Mirepoix. Nous avons manqué la route à la dernière croisée. Le frère ici présent cherche le prieuré de Saint-Marcel. Est-ce encore par-delà la rivière ?
Le forgeron désigna le chemin du menton. L’homme remercia, fit boire les chevaux. Un enfant s’approcha, les yeux pleins de curiosité, mais fut rappelé par une gifle sèche de sa mère. Les gens restaient à distance.
Arnalt, lui, s’était figé derrière un mur.
Boulbonne. Pamiers. Un chapelain en route.
Le ventre d’Arnalt se contracta, et son souffle s’accéléra sans qu’il puisse le contenir. Ils n’avaient pas dit pourquoi ils y allaient. Mais il savait. Il le savait.
C’était le genre d’homme qu’on envoyait quand la justice de l’Église se mettait en marche.
Il s’éloigna à pas lents, le cœur battant à ses tempes. Il retourna à la grange, rassembla ses maigres affaires, le pain dur, la besace, son couteau. Il s’assit un instant sur le rebord du fenil, les mains crispées sur ses genoux.
Il ne pouvait pas rester.
Pas ici, pas maintenant.
Il ne voulait pas croiser ces hommes, ni que l’un d’eux, par hasard, demande si l’on avait vu passer un garçon de seize ans, un oblat… Il s’imaginait les regards, les mots, les chaînes, peut-être. Et même si cela ne venait pas, la simple attente était déjà une punition.
Il se leva. Il marcha jusqu’au bord du champ. Il regarda longtemps les collines.
Et soudain, il sut. Toulouse.
On en parlait comme d’un lieu où tout le monde allait et personne ne savait qui vous étiez. Une ville de marchands, de prêtres, d’étudiants, de gueux, de soldats, de dames voilées et de mendiants sans âge. Là-bas, il pourrait se perdre. Se cacher. Réfléchir.
Il faut que je gagne Toulouse. Là-bas, je pourrai penser. Me confondre aux hommes. Peut-être y gagnerai-je de quoi continuer. Peut-être pas. Mais au moins… j’y marcherai sans être vu.
Il se retourna une dernière fois vers le village. Personne ne l’observait. Il descendit à travers champs, évitant la route principale. Il ne s’arrêta pas avant la tombée de la nuit.
Les jours suivants passèrent comme de lentes gorgées d’eau tiède.
Le meunier, un homme massif nommé Michel, n’avait pas posé de questions. Il l’avait envoyé couper des branches mortes, vider une auge, porter un sac de farine au curé. Arnalt obéissait sans mot dire. Il dormait sur une paillasse sommaire, mangeait les restes d’un repas pris debout à l’arrière de la maison, disait merci avec les yeux. On ne l’aimait pas, mais on ne le chassait pas.
Il lui arrivait de prier en silence, face au mur de bois, en serrant un brin de paille entre ses doigts comme un chapelet. La fatigue, la solitude, le sentiment d’être une ombre parmi des vivants le rongeaient lentement, mais il tenait. C’était cela aussi, vivre : supporter l’absence de grâce.
Il pensait encore à l’abbaye, chaque soir. À Géraud. Aux psaumes du matin. À ce qu’il avait laissé, et à ce qu’il n’était pas encore.
Le quatrième jour, un petit tumulte agita la place du village.
Vers la fin de la matinée, alors que le soleil commençait à taper sur les toits, une délégation arriva à cheval. Trois montures, un palefroi chargé d’un coffre, et deux hommes à pied. Ils portaient la robe courte et sombre des clercs de chancellerie, à col étroit, et l’un d’eux arborait un anneau sigillé, signe d’une délégation épiscopale. Le troisième cavalier, plus âgé, avait le front haut et le regard sec. Il s’adressa au forgeron qui tenait une barrique d’eau :
— Je suis messire Gaucelin, chapelain de l’évêché de Pamiers. Nous montons vers Boulbonne par Mirepoix. Nous avons manqué la route à la dernière croisée. Le frère ici présent cherche le prieuré de Saint-Marcel. Est-ce encore par-delà la rivière ?
Le forgeron désigna le chemin du menton. L’homme remercia, fit boire les chevaux. Un enfant s’approcha, les yeux pleins de curiosité, mais fut rappelé par une gifle sèche de sa mère. Les gens restaient à distance.
Arnalt, lui, s’était figé derrière un mur.
Boulbonne. Pamiers. Un chapelain en route.
Le ventre d’Arnalt se contracta, et son souffle s’accéléra sans qu’il puisse le contenir. Ils n’avaient pas dit pourquoi ils y allaient. Mais il savait. Il le savait.
C’était le genre d’homme qu’on envoyait quand la justice de l’Église se mettait en marche.
Il s’éloigna à pas lents, le cœur battant à ses tempes. Il retourna à la grange, rassembla ses maigres affaires, le pain dur, la besace, son couteau. Il s’assit un instant sur le rebord du fenil, les mains crispées sur ses genoux.
Il ne pouvait pas rester.
Pas ici, pas maintenant.
Il ne voulait pas croiser ces hommes, ni que l’un d’eux, par hasard, demande si l’on avait vu passer un garçon de seize ans, un oblat… Il s’imaginait les regards, les mots, les chaînes, peut-être. Et même si cela ne venait pas, la simple attente était déjà une punition.
Il se leva. Il marcha jusqu’au bord du champ. Il regarda longtemps les collines.
Et soudain, il sut. Toulouse.
On en parlait comme d’un lieu où tout le monde allait et personne ne savait qui vous étiez. Une ville de marchands, de prêtres, d’étudiants, de gueux, de soldats, de dames voilées et de mendiants sans âge. Là-bas, il pourrait se perdre. Se cacher. Réfléchir.
Il faut que je gagne Toulouse. Là-bas, je pourrai penser. Me confondre aux hommes. Peut-être y gagnerai-je de quoi continuer. Peut-être pas. Mais au moins… j’y marcherai sans être vu.
Il se retourna une dernière fois vers le village. Personne ne l’observait. Il descendit à travers champs, évitant la route principale. Il ne s’arrêta pas avant la tombée de la nuit.
Alors qu’il ramenait les derniers sacs de farine au moulin, un homme l’interpella. Il portait un manteau de laine râpée, mais propre, et avait les cheveux poivre et sel noués derrière la nuque. Son visage était creusé, mais ses yeux brillaient d’une intelligence paisible.
— Tu marches bien pour un garçon à la mine épuisée, dit-il en s’approchant. Tu viens de loin ?
Arnalt hésita. Il hocha la tête.
— J’ai quitté mon lieu. Je vais vers Toulouse.
— Et d’où viens-tu ?
— Du sud.
— Du sud… ou d’un mur ? Parce que tu marches comme quelqu’un qui a eu longtemps un toit, et tu parles comme quelqu’un qui a appris à se taire.
Arnalt sentit sa gorge se serrer. L’homme lui tendit un quignon de pain et un peu d’eau.
— Mange. Je n’ai pas l’intention de te livrer à qui que ce soit.
Ils s’assirent sur une pierre plate, à l’orée du bois. Le silence s’installa. Puis l’homme reprit :
— Tu n’es pas comme les autres mendiants. Tes chaussures sont usées, mais bien faites. Et ta ceinture… elle est cousue avec soin. Et regarde tes mains : les paumes sont propres, mais les doigts savent encore lire.
Arnalt se força à sourire.
— Je… je suis en chemin. J’ai dû partir.
— Tu fuis quelque chose. Ou quelqu’un. C’est pareil.
Il se leva, regarda autour de lui, puis désigna un filet d’eau qui serpentait au pied du talus.
— Va voir ton visage. Et demande-toi combien de temps encore tu pourras ressembler à celui que tu étais.
Arnalt s’approcha du ruisseau. Il s’accroupit. L’eau était claire, fluide, piquetée de lumière. Il s’y vit pour la première fois depuis son départ.
Un visage d’adolescent émacié, creusé par la fatigue. Les cheveux bruns, plats, encore taillés à la manière des oblats. Des yeux sombres, trop graves pour son âge. Une robe de bure raccourcie et salie, mais reconnaissable. Il semblait n’appartenir à aucun lieu, ni à aucun peuple : ni serf, ni clerc, ni bourgeois. Juste un garçon entre deux mondes, et déjà marqué par la fuite.
Il retira la corde de sa taille, coupa un pan de sa tunique pour la rendre plus informe. Avec de la terre, il noircit ses manches, se couvrit les joues. Il noua un vieux foulard que l’homme lui tendit. Puis il redressa la tête.
— Voilà, dit l’homme en souriant. Tu es un autre. Et c’est ainsi que tu avanceras. Oublie le garçon des murs. Tu es maintenant un marcheur du peuple.
— Merci, dit Arnalt à voix basse. Que Dieu vous bénisse pour cela.
L’homme haussa légèrement les épaules, comme s’il refusait tout mérite.
— Prie si tu veux, mais avance surtout. Toulouse est vaste. Et personne n’y regarde trop ceux qui baissent les yeux.
Mais Arnalt, lui, baissa les yeux avec reconnaissance. Ce n’était pas un hasard, pensa-t-il. Ce n’était jamais un hasard. Dieu envoyait parfois des signes, non sous forme de miracles, mais d’hommes debout, silencieux, qui vous tendent un bout de corde au moment où l’eau monte.
Il se dit que cet homme n’avait pas simplement aidé un inconnu. Il avait été mis là. Pour lui.
Arnalt lui serra la main. Il reprit la route, le cœur lourd et léger à la fois. Lourd de tout ce qu’il laissait derrière — l’abbaye, les jours de silence, l’homme qu’il avait cru être —, mais allégé par cette main tendue, ce regard qui n’avait pas jugé. Demain, il serait à Toulouse. Ce nom, dans sa tête, sonnait comme un seuil, une passerelle, presque un recommencement. Il se souvenait de ce qu’il avait ressenti, enfant, quand on l’avait conduit pour la première fois à Boulbonne : la peur du nouveau, mais aussi l’espoir confus d’y devenir quelqu’un. Il éprouvait la même chose, maintenant. Peut-être que le monde recommençait. Peut-être que Dieu, encore, allait marcher avec lui.