Le cinquième cavalier

Par MISO


– Emissaire des Hautes Instances du Néant, se présenta le nabot devant la porte. On m'envoie comme manager. Vos performances sont médiocres. Je suis là pour y remédier.

L’homme lui tendait un badge aussi haut que sa taille le lui permettait, sur laquelle était visée une vilaine tête de chérubin. Vilaine car Guerre détestait les chérubins. Toujours ronds et mignons. On en trouvait sur tout un tas d'objets décoratifs et inutiles. Les gens se pâmaient devant leur innocence dodue alors qu’en réalité ils étaient juste idiots.
Un vieil homme, si frippé qu’il avait dépassé toute tentative de datation, s'époumona, la voix pâteuse, pour demander qui c’était. L’homme trapu à la porte n’avait pas la réponse, le discours du petit gêneur restait nébuleux et il cherchait encore à y discerner une arnaque. Après tout, les anciens se trouvaient les premières victimes des différentes contrefaçons et usurpations de service. Il frotta son menton rêche et mal rasé de sa pogne large, accrochée à des bras tout aussi impressionnants. Guerre avait une certaine prestance, celle des vieux généraux à la panse proéminente. Il ressemblait à un bloc de vieux muscles raides. Son air bougon parachevait le personnage.

Le freluquet n’en fut pas impressionné et s'infiltra sans attendre la permission dans l’appartement. Il se faufila comme une anguille sous le bras du trapu. Une valise traînait en grinçant derrière lui, poussée par un petit molosse.
– Un mail vous a été envoyé…
– Un quoi ? s’égosilla le vieillard dont la sieste avait été écourtée.
L'intrus soupira.
– Je m’en doutais un peu. Un problème parmi d'autres qu’il me faudra résoudre. J’ai avec moi les nouvelles instructions de vos supérieurs.
Il sortit une liasse de feuilles qu’il distribua à ces deux interlocuteurs.
– Je ne comprends pas, commença Mort sur le canapé. Nous avons été mis en retraite, non ?
Le papier maintenu à bout de bras, il posa les lunettes qui pendait à son cou sur l’extrémité de son nez.
– Non, trancha l’autre contrarié de tant de retard. Vous avez été mis en dis-tan-ciel.
– À Distance du ciel, c’est bien ce que j'avais compris, surenchérit le vieil homme.
Il n’aimait pas beaucoup être repris ou corrigé.
– Ça veut dire en autonomie, grinça l’autre. Vous devez être Guerre et Mort. 
– Je préfère Temps. S’il vous est grès, se pinça l'ancêtre.
Il avait toujours trouvé son nom trop réducteur, et le terme crispait les âmes récoltées. Compliqué à emporter une âme crispée. L’ectoplasme démarrait alors son dernier voyage sur une lutte vaine et navrante. Il ne pouvait s’accrocher à rien. Mort avait contemplé d'innombrables fantômes se roulant au sol ou sautant sur place de frustration. Les plus têtus finissaient en jérémiade stridente et inconsolable. Les personnalités les plus rudes n'étaient pas les plus portées sur l’acceptation, loin de là. Une fois dépouillées de leur enveloppe apparente, on y trouvait des enfants capricieux incapables de voir la mort en face, c'est-à-dire lui-même.
Le petit impertinent l’ignora.
– Où sont vos collègues, Famine et Pestilence ?
– Sur le balcon, elle couvre les plantes. Le gel, vous voyez, lui répondit Guerre.
En gommant un air estomaqué, il lui rétorqua qu’il voyait en effet. puis il se pinça le nez et ne masqua pas son agacement.
Quand la troisième les rejoignit dans le salon, il se présenta sous le sobriquet de B. La quatrième étant absente, il se contenta un peu contrarié de reprendre son discours.
– Bien. Tout d’abord je suis ravi d'accompagner les grands fléaux que vous êtes. J’ai tellement entendu parler de vous. Je constate que les raisons de ma venue sont nombreuses. Je vois aussi votre inquiétude sur vos faces de vieux hareng mais tout est en ordre, pas de soucis de ce côté là.
Il fit mine de chercher ses propos en marchant de long en large dans l’espace entre la télévision et le canapé où se trouvaient son auditoire.
– En effet, conçéda Famine qui prenait connaissance des documents, je vois bien le seaux du Néant.
– Content de vous l’entendre dire. Le temps joue contre nous, alors utilisons le convenablement. On commence de suite !

 

Mort avait troqué son costume trois pièce old school contre un jogging sous l’injonction de leur manager imposé. Il avait fortement conscience de son ridicule. Tout ceci était ridicule. Il effectuait des mouvements induits par les installations de sport disposées à côté de l’étang artificiel. Un bâtiment à façade rectiligne leur faisait face, rappelant les stations balnéaires des années 70. Douceur et décadence. 
Des canards débiles pataugeaient joyeusement dans l’eau verdâtre, autant que l’on imagine qu’un canard pouvait être joyeux, et flotter sur l’eau c’est forcément une activité qui rend un canard joyeux. Il n’y avait que le héron solitaire pour rattraper le tableau. La solitude rend beau, les peintres romantiques l'avaient compris. Un étang emplit de hérons comme autant de canards aurait fait l’effet d’une invasion de flamand rose, au mieux comique, sinon ridicule. Non, le pire aurait été un banc de mouettes ahuries, là, cela se passait de commentaire.
Leur manager les avait plantés à leurs exercices de remise en forme pour aller observer en direction du centre commercial. Autant dire qu’il passait du bon temps à faire des emplettes pendant qu’eux perdait le leur en exercices physiques pour troisième âge.
Donc, Mort suait le peu d’eau qui restait de sa carcasse par tous les pores de sa cosse fripée. Il trouva un peu de répit sur une installation simple qui lui dictait une rotation des hanches en position debout. Son foulard de dandy autour du cou. Il n’avait pas réussi à abandonner dans l’idée de maintenir une once de dignité. A côté, Famine donnait l’impression de monter de petites marches, comme celle dans les couloirs du métro, le tout sur place et au grand air.
– Tu y crois, toi ? l'interpella Famine. Enfin regarde le, c’est le dernier des crétins.
En effet, B revenait vers eux, un sourire goguenard plaqué sur son visage. Il traversa la route en sautillant sans regarder. Il se fit percuter sous leurs yeux par un utilitaire dont une grosse orange coupée en deux s’imprima sur la rétine de Mort. Le soda dans la main de B explosa, maculant l’asphalte de bulles pétillantes.
Mort  se sentait trop vieux pour ça. Trop de chiffre au compteur. Ils étaient vieux tous les quatres, ils exerçaient quand même leur activité depuis plusieurs millénaires. Mais Mort était plus élimé que les autres. Il était né comme ça, vieux. Il y voyait, en effet, une forme d’injustice dans la justice naturelle. Une injustice dans la répartition juste de l’injustice. Voilà, il avait mal au crâne maintenant.
B se releva, l’air de rien, après avoir redressé ses bras brisés en un claquement sonore et regonflé ses côtés. Ce qui étrangement n’attira pas l’attention des badauds, dont les yeux fixaient leurs écrans, les oreilles assourdies par les écouteurs. Trottinant vers eux, un sourire toujours vissé aux lèvres, le muffin qu’il tenait en était sorti indemne. Il le mordit à pleine bouche.
Derrière lui, le signal des piétons passa au vert et le chien aux yeux globuleux le suivit enfin.
–Tout se passe bien ? demanda-il la bouche pleine sans attendre leur réponse pour continuer. La remise en forme n’est qu’une étape. Elle va gonfler l’estime de vous même, vous allez voir. Vous me remercierez, plus tard. Par la suite, nous allons améliorer vos performances professionnelles.
B avait fini d’engloutir le sommet du gâteau et entreprit de séparer délicatement le reste de sa friandise de sa pellicule de papier.
Guerre choisit ce moment pour revenir de sa marche rapide. Il venait de faire le tour de l’étang et affichait une satisfaction goguenarde.
– La performance, c’est un truc simple il faut booster la combativité. Vous me suivez ? Tout est lié ! Et pour cela rien de mieux que la compétitivité.
Famine et Temps échangèrent des regards mal assurés.
La combinaison chemise blanche-sweat-capuche-Blazer et tennis blanches lui donnait l’allure du parfait manager toxique. Il continuait de débitérer son délire de coolitude managerial à ses ainés quand une femme chaloupante s’apporcha de lui. Ils échangèrent des messes basses, puis il se retourna vers eux, pour s'exclamer.
– Continuez comme ça, vous êtes parfait ! Et bientôt les meilleurs !
Puis, passant un bras par-dessus l’épaule de l’intrusive, il partit sans demander son reste.
Le clébard resta à les regarder, pour autant qu’ils pouvaient interpréter ses oculaires divergents.
– J’aime bien le gamin, se confia Guerre avec bonhommie.
Le vieux rustre avait lui aussi essuyé l’époque de sa gloire longtemps auparavant. Retrouver son éclat n’était pas sans séduction.
– Je vous l’avais dit, continua-t-il léger. Le Néant ne nous à pas mis hors jeu. Ils ont encore besoin de nous.
Au prix d’un effort, il se baissa pour caresser la bestiole. Elle secoua sa tête émulante de bave en moulte propulsions sous les paluches de Guerre.
Les deux autres méditaient sa remarque. Temps attira l’attention de Famine.
–Mimi, (car Famine avait aussi quelques réticences sur son nom), dit-il en plissant les yeux, autant à cause de la sueur que de la suspicion. Tu as raison. Le gamin est un leure. C’est du chien dont nous devons nous méfier.
Famine soupira mais un mouchard caché par quatres pattes innocentes. Du génie. Un cerbère aurait éveillé la méfiance de n’importe qui, mais ce molosse là, que nenni. Respirer lui semblait déjà prendre toute son énergie. Le nabot l'avait appelé l’Abbé, pour Aberration, un nom qui lui allait comme un gant. La bestiole portait une face plate aux proportions saugrenues. Sortie d’outre tombe, inspirer lui provoquait des soubresauts rauques. Ce qui confirmait son soupçon était son regard. Les prunelles vides se tournaient vers deux directions différentes. Les deux fléaux étaient bien en peine de déterminer qui les deux billes observaient réellement. Ce qui faisait de lui un espion de qualité.

On les mettait à l’épreuve, voilà qui lui glaçait on ne peut plus le sang. Le clébard revenait sûrement des morts, péché dans le fleuve de la trépanation éternelle. Pour satisfaire un tel caprice, il fallait que B connaisse de grandes pontes, les pointures de la hiérarchie, le nec-plus ultra des chefs du Néant. Ils ne devaient pas le prendre à la légère. 

Mort sentait venir une entourloupe. Eux quatre venaient de la vieille époque, forcément on cherchait à les remplacer par du sang neuf. La modernité tapait décidément à toutes les portes. La naïveté de Guerre l'empêchait peut-être de s’en rendre compte, mais Mort n’était pas dupe devant la duperie. Il était décidé à ne pas se faire évincer aussi facilement par le fripon démoniaque au faciès d’angelot.
Non loin, Lence, plus connu sous le nom de Pestilence, revenait d'une de ses nombreuses journées-conférences-et développement personnel de plusieurs jours. Elle avait pour habitude de prendre le chemin de l’étang artificiel pour rentrer. Avec un sac à main compact mais coquet sous le bras, elle tapotait et sifflait un air de Bach mais perdit la note quand elle découvrit ses confrères millénaires en pleine séance de remise en forme dans le parc. Elle les regarda bouche bée et ses lunettes en demi-lune à écailles lui glissèrent sur son nez.
– Ca alors, vous avez l’air malin. C’est de Guerre cette drôle d’idée ? Ses régimes ne lui suffisent plus ?
Mort la trouvait presque élégante dans son chemisier à fleurs mal ajusté. Ce qui en disait plus sur son propre état que sur l’élégance supposément nouvelle de Pestilence. Il en soupira de dépit.
Elle continua plus grave avec des notes tremblantes, comme lorsque l’on trouve des enfants déraisonnables :
– Famine, tu vas te faire du mal si tu continues.
En effet, Mimi, toute décharnée, était l’opposé de Guerre. Elle n’avait aucun besoin de s’infliger ces exercices. Elle flottait dans ses vêtements qui formaient un drapeau autour d’elle à chaque coup de vent, la menaçant de l’emporter.
Pestilence les ramena avec elle. De toute façon, ils n'avaient pas eu l’intention de s’attarder plus que ça une fois leur bourreau évanouit. En chemin, elle apprit l’arrivée de B, et son rôle de manager avec lequel il fallait désormais composer.
De surprise en surprise, le nouvel arrivant avait trouvé un peu plus que ses marques dans leur petit nid. Des valises et des cartons envahissaient le living-room en attendant d’être amenés dans la chambre d’ami. Il y en avait même pour la cuisine. Voulant se nettoyer de ces événements absurdes et retrouver une condition acceptable, Mort se dirigea vers la salle d’eau. Grimper l’escalier se révéla un calvaire nouveau, tant ses muscles ratatinés tiraient sur les fibres. Il trouva la pièce occupée par la belle plante qui les avaient sauvé de B.
– Plait-il ?!
Elle avait beau leur avoir rendu service, la retrouver dans sa salle de bain était au-delà de toute mesure de bienséance pour Mort.
Elle avait abandonné chaussures à plateforme et vêtements pour un grand drap de bain. Sans un regard pour l’ancien, elle partit dans un nuage de vapeur, laissant des empruntes humide sur le plancher. Mort marmonnait dans sa barbe quand il ferma brusquement la porte derrière lui. La jeunesse n'avait jamais eu que faire du trépas (c’est à dire encore une fois, de lui). Il y a bien longtemps qu’il avait arrêté de s’en offusquer. Ce qui le titillait concernait le nombre grandissant de squatteurs de salle de bain. Un seul était une chose. Puis en venait une deuxième, après cela ne s’arrêtait plus. Il ouvrit l’arrivée d’eau et constata qu’elle était tiède. Très, très tiède.
Ordre de la direction ou pas, la cohabitation n’allait pas être possible. Il ne lui en fallait pas moins pour le décider à lutter contre cet envahisseur tyrannique.

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Algomius
Posté le 23/07/2025
Chevauchée de vieux,

J'aime beaucoup l'idée de ramener des concepts anciens dans notre époque actuelle ce qui permet de mettre en place de nombreux décalages. Avec le personnage de la mort, je ne peux m'empêcher de penser à la mort du disque monde.

J'ai beaucoup apprécié le fait de mettre les 4 cavaliers dans des situations que seuls nos contemporains pourraient comprendre comme le management et le team building. C’est déjà souvent stupide pour nous mais pour eux cela doit n’avoir aucun sens.

On s'intéresse également à ce mystérieux B mais ses réactions nous donnent déjà un petit indice sur son identité.


Le 1er paragraphe, je l'ai relu plusieurs fois pour savoir qui est qui et à quoi correspondent les pronoms. L'homme c'est celui qui a ouvert la porte, celui qui a toqué ou le vieux ? Lorsque l'histoire débute, je trouve toujours compliqué à suivre lorsqu’on désigne la même personne par plusieurs noms ou descriptions. Une fois les personnages un peu plus connus du lecteur, on peut se le permettre plus facilement.

Sur certaines discussions, les pronoms n'aident pas non plus :

– Où sont vos collègues, Famine et Pestilence ?
– Sur le balcon, elle couvre les plantes.

On attend 2 collègues et une seule personne couvre les plantes.

Je suis impatient de découvrir comment ces 4 cavaliers vont s'en sortir à notre époque.
MISO
Posté le 14/08/2025
Bonjour Algomius,
Merci pour ton retour, ce sont des aspects auxquels je n'avais pas songé. Je vais peaufiner tout ça.

Contente que le début t'ait intrigué :).
J'espère que le dénouement te plaira.
JM'Ode d'été
Posté le 17/05/2025
Sombre et comique
Superbe satyre de la société actuelle des influenceurs et de ce perpétuel « glow up » qui nous pousse toujours devoir dépasser notre moi d'hier (fitness, régime...). Autant dans la vie personnelle qu’au travail.
Ils n’avaient rien demandé, que voilà le fléau du management par les chiffres qui débarque chez eux !

J'aime en particulier l'idée d'utiliser les Quatre cavaliers de l'apocalypse et de les pousser dans cette dynamique de marche forcée alors qu'ils avaient juste besoin d'un psy pour revaloriser leur estime personnelle.
Peut-importe le fléau, l’aboutissement est toujours le même : la mort. (Bravo pour le petit indice glissé dès le début qui annoncé la fin) 😉

Une petite question, les cavaliers ont été mis à la retraite, et il y a toujours des guerres, des famines, et des maladies. Si ce n’est plus de leur fait, sait-on qui les a remplacés ? Est-ce juste Bêtise ?

En tout et pour tout, j'ai adoré te lire !
MISO
Posté le 20/05/2025
Merci pour ton commentaire Ode, oui Bêtise les remplace petit à petit et opère de façon démesuré. Il les absorbe en quelque sorte.
Ecrire la satyre m'a beaucoup amusé.
Je suis contente que cela t'ai plu de passer un peu de temps avec eux :)
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