Le démon aux traits d'enfant

Des tintements distincts, réguliers, se font entendre en dehors de sa prison. Ce sont ceux de talonnettes tapant contre le métal froid qui recouvre le sol du couloir.

C'est un bruit obsédant, à la fois renforcé par l'écho des murs nus et étouffé par l'épaisseur de la porte de sa cellule. La jeune fille aimerait ne pas l'entendre tout autant qu’elle en est rassurée, rester enfermée dans cette cager sans aucune notion du temps qui passe a de quoi rendre sérieusement folle la captive.

Qui peut-ce bien être, la relève de la garde ? imagine-t-elle. Un domestique égaré ? Un bourreau qui vient l'achever, sans procès ? Ou pire encore : est-ce son jugement qui approche ?

Un rai de lumière pénètre la pièce à travers les joints de la porte renforcée. Le couloir s'est allumé devant sa cellule, l’ennemi est au plus près. Kia entend des clés tourner dans de multiples serrures, les déverrouillant les unes après les autres pour que l'ouverture se fasse enfin.

Deux larges silhouettes apparaissent dans l'embrasure. Kia cligne des yeux pour les réaccoutumer à la lumière, puis lève craintivement la tête vers ses visiteurs. Elle les observe comme un animal en colère, l'entièreté des muscles de son corps tendue à tout rompre. Derrière sa mèche multicolore ébouriffée qui pend tristement le long de son visage ovale, la jeune fille arrive peu à peu à détailler leurs traits.

L'un est de profil, raide comme un piquet, vêtu d'une combinaison aussi noire que la nuit avec un nom placardé sur la poitrine. L'autre, élancé, aux cheveux bruns parcourus de mèches grises, à la balafre familière en travers du visage et au regard calme dissimulé derrière de grosses lunettes rondes se tient tout aussi raide que son collègue, de l'autre côté de la porte. Le premier ne doit être qu'un garde et Kia ne met pas longtemps à identifier le deuxième : c'est Fermont en personne, le conseiller du dictateur.

Mais elle sait aussi qu'il est loin d'être le personnage le plus dangereux de la pièce.

La menace principale vient du petit être chétif qu'elle voit se dessiner entre les deux hommes au fur et à mesure que ses yeux s’habituent à la lumière. Un petit garçon vêtu d'une combinaison grise trop ample pour sa maigre carrure, dans laquelle il semble pourtant tout à fait à son aise, ainsi que d’une large veste brune. Son visage enfantin est encadré par de larges boucles blondes démêlées, tombant sur ses épaules comme un petit nuage. Il s'est placé dans l'axe de l'applique du couloir pour ne pas que Kia puisse lire sur ses traits mais, connaissant par cœur son visage, elle n'a pas de mal à les retrouver dans le contre-jour. Elle distingue bien ses joues roses gonflées par l'enfance, son sourire éternel sur ses lèvres rondes et ses yeux d'un bleu aussi clair que le ciel, sans être un instant gênée par la luminosité.

Le dictateur est venu en personne.

— Bonjour, Kia ! entonne-t-il joyeusement en s'avançant de quelques pas légers dans la cellule.

Il marche tel un danseur, sa démarche a toujours été aérienne. Il se met à dévisager la jeune fille, souriant en dévoilant de jolies dents blanches entre des lèvres vermeilles.

— On m'a dit que tu étais passé sans vouloir me voir, se navre-t-il en fronçant les sourcils. Ça me fait de la peine, tu sais ?

Le garçon laisse sa tête rouler sur le côté, dans une moue qui ravirait tout à fait Kia si elle était dessinée sur n'importe quel autre visage d'enfant. La jeune fille détourne le regard. Haineuse, impuissante.

— Et puis il paraît qu'on t'a trouvé avec une des pièces de Thanatos ! poursuit-il avec entrain. Ça non plus, c'est pas bien. Heureusement que tu nous l'as rendue !

Le garçon sourit, piétine, tournant autour du pot comme un ballon de basket qui tourne sur le haut du panier. Il ne montre rien, c'est impossible pour Kia de savoir de quel côté il va finir par tomber. La jeune fille va s'en rendre folle. Depuis que cet enfant est entré, l'orage gronde. Kia doit se retenir de respirer pour ne pas étouffer.

— Ça aurait été dommage qu'il tombe entre les mains de Solal, pas vrai ? insiste le garçon en se penchant pour croiser son regard.

Il s'amuse de son pouvoir, il la provoque. Son sourire espiègle s'étend jusqu'à ses oreilles quand elle baisse finalement la tête, reconnaissant sa défaite.

C'est vrai, elle s'est faite avoir, il a gagné.

— Qu'est-ce que tu veux, Navinn ? demande-t-elle dans un murmure.

Les sourcils de l'intéressé s'arrondissent, il joue la surprise comme un acteur au théâtre.

— Oh, tu ne le sais pas ?

La jeune fille serre les dents. En réalité, elle croit savoir...

— Fais-moi ce que tu veux, lâche-t-elle fermement. Je ne m'excuserai pas. Je ne regretterai pas de t'avoir trahi.

Navinn est un enfant capricieux. Elle a piétiné sa confiance, elle a profité de son amitié pour infiltrer sa Forteresse et pour l'espionner au profit des rebelles, elle sait qu'elle va le payer.

Le garçon l'a accueillie à bras ouverts quand elle est retournée vers lui six mois plus tôt, il était si content de la revoir vivante. Il ne savait pas qu'elle avait rencontré Solal entre temps, ni qu'elle s'était engagée chez les Briseurs. Encore moins que tous ses déplacements étaient calculés dans l'unique but de lui mettre le plus de bâtons dans les roues possible.

Kia a décidé de se battre contre lui depuis le début, elle savait ce qu'elle risquait. Si elle doit avoir quelque chose à regretter avant de mourir, ce n'est que de s'être fait prendre si tôt —elle aurait encore pu être utile au Briseurs en tant qu'espionne. Jamais elle ne s'excusera auprès du dictateur, jamais elle ne regrettera d'avoir trahi ce démon pour les rebelles.

— C'est méchant, constate Navinn en tapotant son menton du bout du doigt, comme si ça ne lui faisait réellement ni chaud ni froid. Sauf que je ne pense pas qu'on puisse parler de trahison. Ça ne marche pas, vu que j'étais au courant.

La jeune fille en reste bouche bée. Ses muscles la lâchent d'un coup, c'est comme si le sol l'avalait.

Alors il savait ? s’horrifie-t-elle. Depuis le début, tout ce qu'elle croyait faire dans son dos, il était au courant ?

Quelque chose en la jeune fille se brise subitement. Les espoirs qu'elle emmagasine depuis des mois, les efforts qu'elle a mis dans son combat, tout se dissipe en une poignée de secondes.

Elle ferme les yeux, serre les mains sur sa poitrine. Elle s’est fait des films, quelle idiote ! Elle connaît Navinn pourtant. Comme aux échecs, c'est toujours lui qui a le dessus, tous les autres ne sont jamais que ses pions.

Kia se sent vide, humiliée, mais cette révélation a aussi le don de l'effrayer. S'il savait pour sa trahison, pourquoi l'a-t-il laissée aller et venir à sa guise dans la Forteresse, son précieux quartier général ? Elle est entrée dans son jeu, ce n'est pas bon. Qu'est-ce qu'il a encore derrière la tête, ce petit démon ? se soucie-t-elle.

Impuissante, Kia finit par rouvrir les yeux. Elle lève la tête, réduite à chercher sur le visage de son ennemi le moindre indice trahissant ses intentions. Mais il n'y a rien d'exploitable, il n'y aura jamais rien d'exploitable dans son attitude calculée. Ce garçon n'est décidément pas humain, se désole-t-elle.

— Oh, ça te surprend tant que ça ? s'amuse-t-il à remarquer, un grand sourire moqueur sur les lèvres. Ça m'étonne, tu n’avais pourtant pas l’air de vouloir être discrète.

Puis il fronce légèrement les sourcils afin de se donner un air contrarié.

— Et puis je te l'avais dit : je suis au courant de tout ce qu'il se passe entre mes murs, sans exception.

Oui, il lui avait dit et elle avait refusé de le prendre comme un avertissement.

— Alors pourquoi m'as-tu laissée faire ? chuchote Kia par dépit.

— Je voulais voir jusqu'où tu pouvais aller, répond l'enfant avec enthousiasme, comme s' il ne s'agissait que d'un jeu particulièrement amusant.

La traîtresse serre les poings, vexée par la simplicité de son ton. Elle doit se rendre à l'évidence : il est intouchable.

— Et tu m'as déçu ! conclut-il en reculant d'un saut. Je pensais que tu allais au moins quitter le bâtiment sans te faire attraper, tu ne devais pas être dans un bon jour...

Il hausse les épaules, presque chagriné. La jeune fille sent tomber sur elle le poids de la fatalité. Navinn a raison, elle n'est pas allée bien loin. Mais s’il avait tout prévu, elle n'avait jamais eu la moindre chance de s'en sortir.

Le garçon se retourne vers ses deux subordonnés et les rejoint en dansant, les mains ballantes dans le vide. Bientôt, c'est un pistolet qu'il tire d'une poche de son manteau en s'arrêtant à distance raisonnable de Kia.

Le petit dictateur se retourne, laissant courir ses doigts sur la crosse de l'arme, tout en souriant espièglement à la jeune fille.

— Mais je suis gentil, je te laisse une deuxième chance, la rassure-t-il avec complicité. Cette fois, on va voir si tu arrives à t'enfuir sans te faire attraper.

Sur ces mots il s'écarte de quelques pas sur le côté, laissant la voie libre à Kia. Il baisse même la main vers la sortie, semblant lui indiquer le chemin. Méfiante, la jeune fille parcourt les traits angéliques de son visage un court instant pour tenter de le comprendre. La laisse-t-il réellement fuir ?

Kia finit par se faire une raison : elle ne comprendra jamais ses motivations. Donc autant profiter de son offre, avant que cette petite girouette ne change d'avis et décide plutôt de lui tirer une balle dans la tête. Aussitôt cette résolution prise, la jeune fille se lève d'un bon pour commencer à courir, filant entre les deux soldats et disparaissant dans les couloirs dont le plan est tout dessiné dans sa tête. Elle préparait sa fuite depuis un bon moment, tout est déjà calculé. Même si elle n'a pas pu voler la précieuse pièce comme c'était prévu, elle peut au moins voler sa liberté, bien que cette dernière gardera longtemps un goût amer dans son esprit.

— Un merci, c'est de trop ? marmonne quant à lui le garçon, resté en arrière.

Il regarde la silhouette agile de la fugitive disparaître au coin du couloir. Il soupire, las, mais un irréductible sourire ne peut s'empêcher de revenir à ses lèvres. Décidément, cette fille fait toujours ce qu’on attend d’elle ! s’amuse-t-il.

Navinn tourne ensuite la tête vers le garde posté à l'entrée de la cellule, juste à côté de Fermont. Il est exemplaire, fidèle à son poste, sans poser la moindre question sur la libération qui vient de s’opérer.

— Tu l'as laissée s'enfuir, lui reproche pourtant le garçon en roulant des épaules.

Et sans plus de cérémonie, il lui tire une balle en pleine tête.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez