— Toujours rien ?
Son ton se veut calme, sa question a été réfléchie. Pourtant, ce doit être la deuxième fois qu'il la pose en moins de cinq minutes : il est inquiet.
— Rien, déplore une jeune fille un peu plus loin, étudiant le retour des caméras de surveillance à la lumière diffuse du soleil levant.
Le jeune homme se lève de sa chaise, avançant machinalement vers les larges écrans bleutés au fond de la pièce et vers la chaise roulante tournée devant. Il s'arrête à quelques pas de son dossier.
— Et toi Tommy, ça donne quoi ?
L'adolescent ne prend même pas la peine de répondre, trop concentré sur les codes qu'il tente de pirater. Rien de bon en perspective, conclut le jeune chef pour lui-même.
Agacé par son impuissance, il pousse un soupir avant d'aller se rasseoir à sa place. Il croise les bras sur la table, forcé de prendre son mal en patience. Ressassant ses mauvaises pensées, son regard commence à se perdre dans le vague.
— T'inquiète pas ! s'exclame alors une voix amicale dans un crissement aigu de chaise en plastique. Tu la connais. Elle va s'en sortir comme une chef, notre petite espionne !
La remarque a beau avoir un fond de vérité, elle ne rassure pas pour autant le jeune homme inquiet, tout comme le sourire bienveillant que lui adresse le colosse à l'autre bout de la table n'arrive pas à lui remonter le moral. Ses inquiétudes ne s’oublient pas si simplement. Mais pour eux, le jeune chef doit trouver la force de se ressaisir. Déformation professionnelle, le voilà à se dessiner un sourire de façade et une attitude confiante pour rassurer ses propres amis. Il a appris cette leçon avec le temps : il ne doit pas laisser paraître ses craintes. Il est pour eux un rempart contre le désespoir, un rempart qui ne doit pas trembler sous risque de tout faire s'effondrer.
— Les dés ont été jetés, fait remarquer son dernier lieutenant dans le noir, pas dupe de l'attitude confiante que tente de prendre son chef. On ne peut plus rien y changer.
Ses cheveux teints en blanc tirés en arrière luisent à la lumière bleutée de la salle. Il se penche dans l'aura éclairée de la petite fenêtre creusée dans le mur, d'où se répand les premières lueurs de l'aube, afin que son ami puisse bien voir l'expression sérieuse de son visage.
— Tu l'as laissée faire ce qu'elle voulait, Solal. Maintenant, tâche d'avoir confiance en elle.
☽☼☾
— Glaëlle ?
À l'entente de son nom, la jeune fille cligne des paupières. Elle passe une main sur son visage pour chasser les rayons du soleil, ouvrant difficilement les yeux sur la pièce laissée à l’abandon. Elle tourne la tête vers son frère, tout juste réveillé lui aussi.
— Bonjour, Vrane, répond-t-elle dans un soupir ensommeillé.
Le jeune homme lui sourit et lui tend son petit déjeuner qu’il a gardé près de lui pour la nuit : des raisins secs et une tablette de chocolat trouvés dans la maison la veille. Le jeune homme grimace, manquant de tomber à cause de son geste. ll lâche les provisions et fronce les sourcils tandis que la douleur de ses muscles engourdis se réveille. Une nouvelle aube se lève.
Glaëlle les ramasse et mord dans sa tablette de chocolat.
— Allez, debout ! s'exclame-t-elle une fois son repas englouti, en se mettant à frotter ses cuisses pour les réchauffer. On a de la route à faire !
Vrane soupire, abandonne ses gâteaux et se penche en avant, projetant de s'appuyer sur ses bras pour se relever. Le mouvement lui envoie cependant une décharge si douloureuse que sa respiration se coupe dans l'élan, il retombe assis en gémissant. Glaëlle serre les dents en le regardant porter la main à son flanc, pour remonter son T-shirt déchiré. L'ampleur de l'infection se dévoile alors à ses yeux, dans toute son horreur, et elle ne peut s'empêcher de frissonner.
La rouquine serre les poings avec un profond sentiment de culpabilité : elle n’a pas été assez vigilante. La plaque n'était pas si étendue il y a quelques jours. L'infection qu'il avait sur le haut de la hanche remonte désormais jusqu'au bas de sa cage thoracique et la jeune fille ne peut s'empêcher de relever qu'elle se rapproche dangereusement de son cœur. Elle détourne le regard, comme si cela pouvait suffire à la faire disparaître. Elle ne veut pas en voir plus.
Glaëlle peut dire ce qu'elle veut, il reste indéniable qu'elle a une peur bleue de la maladie. Cette menace se fait de plus en plus pesante au fil des jours, la jeune fille commence à avoir du mal à la supporter. Elle a peur de retrouver son frère solidifié un matin, tout comme elle a peur de voir apparaître sur sa propre peau des signes d'infection. Leur survie relève de sa responsabilité, elle ne veut pas en perdre le contrôle. Mais elle ne veut pas non plus que Vrane se rende compte de ses doutes, il risquerait de craquer et elle ne pourrait plus l’aider. Elle doit être forte, son frère a besoin de son courage.
— Glaëlle... ? l’appelle-t-il, cherchant son regard.
L'intéressée se retourne prudemment puis constate que son frère a besoin d'aide pour se relever. Sans se laisser plus longtemps divaguer, elle courbe l'échine et passe un bras sous son épaule saine. Forçant sur ses abdominaux, la jeune fille entreprend de mettre le corps imposant de Vrane sur ses pieds. C’est une tâche laborieuse, la fatigue l'handicape de plus en plus au fil de ses courtes nuits, mais en s’aidant du mobilier, elle parvient tant bien que mal à le mettre debout.
— Tu n'as pas assez dormi, critique le rouquin. en remarquant la faiblesse de sa prise. Repose-toi un peu.
La jeune fille fronce le nez. Il est gonflé ! se vexe-t-elle. Il n’a rien à lui dire, son état est plus préoccupant que le sien. Il n’a peut-être pas tort, mais il n’a pas à s’inquiéter pour elle.
— Tu crois qu'on a le temps pour ça ? grommelle-t-elle en se dégageant.
Malgré ses réticences, Vrane se retrouve obligé d'acquiescer. Cette réalité ne peut pas être contredite : ils n'ont plus le temps de rien.
Glaëlle s'avance vers l'entrée de la maison, les deux mains sur la crosse de son pistolet. Menton levé, elle inspecte la rue déserte d'un regard prudent pour repérer une éventuelle menace. Elle ne remarque rien, son tir d'hier a dû effrayer les quelques âmes errantes du quartier. Elle fait alors signe à Vrane et s’aventure à découvert.
Dans la lumière du soleil levant, le frère et la sœur se remettent en marche.
☽☼☾
Kia ne sait pas depuis combien de temps elle court, elle sait seulement que c’est bien assez pour avoir les jambes et les poumons en feu. Elle n'y fait pas attention, elle doit faire son possible pour rejoindre la base dans la journée et surtout, pour fuir Navinn.
Elle a quitté les Briseurs dans l’après-midi et maintenant, un nouveau jour se lève. Solal doit se faire un sang d'encre, lui qui l'exhortait à ne pas entrer dans le jeu du petit dictateur. Kia ne peut que lui donner raison désormais, songe-t-elle à regrets. La jeune fille a entendu un coup de feu raisonner dans les couloirs quand elle fuyait, elle sait que Navinn a encore tué. Ce garçon est un monstre aussi intelligent que violent, il est de la pire espèce, a-t-elle compris avec le temps. S’il prend la peine de tirer, ce n'est que pour tuer.
Aussi longtemps qu'ils seront sous ses ordres, ses hommes ne seront pas en sécurité, sait-elle. Entre ses mains d’enfant, plus personne n'a de valeur, il n'y a plus que des pions qu'il prend un malin plaisir à assassiner pour n'importe quelle raison et cela la révolte.
Perdue dans ses pensées, Kia ne fait pas attention à où la mènent ses pas. Ce n'est que quand elle entend les bruits d’étrangers autour d’elle que la prudence lui revient. Mais souvent, quand on entend ce genre de sons, il est déjà trop tard.
La jeune fille s'arrête net, détaillant la ruelle dans laquelle elle a aboutit. Une maison s’est effondrée d’un côté, couvrant le bitume de blocs de ciment et de débris autour d’elle. Les autres bâtiments ont les fenêtres explosées, une carcasse de voiture gît plus loin. Les murs souffrent d’impacts de balles, l'air a une odeur de brûlé. Ce quartier est à n’en point douter à la planque d’un groupe violent, c'est l'un de ces endroits dans lesquels la jeune fille n'aurait jamais dû se trouver.
Des silhouettes se dessinent bientôt autour d'elle, sortant des reliefs du décor. Kia porte par réflexe une main à sa ceinture pour décrocher son arme... qui lui a été retirée par les hommes de Navinn lors de son arrestation, en même temps que la pièce volée. Elle jure à voix basse : elle est mal partie.
Impuissante et désarmée, la jeune fille se trouve obligée de regarder sans bouger les cinq silhouettes qui l'entourent se rapprocher. Leurs armes, allant du fusil de chasse au couteau de cuisine, sont toutes pointées sur elle. Pas encore remise de sa course de la matinée, son cœur bat à la chamade, le sang pulsant à ses temps l'empêchant de se concentrer. Elle prend peur malgré elle, n’entrevoyant aucune issue. Est-ce ainsi qu'une lieutenant des Briseurs, que la fille qui a été épargnée par le dictateur lui-même, doit finir ses jours ? se navre-t-elle. Entre les mains de simples brigands ? Non, Kia ne veut pas être de cette trempe.
— Salut ma mignonne ! lance un homme à la voix cassée et à la silhouette imposante en s'arrêtant à quelques mètres d'elle.
La Briseuse l’avise, ce doit être le chef de la bande.
— Intéressant, comme circuit, pour un footing matinal.
Il se met à rire, méprisant de tout son être cette pauvre petite fille prise dans ses filets.
— Keran, elle m'a pas l'air d'avoir grand-chose sur elle, l'avertit un autre homme dans le dos de Kia.
En effet, mis à part sa pauvre combinaison noire trempée de sueur, la jeune fille ne transporte rien depuis son arrestation. Mais elle se doute bien que ce n'est pas ce qui va la sauver.
— C'est vrai, concède l'homme, sans pour autant se départir de son sourire carnassier. Mais une jolie fille comme elle, c'est bien rare ! Elle rapportera de l’argent.
Figée sur place, Kia le laisse approcher. Frémissante, la tête baissée pour simuler la soumission, elle calcule déjà les mouvements qu'il lui faudrait enchaîner pour lui arracher son arme et le mettre à terre s’il devenait trop dangereux. C'est dans ces moments là que les conseils d'Ange pourraient l’aider... dommage qu'elle ne se soit jamais vraiment concentrée lors de ses cours. Ricanant, l'homme se saisit du menton de Kia d'une main, serrant si fort ses joues que la jeune fille ne peut retenir un gémissement.
— Regardez moi ce joli minois ! contemple-t-il, souriant de toutes ses dents dorées. Adorable ta petite mèche, ma belle (il enroule ses cheveux autour de son doigt et Kia doit retenir un haut-le-cœur). Je suis sûr que tu renfermes beaucoup de surprises !
Des surprises, Kia compte bien lui en donner. Mais ce ne sera pas pour son plus grand plaisir ! se jure-t-elle. Sauf que dans sa position, elle est forcée de reconnaître qu'elle n'est plus capable de grand-chose.
— Relâche... moi... gémit-elle, la respiration haletante.
Embêté par sa persévérance, l'homme tire un peu plus sur son cou, lui coupant tout à fait la respiration. Il passe en revue son visage, son haleine pestilentielle courant sur les traits tirés de sa victime.
— Ben voyons, ricane-t-il perversement. Non, je crois que je vais plutôt te garder pour moi !
Kia serre un peu plus fort ses poings, pendants tristement au bout de ses bras ballants. Son cœur s'emballe, ses issues se font de plus en plus minces au fur et à mesure que sa vision s'obscurcit. Non, elle refuse d’avoir faussé compagnie à Navinn en personne pour se retrouver kidnappée par une stupide bande de vauriens. Qu'on la tire de là ! implore-t-elle. Comme si quiconque pouvait l’entendre...
En réponse à sa prière, une nouvelle personne se rajoute pourtant à la scène.
— Arrêtez ! exige-t-on du bout de la rue.
Kia fait rouler ses yeux vers le son, à défaut de pouvoir tourner la tête, et tous les brigands l’imitent. Se tient, à l’orée de la rue, une jeune fille toute frêle aux longs cheveux bouclés, ondulant dans le vent soufflant contre les murs du quartier comme les flammes d’un brasier. La Briseuse n’en croit pas ses yeux, cette bienfaitrice tombée tout droit du ciel expose un visage décidé et une arme pointée droit vers ses malfaiteurs.
Il n’y a pas de quoi se faire des films, l’inconnue est jeune et n'a pas l'air dangereuse, reconnaît Kia. Mais la Briseuse connaît un jeune homme comme tant d'autres, tout juste diplômé en droit, capable d'enflammer les cœurs et de sauver des gens tout autour du globe. Elle connaît un enfant à la tête de la plus grande armée du monde, jouant avec la vie d’innocents comme il jouerait aux petites voitures. Elle n'est donc pas du genre à s'arrêter sur les apparences. Alors elle a hâte de voir ce que cette fille a dans le ventre.