Le fils prodigue

Par Elore

Si, de près, une forme d’ambiguïté pouvait se deviner, je ne reconnaissais rien de Tamiko dans la personne que j’avais en face de moi. Ren était engoncé dans un costume qui me laissait un peu envieuse, les cheveux cachés par un chapeau élégant.

- ... t’es beau.

Il a ri.

- Merci. J’essaie.

D’un geste affectueux qui faisait le lien avec son comportement au sein de la Meute, il a tendu son bras et m’a brièvement serré les épaules. À voix basse, j’ai repris :

- Comment ça se passe, chez Dolcett ?

- Pas si mal. C’est pour ça que je voulais te voir.

La réalisation m’a traversée, j’ai complété à sa place.

- Tu voulais le Flicker parce qu’il te fallait un endroit neutre.

Ren a hoché la tête avec vigueur.

- Même si j’avais été suivi, ils ne m’auraient pas filé jusqu’ici. De grands garçons mais qui ont peur des arc-en-ciels...

Je me suis marrée, c’était plus fort que moi. Ren a repris :

- Je suis désolé, je pense que le mot a dû t’inquiéter mais je ne voulais pas prendre le risque de le signer.

- C’est OK. Je te commande quelque chose ?

- Volontiers mais pas d’alcool. J’ai pas envie de réveiller des vieux démons.

J’ai hoché la tête, me rappelant de la lumière vacillante de la salle de bain et mes mains qui appuyaient assez sur son torse bandé pour faire craquer un os. Alors que le barman s’est ramené avec deux sodas, Ren s’est tourné vers moi et a commencé.

- J’ai trouvé une proie, pour notre coup d’éclat. À force d’approcher Dolcett, j’ai surpris une conversation entre lui et quelqu’un et j’ai mené mon enquête.

Je me suis penchée vers lui, curieuse, alors qu’il murmurait avec une fierté fébrile :

- Le type a un fils, Raïra. Un gamin de moins de 10 piges. Et de ce que j’ai compris, il va à l’école quelque part dans cette foutue ville.

Deux émotions contradictoires se sont mêlées en moi : d’abord le triomphe d’avoir enfin une piste puis la réalisation brutale que notre prochaine victime pourraient être un enfant. Et le mélange devait se voir sur ma gueule, car Ren m’a adressé un drôle de regard.

- Je sais, ça implique quelque chose de moche. C’est pour ça que je n’ai pas voulu en parler à Face directement, je préférais d’abord passer par toi.

Un rire moche et affûté comme une lame m’a échappé.

- Parce que je suis un modèle d’honnêteté, selon toi ?

Il a souri avec lassitude.

- Tu l’es sans doute plus que lui.

Il y a eu un silence, qui s’est étendu entre nous avant de recouvrir le bar comme une chape. Malgré la rage qui m’avait tenue éveillée toutes les nuits avant celles-ci, je parvenais encore à avoir des scrupules. Au bout d’un moment, j’ai brisé le silence :

- Tu me laisserais ne rien faire de cette information ?

Ren a hoché la tête.

- Je te fais confiance. Si ce n’est pas le gosse, on trouvera autre chose. C’est notre seule piste pour le moment mais je suis sûr qu’il y en a d’autres.

- Et s’il n’y en avait pas ?

Les secondes se sont égrenées, pesantes et éloquentes : ni lui ni moi n’avions la réponse.

 

On a parlé encore un peu, de choses et d’autres qui ne concernaient ni la Meute ni le Nœud. Comme pour oublier la lourdeur du sous-entendu entre nous, la perspective qui planait. Et c’était drôle, quelque part : même si l’existence que j’avais partagée avec Ren était glauque et éprouvante, j’étais contente de le revoir et constater qu’il allait bien, contente de le voir briller d’une assurance inédite, sous les lueurs du Flicker.

 

Ça allait être dur, quand je partirai sans prévenir avec juste Lola, nos valises et un fond de fric. Alors que je regardais Ren s’éloigner pour saluer une miss aux cheveux colorés, j’ai senti ma gorge se nouer en y repensant. Même si la Meute m’avait fait un mal qui serait difficile à cicatriser, ils m’avaient aussi beaucoup appris et j’avais le devoir de les accompagner jusqu’au coup qui ferait basculer Dolcett.

Que notre plan passe par un gosse ou non.

Tout reposait sur mes épaules.

 

J’aimerais dire que j’ai beaucoup réfléchi avant de prendre ma décision, mais ce serait faux : j’étais épuisée et je n’étais pas la seule, chaque jour qui passait me crevait davantage et infligeait des dommages des deux côtés. À ce stade, je pense qu’on tenait juste pour tenir, pour ne rien céder dans l’attente d’un miracle. Ce miracle, je l’avais dans un coin de la tête mais quelque chose m’empêchait encore de le partager.

Je savais que s’attaquer au fils de Dolcett serait un coup qu’il ne verrait pas venir et qui aurait peut-être assez d’impact pour le faire plier. Je savais que c’était mon devoir de ne pas garder une telle information pour moi mais j’avais des scrupules, des questions qui tournaient encore. Même la décadence de nos soirées ne parvenait pas à me les sortir du crâne, effacer ces doutes. J’imagine que je ne devais pas être complètement pourrie jusqu’à la moelle, même si j’aimais me persuader du contraire.

J’étais humaine, j’avais mes limites. Mais les doutes et la vie que je menais m’empêchaient de dormir et réfléchir correctement. Je n’avais jamais le temps de me poser, pleurer nos coupables et nos victimes. Le temps passait, j’attendais une autre piste qui ne venait pas tout en voyant la perspective de notre fuite s’éloigner de plus en plus.

New Los Angeles était devenue un piège, l’horizon s’était rétréci.

 

Alors j’ai craqué, j’ai tout balancé.

À cause de moi, le pire de nos plans a pu se mettre en marche.

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