J’ai relu le mot plusieurs fois, en quête de qui en avait bien pu être originaire. Le Flicker était un endroit sûr où je n’avais jamais peur de me rendre mais le fait que quelqu’un puisse m’y connaître sous mon autre nom m’inquiétait. Je ne voulais pas ramener les histoires de la Meute là-bas et détruire le seul refuge de plusieurs habitués, mais le mot m’intriguait et son écriture me semblait familière. Même en y réfléchissant profondément, je n’arrivais pas à imaginer qui pourrait appartenir à ces deux mondes.
Comme je n’avais pas de moyens de lui répondre, je me doutais que l’auteur du mot serait de toute façon là-bas. Le mal était déjà fait, il ne me restait qu’à me rendre sur place et voir de quoi il allait s’en retourner.
Le soir même, j’étais assez nerveuse pour que même Hakeem s’en rende compte. Esquivant ses questions, je suis partie du QG assez tôt pour faire un crochet à la maison, déposer quelques affaires et en ramasser d’autres. Un couteau, un petit flingue, l’attirail habituel. Alors que je me dirigeais vers l’entrée, la voix d’Evelia a résonné.
- Raïra ?
Je me suis raidie, une main sur la poignée.
- Oui ?
Sa silhouette s’est détachée dans l’encadrement du salon. Alors que je tournais la tête, j’ai vu sa silhouette fatiguée et voûtée, sans doute préoccupée par des problèmes qui ne m’intéressaient pas.
- Où est-ce que tu vas ?
J’étais trop nerveuse pour trouver une excuse.
- Quelque part. Mais je reviens bientôt.
- J’aimerais savoir où.
Son ton - aussi impérieux qu’épuisé - a fait ressurgir en moi une forme de colère. Evelia avait beau être ma mère, elle ne pouvait pas se permettre de reprendre son rôle ni maintenant, ni ce soir. Sans réfléchir, j’ai aboyé :
- Nulle part, je t’ai dit. Je vais me promener, m’éclaircir les idées. Va dormir.
Elle s’est approchée et - pour la première fois - j’ai remarqué que je la dépassais en taille. Ma main a appuyé sur la poignée alors que la sienne s’avançait, tendue vers moi.
- Raïra...
- Va pas jouer la mère modèle maintenant.
Elle s’est figée. D’un ton glacial alors que je ne ressentais rien d’autre que le stress qui me brûlait les entrailles, j’ai asséné :
- Vous faites vos trucs, je fais les miens. Si tu tiens au fric qui te permet de payer ton loyer, je te conseille de pas te mêler de mes affaires et retenir des questions dont tu craindrais la réponse.
Il y a eu un silence, un flottement où j’ai senti une forme de sale jubilation, la sensation de briser un interdit et me libérer d’une chaîne. La main d’Evelia est revenue vers elle et elle a commencé à la serrer, portée vers son cœur. L’image était misérable pourtant je n’ai rien ressenti d’autre que cette sensation d’aller de l’avant, brûler un pont de plus.
- A plus.
Et comme ça, je me suis cassée.
L’air de l’extérieur m’a aidée à calmer mon cœur qui battait un peu trop fort alors que j’arpentais les rues de New L.A.. À force de m’y rendre, je connaissais le chemin qui menait au Flicker par cœur et m’y rendais sans perdre de temps. J’avais un peu d’avance, assez pour m’installer et me mettre à l’aise, guetter l’arrivée de l’auteur du mot. Et malgré les circonstances, j’ai senti le nœud dans mon ventre se dénouer un peu lorsque j’ai reconnu quelques habitués en train de fumer à l’entrée de la cave. Je les ai salués, ai donné des nouvelles de Lola avant de descendre, rejoindre la salle principale. L’endroit était comme d’habitude, kitsch et familier. Je me suis installée au bar et ai demandé de l’eau avant de scanner les lieux, fixer chaque personne présente. Vers 22h45, une main gantée s’est posée sur le comptoir, à côté de moi.
- Bonsoir, chérie. Comment tu vas ?
J’ai fixé Aura, sublime dans son maquillage outrancier et la robe bicolore qu’elle abordait. Durant quelques secondes, l’idée que le mot ait pu venir d’elle m’a traversée et m’a déstabilisée.
- Tu as perdu ta langue ?
Je me suis ressaisie, ai secoué la tête.
- ... non, désolée. Mais j’attends quelqu’un.
Pourquoi ne pas lui raconter ? En la scrutant, je saurais bien assez tôt ses intentions.
- J’ai reçu une lettre qui me donnait rendez-vous ici.
- Oh, une admiratrice secrète ?
Ce n’était pas la première fois, pourtant voir Aura parler de ce type d’amour avec autant d’aisance m’a légèrement surprise et fait naître de la chaleur dans ma poitrine.
J’ai secoué la tête.
- Non, c’était anonyme. Et de quelqu’un qui connaît mon nom de la Meute.
Le regard d’Aura s’est voilé d’une surprise sincère. Alors que son sourire disparaissait, j’ai senti un réel désarroi s’emparer de moi. Son regard a parcouru la pièce, j’ai immédiatement repris :
- Aura, je suis désolée. Je ne voulais pas amener mes emmerdes ici, j’ai fait de mon mieux...
D’un geste de la main, elle a balayé mes excuses.
- Ne t’en fais pas, Raïra, je savais très bien à quoi je m’exposais quand j’ai proposé à Lola de te ramener.
Son regard s’est à nouveau posé sur moi alors que son sourire revenait, plus chaleureux. J’ai senti un peu de ma culpabilité s’évaporer lorsqu’elle a repris :
- On trimballe tous des casseroles ici, t’inquiète. Mais j’ai confiance en chacun de nos habitués, la personne qui t’amène ici a sans doute de bonnes intentions.
Je lui ai jeté un regard.
- Tu as une idée de qui ça pourrait être ?
Elle a secoué la tête avant de se redresser.
- Tu le sauras bien assez tôt.
De sa démarche élégante et toujours un peu dansante, Aura s’est éloignée, me laissant seule. C’était plus fort que moi, l’atmosphère électrique et pourtant familière du Flicker me détendait malgré moi. Alors que je sirotais mon eau gazeuse en m’autorisant quelques secondes de rêverie, quelqu’un a posé sa main sur mon épaule. J’ai sursauté, me suis retournée un peu trop vite et ai avisé un visage familier.
- ... c’est toi.
La personne s’est assise à mes côtés avant de faire un signe de tête barman.
- Hello, Rain. Ça fait un moment.
Je savais qu’il s’agissait de Tamiko, mais la façon dont ce dernier agissait et ses gestes me troublaient. D’un ton balbutiant, j’ai commencé à l’appeler par le nom que je lui connaissais, mais il m’a arrêté.
- Je préfère Ren, ici.