Le four

Par Jowie
Notes de l’auteur : Où l'on rencontre un nouveau personnage :)

Le four

 

Entre ses paupières entrouvertes, Eleonara devinait les tons du soleil qui rougissaient, bleuissaient et pâlissaient au rythme des journées, quadrillés par les ombres des barreaux de la charrette.

Allant à la dérive sur l'horizon de ses pensées, c'était à peine si elle avait remué ou serré les dents lorsqu'un archer était venu récupérer la flèche fichée dans son épaule. Depuis, sa seule initiative avait été de porter une main tremblante à sa blessure. On aurait pu la croire morte si sa poitrine ne se soulevait pas occasionnellement, dolente et alourdie. Eleonara se remémora l'impression de puissance qui l'avait habitée cette nuit-là dans la forêt ; hélas, il lui avait fallu rechausser ses petits souliers de vagabonde.

Recroquevillée dans un coin de la cage montée sur roues, le regard dans le vague, elle n'espérait rien d'autre qu'éclater, se désintégrer, devenir le vide, comme le faisaient les bulles de savon. Être enfermée dans un espace aussi exigu avec autant d'humains mettait ses nerfs à l'épreuve. Et si ses oreilles venaient à être découvertes ? Elle portait encore sa capuche par-dessus sa fidèle touaille, certes, mais rien ne garantissait l'absence de catastrophes.

Les quatre braconniers s'étaient plaqués contre la paroi opposée, le plus loin possible de l'origine de leur malheur. Les yeux acérés, ils avaient ramené leurs genoux sous leurs barbes broussailleuses. En ôtant leurs masques, ils avaient perdu de leur mystère ainsi que de leur crédibilité. Décoiffés, des cernes ombrageant leurs visages, ils étaient redevenus insignifiants et communs. Peut-être était-ce pourquoi le jeune Agnan, le Nordique, ne se gênait pas pour les provoquer.

— Eh bien, vous ne bavardez plus ? les narguait-il. Est-ce pour ne pas avoir gorge sèche lorsqu'on vous brisera le cou ?

Chercher les noises auprès des brigands n'était en fait qu'un bref passe-temps pour Agnan. Tantôt d'humeur moqueuse, tantôt rattrapé par l'inquiétude, il se penchait sur l'épaule de sa voisine qui l'ignorait obstinément. Un regard pourtant aurait suffi à celle-ci pour comprendre ce qu'elle était devenue pour lui : une amie de valeur, sinon un objet de culte. Elle lui avait sauvé la vie et il n'était pas près de l'oublier.

Ce qu'Eleonara n'arrivait pas à se sortir de la tête, c'était qu'elle avait côtoyé un Barbare pendant près d'un mois sans le savoir. Si ça expliquait un certain nombre de choses – les runes illisibles, l'accent à perforer les tympans, l'abondance de poils chez son poney –, ça suscitait le double de questions.

Qui était pire : les Mikilldiens ou les Einhendriens ? Comment devait-elle se comporter envers les Nordiques ? La Dame ne le lui avait pas transmis de tactiques.

La réflexion d'Eleonara aboutit sur ceci : du Nord, du Milieu ou du Sud, riche ou vivant sous un pont, les humains n'étaient-ils pas tous les mêmes, au fond ? Les Mikilldiens et les Opyriens avaient tout autant contribué à la destruction de Hêtrefoux que les Einhendriens. Car, si les humains se chamaillaient en temps de paix, ils s'unissaient au besoin face à l'ennemi commun, en archétypes de l'hypocrisie. Une fois le fléau abattu, ils étaient libres de se détester à nouveau.

Il fallait le dire, les connaissances d'Eleonara sur les Nordiques étaient maigres ; le sujet était tabou au duché de Blodmoore et probablement dans celui de Hormont aussi, tous deux limitrophes au Mikilldys. Au Saint-Cellier, les épopées farfelues d'aventuriers téméraires – et purement fictionnels – étaient courantes ; à propos des Nordiques cependant, pas une comptine, pas même une anecdote historique venant de Dalisa. Juste quelques rares plaintes à propos de harengs pas frais. Autant dire que personne ne savait ce qu'il se tramait vraiment là-haut, au Mikilldys.

Eleonara sentit une goutte chaude s'écraser sur sa joue. Elle se retourna et vit Agnan, le visage ruisselant de larmes.

— Je l'ai abandonné. Je l'ai livré au jugement de son cerveau pas plus grand qu'une noisette !

L'elfe mit un moment pour comprendre qu'il parlait de son poney Voulï. Personnellement, cette sale bête, elle l'avait éclipsé de son esprit. N'était-ce pas un poil exagéré de se tracasser pour un quadrupède de mauvais caractère ? Agnan aurait mieux fait de se lamenter moins fort ; à en juger les grimaces des braconniers, leur courroux ne faisait que s'attiser.

Après avoir énuméré les mille et une plantes nocives aux équidés – les fougères, le buis, l'if, le gui et tutti quanti –, Agnan finit par être contagionné par la maussaderie des passagers de la chariotte. Le manque de compassion des chasseurs de nuit, la vue de la plaie sanglante de sa voisine et le souvenir d'avoir égaré Voulï le mirent dans un état maladif. Il faisait bien triste figure, avec ses mains énormes, ses oreilles décollées, replié sur lui-même comme un fœtus.

Eleonara lui tapota sur l'épaule. Les humains employaient ce geste en guise de consolation. Elle devait se l'avouer, faire preuve de commisération lui demandait de l'effort.

 

Heureusement pour Agnan, Voulï fut rapidement retrouvé, quoique dans des circonstances des plus étranges : près d'une rivière et se tenant innocemment au-dessus d'un cadavre ensanglanté.

Celui du sixième braconnier.

Devant cette scène à couper le souffle, Eleonara fut traversée par une vague de frissons. Comment cette bête pouvait-elle porter un nom aussi candide que « Voulï » ? Ça ne dérangeait personne ?

Si l'ambiance dans la cage avait jusque-là été tendue, elle ne fit que s'assombrir et se zébrer d'éclairs. L'air sembla se raréfier, surtout à la suite du « Je suis fier de toi, mon brave » tombé de la bouche d'Agnan, alors que les gardes forestiers attachaient son poney à l'arrière du fourgon.

Les braconniers enfermés écumaient de rage. Au quatrième jour de voyage, les gardes étaient intervenus à onze reprises pour éviter un meurtre.

— Eh ! sermonna le cavalier derrière la cage sur roues. Un criminel mort avant son exécution, ce n'est pas marrant.

Durant le reste du voyage, les chasseurs de nuit se virent contraints à se faire violence pour garder leurs mains loin des cous de leurs cohabitants. Agnan et Eleonara, eux, n'osèrent plus dormir, conscients que l'on complotait juste sous leurs nez. Un jour ou l'autre, ils allaient passer à la casserole.

 

— Le voilà, le Magnanime !

Dans la cage, on se poussait, on se bousculait, on s'écrasait, rancœurs oubliées, car tous voulaient voir le Grand Donjon ; même Eleonara avait écarquillé ses yeux fatigués pour l'occasion.

L'air printanier sentait la pluie à plein nez et le ciel orageux s'éclaircissait graduellement. À mesure que le cortège évoluait à travers des champs en jachère, une vaste plaine verte et dorée continuait à se dérouler sur des lieues et des lieues. Haut, haut, haut dans le lointain, des merlons noirs piquaient les nuages. Ces merlons appartenaient à la couronne d'un château en roche sombre d'origine volcanique, planté au milieu du paysage tel le dernier pion d'un jeu d'échecs. À ses pieds, Terre-Semée, la plus vaste et plus ancienne cité des Troyaumes, se lovait, timide dans son nid de remparts, lui-même ceinturé par les faubourgs.

Eleonara cessa de respirer. Ce n'était pas l'étendue de la ville qui la captivait, mais le ruban de couleur inquiétante qui barrait l'horizon. « C'est donc ça, Hêtrefoux », songea-t-elle.

Allongée derrière la cité, comme se préparant à un événement fatidique, la forêt millénaire paraissait s'accouder sur les remparts noirs, tout en demeurant floue et lointaine. La responsable de cette illusion d'optique n'était autre que la troublante immensité de ses arbres, ses piliers extraordinaires. « Les Oxomores », se souvint Eleonara, comme éveillée d’un rêve encore frais. La Dame lui en avait parlé. C'était le nom vernaculaire d'une espèce qui ne poussait qu'à Hêtrefoux et qui datait d'une période sanglante.

Horreur.

Feu.

Incinération.

Ces trois mots se livraient combat dans la tête d’Eleonara, s’alimentant d'images brodées par les récits de Dalisa, de la Dame et ravivées par sa propre imagination.

Après la mort des quinze espions légendaires – dont le célèbre Mauricien d'Olys achevé par un dard empoisonné –, un terrible incendie avait consumé Hêtrefoux. En flammes, l'abri des elfes s'était converti en piège sans issue et s'était retourné contre ses habitants, les dévorant jusqu'au dernier. L'Extinction.

On disait qu'aux quatre coins des Troyaumes, les humains avaient contemplé une fumée noire et poisseuse empoisonner le ciel. Qui avait déclenché l'étincelle ? Les Opyriens, les Mikilldiens et les Einhendriens, tous ensemble et main dans la main ? Personne n'avait jamais jugé utile de le préciser dans les annales. Ce jour-là fut simplement baptisé « l'Extinction ». L'Extinction, alors que tout brûlait.

Hantée par sa propre dévastation, la forêt-fantôme était, racontait-on, dès lors tapissée de cendres, de copeaux rouge sang et de racines carbonisées.

Devant un spectacle aussi peu esthétique à deux milles de Terre-Semée, les Einhendriens s'étaient préparés à y replanter chênes, bouleaux, sapins, hêtres et arbres fruitiers. À leur plus grande surprise, le reboisement se fit seul, sans graines, sans pluie, sans soleil. Endeuillée, la forêt de Hêtrefoux avait recouvert en quelques nuits son plus grand cimetière, dissimulant sous son aile grise les échos de son agonie. Alimentés par les cendres, les Oxomores s'étaient érigés, droits comme des pierres tombales. Leurs aiguilles, pointues et tranchantes, rappelaient les oreilles des défunts.

Malgré les lieues les séparant, Eleonara perçut la pesante et perpétuelle tristesse de Hêtrefoux comme si sa douleur s'était assise sur son propre cœur. Il n'y avait pas de mots pour décrire cette désolation qui perdurait depuis des siècles. Si Hêtrefoux avait autrefois été la maison d'un peuple, elle en était aujourd'hui le tombeau.

 

Parvenus aux premières pommeraies encerclant les faubourgs, les prisonniers du fourgon avaient encore du mal à détacher leurs yeux du Magnanime. En un seul bloc massif, indestructible et perforé par des minuscules fenêtres, le donjon se dressait sur des fondations enracinées dans la molasse. À son sommet, la guette – une méfiante tourelle accolée – provoquait les oiseaux dans leurs vols les plus vertigineux.

— Et le guetteur, alors ? s'enquit Agnan à la fois sceptique et hébété. Comment surveille-t-il la ville à une hauteur pareille ? Les nuages doivent lui obstruer la vue !

Le Mikilldien exagérait bien sûr, comme n'importe quel pèlerin se flattant d'avoir visité Terre-Semée. Les merlons, contrairement aux rumeurs mensongères, ne dépassaient pas les nuages. Ce détail-là arracha un semblant de sourire à Eleonara.

— Excusez-moi, monsieur le garde forestier, fit un braconnier au cavalier derrière la chariotte, en levant la main. La cour, elle loge à Terre-Semée, là ?

L'interpellé secoua la tête.

— Non. Le roi et son cortège résidaient ici le mois passé encore. Depuis quelques années, ils semblent avoir pris goût au déplacement et à la vie sur la route. Il est difficile de prévoir quand la Couronne reviendra, mais de toute façon, ce ne sont pas tes oignons à toi.

Eleonara roula des yeux. « Qu'est-ce qu'on s'en contrefiche des excursions de vos nobliaux, sérieux. »

Les humbles masures parsemées sur le chemin ne ressemblaient en rien à celles de Garlickham. Avec un toit de paille, les petites demeures ne comportaient qu'une seule pièce autour d'un modeste foyer, dont la fumée s'échappait par un orifice creusé dans la chaume. Les cabanes les plus détériorées appartenaient aux esclaves, les autres aux paysans libres.

Le cortège fut assailli par l'animation des faubourgs ; les cavaliers durent ralentir le pas pour ne pas piétiner une compagnie de poules suicidaires ou renverser un enfant. Les agriculteurs, leurs chapeaux de paille enfoncés sur la tête, s'adonnaient à leur dur labeur : retourner la terre, pousser la charrue, semer le blé, chouchouter les pommiers encore sans fruits. De jeunes meuniers, un sac de farine sur chaque épaule, couraient de droite à gauche en pestant contre ci, en jurant contre ça.

Lorsque l'un des nombreux travailleurs remarqua le fourgon, il pointa les otages du doigt et bientôt, une horde de gamins morveux et de paysans transpirants tentait de frapper à travers les barreaux, en jetant fenouil périmé et galets, sans que les gardes forestiers n'expriment la moindre objection. Ils préféraient se délecter d'observer.

— Ce sont les six chenapans qui nous ont donné du fil à retordre, déclama le garde moustachu. À nous de leur tordre le cou !

 

Le fourgon quitta le secteur agricole et emprunta les ruelles plus aisées du faubourg. Les gens y semblaient moins tempétueux, mais autant dédaigneux à l'égard des malfrats : si on ne leur crachait pas dessus, on les toisait et on les couvrait de huées.

Un immense corps de garde se dressa devant la chariotte, la bouche grande ouverte, les dents de sa herse levée affûtées et sinistres. Cette entrée était réservée au passage des victuailles qui alimenteraient la partie emmurée de Terre-Semée, et accessoirement le Magnanime.

Lorsque la cage sur roues obliqua soudainement à gauche, s'éloignant ainsi de la herse pour longer le rempart, les braconniers poussèrent un soupir de déception.

— Désolé les gars, ricana un cavalier qui chevauchait au flanc du fourgon cellulaire. Une inculpation pour chasse illégale n'est pas suffisante pour décrocher une place aux oubliettes du Magnanime.

— On pourra toujours essayer dans une autre vie, répondit un détenu.

La criminalité devait être monnaie courante à Terre-Semée, car on ne cohabitait pas dans les cachots des faubourgs ; on y grouillait. Respirer était comme inspirer le souffle rejeté par son voisin. Les cellules étaient larges et à l'air libre, mais surpeuplées. On y incarcérait les fautifs des bas-fonds, de tout âge, de tout crime, de toute condition physique ou mentale. Ainsi, des gamins de dix printemps toussaient et suffoquaient dans ce four humain aux côtés de vieillards qui tenaient à peine debout.

Les mains agrippées à sa capuche, Eleonara crispait son corps en épingle dans l'espoir de s'affiner davantage, de disparaître peut-être. Forcée à se frotter à ses innombrables compagnons d'infortune, elle vivait un de ses pires cauchemars. En claquant brutalement, la porte des cachots lui avait rappelé le sifflement du fouet, la cave du Saint-Cellier et la prison des Onerres. Elle n'avait pu s'empêcher de sursauter avec la chair de poule.

Mais ce n'était pas tout. Les coups de coudes, les effleurements de doigts, de cheveux et de dos dégoulinants la rendaient folle – et non pas pour des questions d'hygiène, loin de là. Le trou dans son épaule et l'entaille à sa main gauche la transperçaient de lancinations aiguës qui redoublaient lorsqu'on lui rentrait dedans. Un grand nombre de prisonniers portaient maintenant des taches rouges sur leurs vêtements.

Si les cachots des faubourgs, pourvus de misérables toits de paille, avaient été construits à l'air libre, c'était pour plusieurs raisons. D'abord, pour décourager les dévoiements de citadins en exposant les criminels à des hivers glaciaux ou à des étés cuisants dans un espace exigu. Ensuite, les gardes de Terre-Semée, hypersensibles à la provocation, avaient tendance à enfermer un peu n'importe qui. Un comte, accusé d'imposture, avait d'ailleurs été mis sous verrou par erreur, ce qui lui avait plutôt déplu. Depuis cet incident, les cachots des faubourgs étaient comme des étalages : on y exposait les détenus pour que quiconque pût s'exprimer en faveur ou défaveur de la « marchandise ». Voilà pourquoi des badauds coulissaient parfois entre les cages en plissant des yeux ; ils espéraient y découvrir un voisin irritant ou un parent disparu. Lorsqu'un visiteur souhaitait inspecter l'éventail de visages rougis de plus près, les incarcérés devaient marcher en rond, suants et serrés comme des sardines.

Rares étaient les cas qui bénéficiaient d'un procès digne de ce nom. À Terre-Semée, on aimait la rapidité de procédure : sortir de prison signifiait donc soit la liberté, soit la pendaison, soit le marché des esclaves. Malgré cette probabilité peu réconfortante, chacun espérait s'en sortir.

Un passant devait être à la recherche de quelqu'un, car la population enfermée commença à se mouvoir. Sur la pointe des pieds, Eleonara s'efforçait de garder Agnan dans son champ de vision, une tâche herculéenne : le garçon semblait déterminé à lutter contre le courant pour maintenir sa position contre les bords de leur cellule. Il n'y avait pas de doute : il voulait être vu.

— Il faut qu'on sorte d'ici au plus vite. Tu dois te faire soigner, lui avait-il dit. Sinon, tu vas mourir !

— Elle ne va pas mourir, idiot, remarqua un geôlier blasé qui avait surpris leur conversation. Qui meurt à cause de deux égratignures, franchement ? Et est-ce qu'on a la tête de médecins ? Non.

— Mais ça pourrait s'infecter ! se scandalisa Agnan.

— Insinues-tu que mes cachots sont sales ? Hors de ma vue, souillon !

 

Eleonara entendit sonner sexte, puis none. Peu après les vêpres, une voix devenue neutre par routine fit soudain irruption au milieu des râles et des soupirs des prisonniers.

— Hum, hum. Votre attention, s'il vous plaît. Un certain Acnéfort, pardon, Agnïnw... Comment ? Ah, d'accord. Un certain Agnan, jeune homme d'une quinzaine d'années, maigrelet, grand pour son âge, oreilles larges, est demandé à la sortie, merci. Allez, on se bouge, là-dedans, tournez ! Je répète...

La foule cloîtrée se mit à gigoter. Agnan devait se frayer un chemin parmi les racailles, les assassins, les voleurs et les innocents malchanceux qui lui administraient un à un des claques à l'arrière de la tête.

— Vas-y, veinard.

Disaient-ils cela, car ils préféraient une mort rapide à une attente exténuante ou croyaient-ils sincèrement qu'Agnan serait délivré ?

Déterminée à se délivrer de ses doutes, Eleonara se boucha le nez, nagea dans la masse huileuse et émergea, collante de sueur, juste devant les barreaux. À l'instar de la jeune elfe, la vague d'inculpés avait voulu s'émousser contre les bords de la cage, mais elle ne fit que rencontrer les lances horizontales des gardiens et fut repoussée comme un tas de braises à coups de tisonnier.

Agnan, lui, se tenait devant la porte, les bras croisés.

— Je refuse de m'en aller sans mon amie, déclara-t-il. On ressort d'ici ensemble... ou pas du tout !

Il fit demi-tour sur ses chevilles, demanda aux prisonniers de s'écarter et, ayant localisé Eleonara, lui adressa un clin d’œil plein d'amitié, avant de l'inviter à s'approcher. L'elfe hésita. Les gardes commençaient à s'impatienter et les autres détenus aussi. Un otage qui préférait renoncer à sa liberté faute de la satisfaction de ses conditions, c'était très agaçant.

— Elle vient avec moi, renchérit le Nordique. Elle est blessée, ça ne se voit pas ?

Les autres prisonniers, dont les braconniers, protestèrent :

— Bah... et nous, alors ?

— Si la fille sort, nous aussi !

— Nous sommes tous leurs grands amis, alors libérez-nous !

Par-delà des barreaux, dépassant la sentinelle de deux bonnes têtes, un homme fixait Agnan de son impénétrable œil gris, apparemment insensible au vacarme. Ses longs cheveux blond foncé avait été négligemment ramenés dans son dos et ses vêtements – entre autres une cape rêche et une vulgaire blouse de chanvre – paraissaient légers pour un début de printemps frisquet. Il ne se trouvait pas dans une des cellules, lui.

— Agnïnwur, dit-il simplement, avec un soupçon de reproche.

Un mot suffit aux oreilles d'Eleonara : son accent était pareil à celui d'Agnan, mais en moins prononcé. Profonde et rauque, sa voix semblait prendre racine sous ses pieds.

Un Nordique. Un autre.

Les gardiens, ne sachant que faire de ce dernier, lui adressaient des regards consternés ou embarrassés. Visiblement, il n'y avait pas sa place.

— Non, Sgarlaad, le défia Agnan en haussant le menton d'un air farouche. Elle vient avec nous, ou je ne viens pas du tout. C'est ma sœur.

Un sourcil prit de la hauteur sur le front du dénommé Sgarlaad tandis qu'il jaugeait Eleonara.

— Ce n'est pas ta sœur.

Doté d'une patience et d'un calme infinis, Sgarlaad n'insista pas davantage, mais ne s'en alla pas pour autant. Ce fut au tour du responsable des cachots d'intervenir, un petit carnet à la main.

— Ahem. Techniquement, comme M. le Barbare nous l'a fait comprendre en nous rebattant les oreilles toute l'après-midi, il y a effectivement un malentendu, admit-il avec un balancement de la nuque qui donna du mouvement à sa coupe au bol. Ces jeunes gens ont erronément été pris pour les braconniers dont ils nous ont débarrassés. Selon le témoignage de l'honorable M. Falco, garde forestier de profession, l'unique arme en leur possession n'était qu'un lance-pierre ; celui-ci n'ayant aucun rapport avec le matériel sophistiqué et illégal, dois-je préciser, des malfrats recherchés. Ça me semble être une preuve suffisante. Bon. Pour résumer : les enfants sont innocents et peuvent tous deux être évacués. Allez, sortez-les. Allez ! Qu'on en finisse ! De toute façon, une nouvelle cargaison est prévue pour bientôt, si l'on peut faire de la place, tant mieux !

Eleonara ne pouvait pas en croire ses oreilles aiguisées. Ça avait marché ? Malgré la poisse qui la suivait comme son ombre ? Elle n'en revenait pas ; c'était comme si sa malchance avait rebondi sur celle de quelqu'un d'autre.

Coupe au Bol s'éclaircit la voix et se tourna alors vers le grand Nordique silencieux pour marmonner :

— Ça va, vous êtes content comme ça ? Vous avez de la chance, hein, parce que mes collègues n'auraient pas été aussi indulgents.

Il baissa encore le ton et Eleonara crut entendre :

— Merci pour la jarre de vin, quand même. Maintenant, fichez-moi le camp ou c'est vous qui finirez dans une cage.

Les quatre braconniers survivants éclatèrent en contestations :

— Hé, mais qu'est-ce que vous faites ? Ce sont des meurtriers ! La fille a tué notre Jan, leur poney a réduit notre Lauvent en purée et le garçon est un hurluberlu des steppes : vous ne pouvez pas les laisser partir ! Ou alors si, mais nous aussi !

— Est-ce que vous vous entendez parler ? Je m'en fiche de vos histoires de poneys, de purée et de steppes ! cria Coupe au Bol en se hissant sur le bout de ses chaussures et en battant des bras. Si vous êtes moins grâce à eux, tant mieux !

« Quelle ambiance », pensa Eleonara. Si c'était ça, le monde des Hommes, elle se demandait à quoi ressemblait l'enfer. Elle avait hâte de gagner Hêtrefoux.

 

Déjà, les lances des gardiens se refermaient derrière elle et Agnan, les poussant vers la porte qui grinça en s'ouvrant juste assez pour leur permettre de se faufiler. Les incarcérés, parmi lesquels les braconniers, rugirent à la fermeture de la seule issue.

— Soyez maudits !

Agnan leur sourit en s'éloignant par entrechats.

— Bon vent à vous aussi !

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Elia
Posté le 25/04/2019
Salut !
Je traîne, mais j'oublie pas Hêtrefoux ! Bah dis donc, Aignan et Elé ont eu beaucoup de chance. Ce chapitre était top, très sensoriel (même si ça puait), clair et immersif !
Je commence à bien l'aimer Aignan et même son poney me manque xD
Le seul chipotage que j'ai trouvé c'est : une répétition du verbe "délivrer". Oui, je fais dans la constructivité, hein ? 
 Disaient-ils cela, car ils préféraient une mort rapide à une attente exténuante ou croyaient-ils sincèrement qu'Agnan serait délivré ?
Déterminée à se délivrer de ses doutes, Eleonara se boucha le nez,
A très vite ! 
Jowie
Posté le 25/04/2019
Coucou Elia ! Contente de te revoir par ici :)
Eh oui, même dans leur malchance, Agnan et Eleonara ont eu de la chance, pour une fois ! Comme quoi se faire attrapper a parfois ses avantages (mais c'est TRES rare, on est d'accord xD). Et c'est super si tu as trouvé ce chapitre immersif (désolée pour l'odeur haha).
Agnan est très flatté :D Et t'inquiète pas pour le poney, on va le revoir !
Oh merci d'avoir souligné cette répétition de "délivrer"! C'est corrigé ;) 
Je cours répondre à ton deuxième commentaire *téléportation*
GueuleDeLoup
Posté le 28/11/2018
COUCOU Jowie
Aloooors, je suis bien contente que Eleonara soit déjà sortie de sa prison XD Et de plus qu'elle se soit bien rapprochée de la forêt! chouette chouette.
 Par contre, je ne suis aps sûre d'avoir bien compris le titre du chapitre: est-ce lié à la forêt qui brûle ou à la prison? Les deux? 
Dans ce cas, je dirais plus "la fournaise" ? Parce que "le four" me fait beaucoup trop penser à la sorcière d'Hansel et Gretel (oui je m'entête XD)
Sinon, je suis bien contente de ce chpaitre, qui voit en plus l'apparition d'un nouveau personnage, il vont finir par former une petite horde. En tout cas j'espère <3
 
Je te dis à bientôt Jowie-chouquette <3 Pour encore plus de scène avec des pÔney psychopathes!
Jowie
Posté le 28/11/2018
Hey hey !
J'avoue que j'étais très curieuse de savoir ce que tu penserais de ce chapitre; si tu aurais un ras-le-bol total à cause de l'emprisonnement des cachots ou si au contraire, tu serait contente que ce ne soit qu'un enfermement très court! Vu que c'est le deuxième cas qui l'a remporté, je suis rassurée ! Eh oui, Hêtrefoux s'approche !
Avec "four" je voulais faire un lien entre les cachots (où il fait chaud) et la forêt (avec l'incendie et tout ça). J'avoue que j'aime beaucoup "fournaise"! Merci ! Je vais renommer le chapitre "Fournaises" ou "Les fournaises" dans ma version Word :) hahah Hansel et Gretel, un conte traumatisant xD
 Contente que le chapitre t'ait plu ! Tu découvriras bientôt s'ils se feront une petite team de choc ou pas ;)
T'inquiète pas, les scènes de pÔney psychopathes sont loin d'être terminées :D
à bientôt et merci pour ton passage <3
Jowie
 
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