Le foyer

Derrière la baie vitrée de son chalet, Pic regardait les premières neiges de l’année s’installer sur les versants de montagne. L’automne touchait à sa fin et bientôt ils seraient coupés du monde, seuls dans leur paradis blanc. Pic était un jeune homme, bûcheron, menuisier de métier, sculpteur dans l’âme et père de famille dans le cœur. Sa femme, Brise, vint l’enlacer, posant sa tête sur son épaule pour admirer avec lui la transformation progressive du paysage.

 

Ils habitaient ensemble non loin d’un petit village de montagne à la frontière Nord de la Colonie, loin de l’agitation des villes côtières. Depuis l’enfance, Pic avait toujours rêvé de venir y vivre et il y était parvenu. Il se disait souvent que son nom l’y avait prédestiné. Il avait pourtant passé toute son enfance dans les plaines. C’est là qu’il y avait rencontré Brise. C’est là qu’il l’avait trouvée si belle, si intelligente. Alors qu’il terminait ses études en travail du bois, elle débutait les siennes. Elle voulait devenir projeteuse, un des métiers les plus prestigieux et recherchés dans la Colonie. Certains projeteurs de talent avaient même la chance de rejoindre les Mémoires dans leur maison céleste, l’Élysée, capitale de l’Union. C’était un grand honneur pour un simple colon. La projection était un procédé que chaque colon apprenait depuis la plus tendre enfance jusqu’à des degrés de maîtrise divers. Projeter signifiait donner une forme virtuelle à ses pensées qui soit compatible avec la réalité et le réseau neuronale. Ainsi, si quelqu’un souhaitait projeter une pomme, il imaginait une pomme, ses couleurs, son goût, les moindres détails qu’il souhaitait donner à sa pomme virtuelle. Chaque information que le projeteur donnait à sa projection venait y rajouter en réalisme et en profondeur. Une fois que la projection était jugée complète par son créateur, il la mettait à disposition dans les bases de données de l’Union et tous ceux qui y avait accès pouvait la visionner. Le visionnage était un processus similaire à celui de la projection, sans l’aspect créatif. Lorsqu’on visionnait une œuvre, une projection complète de celle-ci apparaissait dans le champ de vision. Dans le cas de la pomme, on avait alors accès à la représentation de celle-ci telle qu’elle avait été imaginée par son projeteur. Si l’on souhaitait découvrir toutes les informations que l’auteur de la pomme avait mises dedans, il fallait toutefois interagir avec celle-ci. On pouvait la regarder en la projetant dans notre vision et voir sa couleur rouge, couper sa représentation en morceaux et observer son intérieur, la croquer, la goûter et sentir la sensation du jus qui dégouline. Cette interaction, c’était qu’on appelait le visionnage. Visionner requerrait un certain travail mental et projeter encore plus. Les premières projections d’enfants se résumaient souvent uniquement à des visions en deux dimensions avec des couleurs exagérées, et des formes imprécises. Il fallait des années de pratique avant d’arriver à des représentations capables de tromper les sens de ceux qui les visionnaient. La projection servait aussi de moyen de communication. On pouvait projeter des mots qui n’était pas alors visionnés au travers des yeux, mais qui s’imposait dans le fil de nos pensées. Si l’on avait un message à faire passer, on projetait ses idées et ses raisonnements et le visionneur avait alors accès directement aux pensées que le projeteur avait souhaité partager. Cela ne remplaçait toutefois pas une discussion orale, car le processus était extrêmement fatiguant mentalement. Même si une certaine aisance pouvait venir avec l’expérience. Les ouvrages de l’Union étaient tous projetés et c’était donc une compétence indispensable que d’être capable de visionner afin d’accéder aux montagnes de savoirs stockées dans le réseau. Ce processus avait l’énorme avantage qu’il permettait de directement entrer en contact avec les pensées d’un individu, sans le filtre de l’interprétation des mots et des incompréhensions qui en découlait. Le seul intermédiaire nécessaire à ce prodige était le réseau. Dès la naissance, chaque individu s’y connectait grâce à une puce neuronale qu’on fixait dans le bas de la nuque, directement connectée au système nerveux.

Brise avait un talent inné pour la projection et elle décida à ses seize ans de le développer dans une institution spécialisée afin d’en faire son futur travail. Pic et Brise s’étaient rencontrés lors d’un projet interdisciplinaire. Elle devait projeter une statue de la Mémoire de son choix qui devrait prendre place dans l’un des temples de l’Union.

La particularité du projet était qu’au lieu de simplement matérialiser la projection dans un des centres de l’Union, elle devait trouver quelqu’un pour donner vie à son œuvre en utilisant des matériaux authentiques. L’habituel bioplastique n’était pas digne des Mémoires. Elle avait porté son choix sur le bois et c’était Pic qui avait sculpté de ses mains la représentation que Brise se faisait de la Mémoire Alliance, celle qui les unissait tous. Partager les pensées et les projections de Brise fit tomber le jeune Pic amoureux d’elle. Le choix d’Alliance était prémonitoire, car avant même que le projet ne s’achève, ils officialisaient leur relation auprès de leurs familles, de la Colonie et de l’Union. Brise avait à peine eu le temps de finir ses études qu’elle attendait déjà leur premier enfant. L’enfant n’était pas prévu, mais le couple demanda l’autorisation de le garder et fonder un foyer à la Colonie. Après quelques mois d’attente, ils reçurent l’autorisation de déménager dans une communauté où ils auraient le droit d’avoir deux enfants. La Colonie leur fournissait une maison qui leur appartiendrait à vie avec un domaine forestier dans lequel Pic devrait travailler pour fournir le village en meubles, portes, planches, … et une salle de projection complètement équipée pour le travail de Brise. Ces salles étaient des outils indispensables pour faciliter le travail de projection. Elles permettaient un contact direct avec le réseau et ses multiples programmes qui automatisaient toute une série de processus mentaux auxquels il était fatiguant et inintéressant de tout le temps réfléchir lorsqu’on projetait. Cela accélérait et diminuait grandement le travail des projeteurs qui aurait sinon été titanesque. Visionner était possible partout dans la Colonie, mais projeter nécessitait ce genre d’outils.

Brise et Pic étaient aux anges, c’était plus qu’ils ne pouvaient espérer. Ils s’installèrent directement dans leur chalet après avoir fêté le début de leur nouvelle vie et dit au revoir à leurs proches et familles.

 

Prenant exemple sur sa maman, Neige, du haut de ses quatre ans, vint rejoindre les deux amoureux pour faire un câlin maladroit à leurs jambes. Elle leur projeta maladroitement ses pensées, mais Pic sut quand même en déchiffrer le fond : elle projetait de l’amour. Les émotions n’étaient pas la forme la plus simple de projection de pensées, mais Neige tenait de sa mère. Elle était très précoce en projection pour son âge. Pic se remémora comment ce second ange était apparu dans sa vie.

 

Alors qu’ils venaient d’emménager dans leur nouveau foyer, lors de leur premier rude soir d’hiver, Brise avait perdu les eaux. Une tempête de neige les avait empêchés d’atteindre les centres de soins de la vallée et elle dût accoucher dans la salle de projection. Le couple s’était connecté au réseau de l’Union via leurs puces neuronales. À distance, des médecins projeteurs, avaient été contactés en urgence pour s’assurer du bon déroulement de la naissance. Pic leur avait projeté ce qu’il voyait et les médecins lui avait projeté les instructions à suivre. Le simple acte de visionnage des instructions des médecins projeteurs avait enclenché les mouvements de Pic. Un délai minimal entre ces actions avait alors permis aux médecins de contrôler effectivement et précisément ses moindres faits et gestes. Ils inhibèrent les douleurs de Brise durant la procédure et il n’y eut, bien heureusement, pas de complications. Neige naquit après quelques heures de labeur et le couple n’avait été qu’heureux depuis. Leur vie à deux avait débuté de la plus belle des manières qui soit.

 

Ainsi étreint par les deux amours de sa vie, Pic se dit que ce bonheur ne pouvait que durer. Dehors, Malin se trémoussait pour se débarrasser de la neige qui venait maculer sa fourrure. Pic le regardait se diriger vers la bergerie en bois qu’il lui avait construit afin qu’il puisse s’y reposer au chaud cet hiver. L’animal l’avait bien mérité, celui-ci l’avait beaucoup aidé dans son travail et ses déplacements pendant les beaux jours. Encore plus dernièrement, lorsqu’il s’était agi de faire des provisions pour l’hiver.

 

Malin était un bouquetin mâle qu’il avait pu apprivoiser quelques temps après la naissance de Neige. Lorsque le printemps était revenu et la neige avait commencé à fondre, Pic s’était aventuré dans les monts alentours et l’avait trouvé seul, en très mauvais état, blessé à la patte arrière droite, incapable de marcher et visiblement abandonné des siens. Grâce aux aides à la sauvegarde animale de l’Union, Pic l’avait soigné. Les prêtres du Mémoire Égide, le protecteur de toute vie, lui avaient fait matérialiser une patte bionique de remplacement et, après plusieurs mois de soins, Pic était parvenu à acquérir le respect et l’amitié de l’animal. Le bouquetin s’était lui-même baptisé Malin, en tout cas, c’était ce que l’application de projection animale avait dit à Pic. La technologie n’était pas encore complètement maîtrisée par l’Union pour les bouquetins et ce n’était probablement pas la priorité des recherches dans le domaine. Ils avaient parfait la méthode pour les animaux domestiques usuels : les chats, les chiens, …, mais la projection devait être adapté espèce par espèce pour fonctionner. Même au sein d’une même espèce, il pouvait exister des différences entres les projections mentales et ça rendait les recherches dans le domaine très compliquées. De plus, la projection animale était fondamentalement différente de la projection humaine, dans le sens où la projection animale consistait en un processus de transcription des pensées animales en une projection intelligible pour un esprit humain, là où la projection humaine consistait en forger consciemment une projection, avec toute la créativité et la subtilité que ça engendrait. L’un était un processus automatique dans lequel l’animal n’avait rien à faire si ce n’est penser normalement, tandis que l’autre demandait un effort intense de concentration de la part du projeteur.

Leurs vies étaient paisibles dans les hauteurs. Les matins de la belle saison, Pic se levait de bonne heure pour aller abattre son arbre journalier, désigné par les algorithmes de l’Union. Il n’avait pas le droit de couper tout ce qu’il souhaitait. Comme tous les croyants de l’Union, il était bien conscient du savant équilibre qu’il y avait à respecter entre la nature et les activités humaines et cela ne le dérangeait pas de se voir dire quoi faire. Il enfourchait donc son fidèle compagnon et partait travailler. Pic fixait des harnais sur le bouquetin qui traînait ensuite les arbres qu’il coupait jusqu’à un atelier situé dans la vallée. Il y retrouvait les travailleurs du bois de la région et y restait généralement jusqu’en milieu d’après-midi. Il n’était donc pas présent chez lui en journée et rentrait seulement lorsque le soleil se couchait, après être allé faire quelques courses au marché. Pic profitait des jours de congé et des pauses hivernales pour randonner vers les sommets environnants en compagnie de Malin. La vue à partir de ceux-ci s’étendait loin derrière les frontières. Cela lui donnait un sentiment de liberté et de découverte que d’observer là où aucun humain ne pouvait vivre.

Il saisissait chaque occasion qui lui restait pour passer du temps avec sa famille ou sculpter des animaux en bois qu’il utilisait pour décorer la maison, offrir à ses proches ou comme monnaie d’échange sur le marché. Lorsque Neige fut en âge d’aller à l’école pour apprendre à visionner, projeter, compter, …  et aux temples pour s’initier aux préceptes des Mémoires, Pic avait commencé à l’emmener avec lui dans la vallée. Elle avait pris l’habitude de se percher sur le dos de Malin et y jouait avec ses longues cornes en gazouillant. Le bouquetin prenait l’air de ne pas s’en soucier, mais il adorait jouer avec la petite.

 

Brise, quant à elle, ne les suivait presque jamais dans la vallée. Elle restait enfermée dans la salle de projection l’essentiel de ses journées, absorbée dans ses travaux. Lorsqu’elle avait terminé ses études, elle avait débuté en projetant des plans de construction pour la Colonie. Elle était très polyvalente et utilisait ses talents là où ils étaient nécessaires. Elle avait participé à la réparation et l’amélioration des matérialisateurs dans les villages, un travail titanesque entrepris pour aider les plus petites communautés à rattraper l’avance technologique des grandes villes. Elle avait continué à projeter des sculptures, mais libérée des contraintes matérielles, elle était allée jusqu’à construire des environnements virtuels entiers. Elle avait finalement été remarquée par le milieu cinématophronique et à partir de ce moment, elle reçut régulièrement comme commande de créer des scènes de phron dans lesquelles pourraient jouer et se projeter des artistes renommés. Les phrons étaient des projections élaborées, fruit du travail de nombreux projeteurs. Usuellement, on utilisait surtout la dénomination pour désigner les œuvres cinématophroniques.

Ces propositions avaient positivement surprise Brise. Persuadée de devoir mériter sa chance, elle avait mis ensuite tout son cœur et son expertise dans chacune de ses œuvres.

Malgré qu’elle restât enfermée dans la salle de projection tous les jours, elle n’était jamais réellement seule. Elle discutait régulièrement avec les réalisateurs afin de parfaire son travail et répondre à leurs attentes. Lorsque Pic rentrait avec Neige le soir, il n’était pas rare qu’il l’entende parler avec passion de son travail pendant qu’il cuisinait le repas. Ils mangeaient ensemble, discutaient des nouvelles du village, de leur travail respectif et souvent visionnaient un phron avant d’aller se blottir sous leurs couvertures bien chaudes.

 

Ce soir, toutefois, ils admiraient la neige blanche et pure prendre la place qu’elle garderait pendant les prochains mois. Pic profita encore quelques instants de tout l’amour et la beauté qui émanaient de ce moment avant de prendre Neige dans ses bras et d’aller la mettre au lit. Pendant que Malin allait s’allonger sur un tapis de paille dans la bergerie, Pic raconta encore une fois l’histoire de leur rencontre à son enfant jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Pic rejoignit ensuite Brise dans leur lit et la prenant dans ses bras, il profitait de son odeur apaisante pour laisser son esprit dériver. Il s’attristait pour Malin qui n’aurait encore personne de son espèce avec qui partager l’hiver. Celui-ci avait poussé des plaintes déchirantes durant toute la période du rut. Pic espérait un jour lui trouver une compagne. Bien que le bouquetin soit une espèce protégée, il pensait à demander une autorisation à l’Union pour en élever et en domestiquer. Il rêvait d’en faire des destriers des montagnes. Monter un bouquetin adulte était une expérience merveilleuse. L’animal, à pleine maturité, était capable de transporter un homme sur les parois les plus abruptes et l’avantage d’en posséder quelques-uns pour se déplacer rapidement dans les chaînes montagneuses était indéniable. Il rêvait même d’en fournir un jour aux expéditions extra-coloniales. Pic aimait à rêver de ce genre de grands projets. Toutefois, il veillait toujours à respecter les adages de Sobre, le Mémoire de la modération. Il ne se laissait pas emporter dans les excès d’une vie trop remplie et pas assez bien vécue, ternie par le poids du stress. Il voulait sereinement trouver son bonheur en profitant des choses simples de la vie. C’est en pensant à cela qu’il commença à embrasser Brise dans le cou. Il lui projeta une invitation des plus claires. Il comptait profiter pleinement et simplement de cette nuit avec elle.

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Zoju
Posté le 16/04/2020
Salut, j'ai beaucoup aimé ce début. Assez agréable à lire, il plante bien le décor. Même si certaines questions persistent comme la mémoire que je n'ai pas très bien compris, je trouve ton monde cohérent. J'ai également eu un peu de mal au début à comprendre le travail de Brise, mais je pense l'avoir désormais compris. J'aime bien les prénoms que tu as donné à tes personnages. Ils sortent de l'ordinaire. Si je devais donner une petite critique, je dirais que parfois la temporalité est un peu étrange. Mise à part ça, j'ai pris beaucoup de plaisir à te lire. :-)
Capitaine
Posté le 16/04/2020
Dans ce premier chapitre, j'ai essayé de rajouter après coup quelques séquences un peu plus vivantes afin que le chapitre ne soit pas uniquement de l'exposition comme ce l'était au départ. Je pensais que la séparation en paragraphe suffisait, mais peut-être que je devrais un peu mieux travailler les transitions entre action et exposition :)
Zoju
Posté le 16/04/2020
Ce qui m’avait surtout marqué c’était à travers la croissance de Neige que je trouvais un peu brutal
Fran
Posté le 12/04/2020
Bon début, agréable à lire!
Comme signalé par ailleurs, une petite incohérence temporelle, et quelques petites suggestions de forme ou de syntaxe de ma part!
Le début de l'histoire semble bien paisible, cela va-t-il rester ainsi bien longtemps, ou quelque chose va-t-il venir troubler cela?
J'ai en tout cas hâte d'en savoir plus sur l'univers que tu as créé!
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