Il faisait nuit noire lorsque Pic se réveilla en sursaut, encore couvert de sueur. Dehors, la neige se déchaînait et le vent hurlait. La chaleur de son lit et la douce présence de sa compagne lui sommaient de rester allongé, mais il entendait par-dessus le blizzard un bruit anormal. Le son se répétait et se rapprochait du chalet. Pic se dit que ce devait être Malin, mais avec une tempête pareille, il n’était certainement pas sorti de son abri. Inquiet, Pic s’extirpa de son lit et mit son peignoir. Le bruit avait maintenant atteint le pas de la porte et s’était arrêté. Pic s’arrêta de respirer. Comme pour marquer l’instant, le vent se calma et Pic entendit trois coups forts. Qui pouvait bien toquer à la porte de son chalet, en pleine nuit ? Un randonneur perdu, un gars de la vallée ? Quelqu’un qui avait besoin d’aide … ou quelqu’un de mal intentionné ? Il réveilla Brise qui le regarda avec des grands yeux, sans comprendre. Elle allait parler, mais Pic lui projeta de garder le silence.
-Il y a quelqu’un devant la maison. Je vais voir qui c’est. Tu peux aller t’occuper de Neige ? lui projeta-t-il afin de pas faire de bruit.
Brise acquiesça d’un signe de tête avant de se diriger à pas de souris vers la chambre de l’enfant. Pic pendant ce temps se rendit vers la porte. À côté de celle-ci, sur un meuble, il avait laissé traîner sa boîte à outils. Dedans, il vit un marteau. Il s’empressa de prendre l’ustensile et de le cacher dans son dos. Mieux valait être trop prudent que pas assez. Il prit son courage à deux mains et ouvrit la porte. Sur le pas de celle-ci, un étranger, tout de blanc vêtu, attendait, recroquevillé, sous la neige cinglante.
-Qu’est-ce que vous fichez chez moi, dehors, en pleine montagne et par un temps pareil ? Vous êtes fou ? hurla-t-il pour se faire entendre par-dessus le bruit du vent.
L’homme se protégeait d’une cape, mais il était visiblement frigorifié. Il tremblait de tout son corps lorsqu’il tourna la tête vers Pic. Il n’était clairement pas équipé pour un temps pareil. Pic le jaugea un instant. L’homme était vieux, malingre et presque aussi pâle que les vêtements qu’il portait. Il avait la peau ridée et les lèvres gercées par le froid. Dans sa barbe, des cristaux de glace s’étaient formés. Il ne représentait aucun danger. Pic reposa doucement le marteau qu’il tenait encore fermement dans la main et se détendit.
-Les Mémoires, … Vérité, gémit désespérément le vieillard.
Il avait l’air terrifié.
-Les Mémoires ? … marmonna Pic, incrédule.
Il devait avoir de la fièvre. Il avait clairement besoin d’aide. Pic fit rapidement son choix. « Si quelqu’un dans le besoin toque à ta porte, tu te dois de l’aider. Don t’aidera en retour. » Les prêtres de Don le lui avaient appris, il se devait de respecter l’adage. C’était peut-être même un test. Si l’homme disait vrai et ne délirait pas, Don l’avait peut-être amené à leur porte. Pic aida le pauvre bougre à se relever.
-Allez, rentrons vite. Vous êtes complètement gelé. On va vous réchauffer et vous m’expliquerez comment vous êtes arrivé jusqu’ici.
-Merci, peina-t-il à dire.
Il supporta le vieillard et lui fit traverser la maison avant de l’installer à côté de la cheminée où crépitaient encore quelques braises. Il y rajouta quelques branches, une bûche pour relancer le feu. Il souffla et des flammes apparurent rapidement. Il se tourna ensuite vers son invité impromptu, il lui enleva sa cape qui était complètement trempée ainsi que ses bottes de marche et ses chaussettes. Brise, intriguée, sortit la tête de la porte de la chambre de Neige. Cette dernière dormait paisiblement, sans se soucier de l’agitation qui régnait dans la maison.
-Tout va bien ? Qui est-ce ? questionna Brise. Tu m’as fait peur en me réveillant comme ça.
-Désolé, je ne voulais pas t’inquiéter. Je ne sais pas qui c’est, mais il a besoin de notre aide. Tu veux bien aller chercher une serviette et des vêtements propres s’il te plaît ? Je vais faire bouillir de l’eau chaude pour infuser de l’ulmaire. Je pense qu’il a de la fièvre, ça devrait le calmer et le réchauffer, expliqua-t-il, soucieux.
Le couple se mit à l’œuvre. Le voyageur se retrouva vite emmitouflé dans de grosses couvertures laineuses, une tasse fumante à la main. Ses tremblements finirent par cesser et son air hagard laissa place à un regard plus calme, apaisé.
Le couple le regardait attentivement, sans trop savoir que faire de plus face à l’intrusion de cet étranger dans leur doux foyer. Ils attendaient patiemment une réaction de sa part.
-Merci, merci, sans vous, j’y serais passé… finit-il par dire après avoir pris le temps de boire son infusion, petite gorgée par petite gorgée.
Il racla le fond de sa gorge. Il avait visiblement du mal à parler, mais ses deux hôtes attendaient des explications.
-Mon nom est Cerf, je suis oracle. J’ai été guidé vers vos montagnes sur ordre de Sobre. Je devais me rendre à un sommet à la pointe Nord de la Colonie , murmura-t-il, mais en chemin, il y a eu des complications, j’ai perdu le contact avec le réseau. Ma dernière instruction : me rendre ici…
Il fût pris d’une violente quinte de toux. Le regard de Pic l’incitait à continuer ses explications et péniblement, Cerf se sentit forcé d’ajouter :
-Je n’en sais pas plus. Excusez-moi, je ne veux pas abuser de votre hospitalité, dit-il d’une voix frêle, mais je suis fatigué…
Il toussa. Brise s’accroupit devant lui et posa délicatement une main sur son front.
-Il est encore brûlant Pic. Laisse le se reposer, il en a besoin, l’admonesta-t-elle.
Elle lâcha un long bâillement.
-Et moi aussi, préparons-lui la chambre d’ami et retournons nous coucher, on tirera tout ça au clair demain.
Pic obtempéra. Il aida le vieil homme à se lever et l’accompagna jusqu’au le lit qu’ils gardaient toujours prêt au cas où un proche décidait de venir leur rendre visite et rester la nuit. Il n’avait encore jamais été utilisé. L’homme s’écroula dedans. Il portait encore quelques vêtements qui n’avaient pas encore eu le temps de sécher. Pic hésita un instant, mais se dirigea vers l’armoire pour prendre une tunique de nuit. Il déshabilla l’inconnu, maintenant complètement inconscient, en tâchant un maximum de respecter son intimité. Il lui enfila la tunique et passa une couverture bien chaude par-dessus lui. Avant de sortir de la pièce, Pic lui jeta un dernier coup d’œil. L’homme dormait profondément, mais il verrouilla tout de même la porte. Il n’irait nulle part dans l’état où il était, mais Pic préférait prendre ses précautions. Il ne voulait surtout pas le voir déambuler jusque dans la chambre de Neige.
Brise s’en était déjà retournée dans le lit et l’attendait. Elle se blottit contre lui et s’endormit, insouciante, mais l’esprit de Pic remuait dans tous les sens. Qui était cet homme ? Était-ce vraiment un oracle ? Il n’en existait que peu dans la Colonie, encore moins aux frontières de celle-ci. S’il disait vrai, alors, c’était un homme saint, désigné par les Mémoires pour converser en leurs noms avec les hommes. Il avait bien fait de l’accueillir dans sa maison, mais dans toutes les histoires populaires, l’apparition d’un oracle était souvent synonyme de changements. Il ne souhaitait pas de changements, sa vie était comme il la désirait. Qu’est-ce que les Mémoires lui réservaient ? Qu’est-ce que l’oracle leur raconterait le lendemain ? Il était consciemment arrivé chez lui. Avait-il une mission ou étaient-ils juste les plus proches pour l’aider ? Il avait directement pensé à Don, le Mémoire de l’altruisme. Était-ce lui qui le testait ainsi ? Il n’avait pas souvent aidé son prochain dernièrement. Il n’en avait pas eu l’occasion. Ou alors c’était Sobre qui l’avait envoyé pour les châtier d’avoir abusé de quelque chose ? De quoi ? Ils ne consommaient pourtant de rien en excès. Pic s’inquiétait et passait en revue tous les préceptes des Mémoires, espérant n’en avoir brisé aucun. Était-ce une punition ou une bénédiction que la venue d’un oracle chez eux ? Il n’était certain que d’une chose : il ne dormirait plus cette nuit.