L'Ordre des Justiciers arborait fièrement le Glaive d'Or du Parakoï sur des plastrons rayonnants d'acier blanc. Entrer dans cette milice de prestige était un privilège exclusif des grandes familles. Seuls les héritiers bien-nés pouvaient espérer intégrer, après moultes épreuves exigeantes, le corps d'élite du Parakoï. L'absolu honneur fait au lauréat se déversait irrémédiablement sur toute sa famille. Devenir un membre du Bras Glorieux revenait à s'assurer renommée et respect de tous les sujets des Trois pays, mais aussi révérence craintive.
L'éducation qu'inculquait ces grandes familles dès la prime jeunesse à leur progéniture avait pour but inavoué qu'un des leurs intégrât cette prestigieuse institution. Moult déceptions et aspirations déçues frappaient ces familles investies. Quelques élus seulement, aussi rares que neige en automne, se voyaient ouvrir les portes mirifiques de cette dignité convoitée. Les places étaient rares et prisées.
Lors de la cérémonie d'intégration du corps, les Premiers Sujets remettaient, au nom du Parakoï, l'épée ouvragée au nouveau membre issu de leur pays. Le Justicier devait par ses propres moyens fournir le reste de l'équipement que cent vies entières de besogneux n'auraient suffi à financer. Chaque printemps une nouvelle formation de dix Justiciers émergeait de chacun des Trois pays.
Un Justicier jurait fidélité, au péril de sa propre vie, au Parakoï et ses éventuels descendants. Associé à neuf autres Justiciers, il formait une Poigne qui arpentait chemins et cités, vallons et bosquets pour garantir et assurer la Paix du Parakoï.
À la tête d'une Poigne, qui rendait Justice et exécutait elle-même les sentences, un Premier Justicier menait la troupe avec prépotence. Pour le distinguer de ses subordonnés, un ruban de cuir blanc s'enroulait autour du pommeau de son épée et un glaive d'or miniature, attaché à une chaînette, trônait autour de son cou.
Des casernes fortifiées et luxueuses abritaient certaines Poignes locales où toute une cohue de domestiques se bousculait pour le confort de la troupe estimée.
D'autres Poignes, itinérantes, sillonnaient les Trois pays et pouvaient réquisitionner auberges et palais, provendes et fourrages, bains et laveries.
Sur un chemin pavé que les premières feuilles automnales caressaient et ornaient de pointes de jaune, une de ces Poignes ambulantes avançait en cadence vers le sommet d'une colline et de l'auberge qui la surplombait, le Goupil Argenté.
Le Premier Justicier de la Poigne, en l’occurrence, une Première Justicière, déchaussa ses étriers d’airain. Elle posa pied à terre et tendit les rênes de son destrier admirable au petit garçon boutonneux qui l’accueillit. Le maigrichon aux cheveux gras, subjugué par tant de dorures et d'éclats, ne put balbutier qu'un salut courtois et révérencieux. À la vue de l’insigne en or qui se balançait sur le torse brillant de la Première Justicière, il pencha la tête en signe de soumission.
Des feuilles mortes tourbillonnaient sous un vent frais qui déshabillait progressivement les arbres aux ramures exposées. Le vieux chêne dénudé étalait ses larges branches au-dessus de la Poigne merveilleuse. Ses glands, éparpillés sur le sol humide, craquaient sous les lourds sabots ferrés et les éperons ouvragés. Le ciel s'était emmitouflé dans un lourd manteau gris, comme s'il voulait se prémunir du froid qui embrassait la campagne en contre-bas. Une feuille humide, portée par une rafale malicieuse, vint se coller sur les cheveux ébènes de la Première Justicière qui venait d'ôter son heaume d'acier. D'un geste délicat, elle chassa l'inopportune et poussa la lourde porte de l'auberge pour y entrer, seule.
Dans le foyer, sur la gauche de la salle commune, un feu crépitait joyeusement. La graisse d'un porcelet embroché dégouttelait sur les braises et ravivait des flammes qui léchaient la chair caramélisée. Le fumet du rôti réchauffait autant les âmes que la flambée revigorait les corps des premiers frimas automnaux.
Trois travailleurs, assis sur des tabourets, réchauffaient doigts et orteils engourdis autour de l'âtre. Ils saluèrent synchroniquement la Première Justicière d'un abaissement du menton. Les travailleurs appréhendaient la nouvelle arrivante. Ils conservaient en mémoire le terrible châtiment que l'un des leurs avait subi lors de l'agression du crieur écarlate. La Justice, froide et terrible, l'avait pendu le soir même. Venait-elle cueillir un nouveau condamné ?
L'émissaire du Parakoï s'approcha du lourd comptoir et replaça sa longue natte tressée par-dessus son épaule. La Dame, de son énorme main, déposa un verre d'une liqueur brune devant la Justicière.
— Soyez la bienvenue dans mon humble établissement Justicière. Mes boutanches et le goret sont à votre disposition. Vous pardonnerez la modestie de mes couches mais je vous garantis de quoi loger tous vos hommes et du bon foin pour vos bêtes.
La Justicière ne toucha pas au verre offert. Elle s'assit sur un tabouret pour faire face à l'imposante tenancière. D'une voix douce et posée, la Justicière déclina l'invitation quelque peu contrainte :
— Je ne resterai pas. À vrai dire, je suis venue jusqu'ici pour vous parler.
Elle sourit à la Dame qui fut parcourue d'un frisson glaçant. Le calme dont se paraissait la Justicière valait mille menaces vociférées. Son minois si délicat et plein de charme masquait un potentiel de nuisances infinies. Un soupçon infime ou un silence agaçant et ce visage angélique enfonçait son interlocuteur dans des affres foudroyants. Ses yeux bleus n'avaient de douceur que l'apparence. La Dame comprit que son unique option consistait à coopérer honnêtement.
La Justicière repoussa du bout du doigt le verre qui glissa jusqu'à la Dame et ajouta :
— Si vous souhaitez vous rendre aimable, répondez simplement à mes questions. Vous serez la plus cordiale des hôtes. Je tâcherai alors de recommander votre auberge à tous les itinérants qui parcourent nos ravissantes campagnes.
La Dame s'éclaircit la gorge et gratta nerveusement son double menton. Elle essaya de faire bonne figure mais balbutia :
— Comme il vous plaira Justicière. C'est un honneur de pouvoir aider la Justice. Vous savez, il ne se passe pas grand chose dans mon établissement. Mes clients sont d'honnêtes travailleurs. De braves hommes qui ne cherchent que chaleur et convivialité. En quoi puis-je vous renseigner ?
La Justicière posa son index sur le comptoir et le fit tournoyer délicatement, comme si elle y dessinait des lettres invisibles. Sans quitter son sourire délicat et assurément sincère, elle réagit aux propos de la tenancière :
— D'honnêtes travailleurs ? La saison dernière, un crieur écarlate ne s'est-il pas fait agresser par l'une de ces intègres personnes, ici même ? À moins que vous ne remettiez en question la sentence du Parakoï ?
La Dame crut ses jambes faillir sous son poids. La menace à peine voilée la fit transpirer à grosses gouttes. Elle s'essuya le front d'un revers de manche, affaiblie par une chaleur soudaine :
— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, ma Grâce. Assurément la Justice a été équitable. Le Parakoï ne peut être atteint sans réponse rigide.
— Rigide ?
— Ferme. J'ai voulu dire ferme, ma Grâce. Pardonnez ma maladresse. Je... Je ne demande qu'à servir notre Guide Bien-aimé.
Du bout de son ongle, la Justicière tapotait le verre rempli de liqueur. Le tintement résonnait aux oreilles de la Dame comme un glas inéluctable. Avec son long doigt fin, la noble chevalière vint caresser la courbure du verre. Assurée de la crainte de l'aubergiste, elle questionna froidement :
— Où est passé votre associé ?
— Mon associé ? Je gère toute seule mon auberge. Le garnement qui vous a accueilli m'aide pour sûr, mais on ne peut pas appeler ça un associé.
La Justicière tapota à nouveau le verre, plus énergiquement cette fois-ci. La Dame déglutit.
— Ce n'est pas de lui dont il est question. On m'a parlé d'un petit homme moustachu avec un grand sourire un tant soit peu… dérangeant.
La Dame ne put cacher les tremblements de ses mains. Elle les camoufla derrière le comptoir.
— Je... je ne sais pas où il est. Depuis qu'il est parti je n'ai pas eu de ces nouvelles. Que... qu'a-t-il fait ?
— Ce n'est pas à vous de poser les questions. Maintenant que nous parlons de la même personne, confirmez-vous qu'il soit parti le lendemain de l'agression du crieur écarlate ?
— Je... peut-être bien que oui. Je ne sais plus exactement. Il est parti au début de l'été.
— Pour quelles raisons je vous prie ? N'était-il pas installé ici depuis une dizaine d'années ? Comment s'appelle-t-il ?
La Dame était confuse. La Justice recherchait Bulle de Savon, qu'elle avait recueilli, qu'elle estimait comme un ami cher. S'était-il laissé embrigader dans une mauvaise passe par les deux maraudeurs ? Que pouvait-elle faire ? Nier ce que la Justicière pouvait apprendre de n'importe qui serait une sottise fatale. Elle devait raconter ce que tout le monde savait de lui et garder sous silence ses petits secrets. Pour son protégé, la Dame était prête à ne dire que des demi-vérités. Après un silence gêné, elle répondit :
— En effet, il travaillait ici depuis longtemps. Le pauvre était muet. Je n'ai donc jamais su son prénom. On l'appelait Moustache. Il était très discret et serviable. Dix années de loyaux services mais ce matin-là, lorsque je suis descendue, il n'était pas à son poste. Aucun signe de lui, pas même une lettre. Il est probablement parti avec le chariot et ma petite Joyeuse, une adorable petite jument. Volatilisé.
La Justicière ne semblait pas convaincue par la réponse de la Dame. Elle retira sa main du verre et remit en place une mèche qui lui tombait sur les yeux.
— Ne trouvez-vous pas la coïncidence suspecte ? Si je n'étais pas Première Justicière et vous petite tenancière, vous me diriez que c'est le propre de la coïncidence. Je vous l'accorde volontiers. Voyez-vous, puisque vous êtes franche et honnête avec moi, laissez la Justice du Parakoï l'être en retour envers vous. Première coïncidence, depuis le départ de votre Moustachu muet, de nombreux événements inexpliqués, rationnellement entendons-nous bien, se sont produits dans les environs. Une Poigne anéantie, une citadelle enflammée et un Second Sujet carbonisé, une pendue devenue reine de la chute libre, des brigands étonnamment traumatisés par des visions ubuesques. Deuxième coïncidence sympathique, savez-vous quel est le point commun à toutes ces infortunes ? D'après de nombreux témoignages, un petit homme moustachu et souriant. Admettez que peu de personne répondent à cette description singulière. Je dois bien vous le dire, après tant de franchise de votre part, que je vous soupçonne de mentir. Vous savez combien la Justice apprécie le mensonge. Car, voyez-vous, plusieurs témoins assurent avoir entendu ce petit moustachu parler. Extraordinaire pour un muet, n'est-ce pas ? Passons à la troisième coïncidence, et vous admettrez que tant de hasards ne peuvent en être un. Je veux parler du crieur écarlate, agressé sans raison valable dans votre établissement. Qui était encore présent lors de ce fabuleux drame ? Notre Moustachu.
La Justicière débitait son argumentaire devant des yeux éberlués. L’inquiétude fit place à une angoisse qui couvrit la Dame de sa chaude couverture.
— Ajoutons d'autres coïncidences, nous n'en sommes plus à une près. Dès le lendemain, après dix années de loyaux services, comme vous dîtes, voilà que le muet bavard se volatilise. Si mes sources sont bonnes, et elles le sont je peux vous le garantir, ce même soir deux hommes inconnus gitaient ici. Un gros chauve d'une cinquantaine d'années, pas beaucoup plus grand que Moustachu muet, et un jeune homme avec de longs cheveux. Et, ho ! Hasard des hasards ! Ces deux mêmes individus patrouillaient en compagnie d'un petit moustachu souriant en plein milieu des affreux événements dont nous avons tous connaissance. Alors, que pensez-vous de tout ça petite Dame ? Persistez-vous à vous enfermer dans votre mensonge qui ne vous conduira, au mieux, qu'à un cachot humide et sombre pour la fin de votre vie ? Ou comptez-vous me livrer, généreusement j'entends bien, tous vos petits secrets nauséabonds ? Car voyez-vous, nous ne parlons pas de simples chamailleries entre chenapans crasseux mais bien de rébellion contre le Parakoï. Je vous l'offre de bon cœur, je soupçonne votre Moustachu de s'acoquiner avec deux malfrats qui veulent se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas, des démons. Moustachu est-il démoniaque ? J'en douterais volontiers. Vous aussi, non ?
Un écureuil bien téméraire, sur le rebord de la fenêtre, tapotait de ses petites griffes un gland savoureux.
La Dame ne sut comment réagir face à ce flot de révélations. Bulle de Savon un démon ? Elle ne put offrir qu'une bouche bée de stupéfaction. Aucun son n'en sortit.
Devant cet hébétement prolongé, la Première Justicière soupira :
— Ne rien me dire reviendrait à beurrer une biscotte carbonisée. Si ma courtoisie ne vous sied pas, nous pouvons toujours recourir à des procédés moins élégants. Entre dames respectables, quel dommage.
La Justicière plaça sa main sur le cuir blanc de son pommeau, bien en évidence du regard mortifié de la Dame. Hypnotisée par la poignée métallique, surmontée d'un rubis éclatant, la maîtresse des lieux marmonna :
— Je... je suis un peu décontenancée. Moustache serait l'un des démons qui font tant parler d'eux ?
La Justicière la coupa sèchement :
— Les démons ne peuvent exister. Le Parakoï nous en préserve. Attention à vos propos. Ils frisent l'hérésie.
— Pardonnez-moi, ma Grâce. J'admire au plus haut point le plus Puissant des Puissants. Que sa Bonté Infinie nous submerge...
— ...et que son Éclat Céleste nous éclaire.
— Moustache sait effectivement parler, ma Grâce. Pardonnez à nouveau les égarements d'une petite sotte irréfléchie. Moustache est bien parti avec ces deux étrangers que je n'avais jamais vus auparavant. Il était las de la monotonie de sa vie. Il pensait qu'un peu d'aventures lui apporterait un changement bienvenu. De là à être responsable de toutes ces horreurs ! Moustache est le plus doux des agneaux. Il est frêle, tout menu, doux et...
Elle voulut le qualifier de sensible, mais ne voulut pas mentir de nouveau à la Justicière et laissa sa phrase en suspens. La Dame connaissait l'existence du Don de son ami et l'origine de son sourire malaisant et décida de ne pas en faire mention.
— Pourquoi l'avoir fait passer pour aphasique durant toutes ces années ?
— Aphasique ?
— Muet. Êtes-vous sûre de tout me dire ou la lumière de la Justice doit-elle dissiper toutes ces zones d'ombre que je discerne dans vos affabulations ?
La Justicière parlait toujours d'une voix calme, presque détachée, comme si l'interrogatoire qu'elle menait ne l'intéressait guère. Pourtant, elle était aux aguets, à l'affût de la moindre incohérence maladroite. Face à un nouveau silence pesant, la chevalière s'impatienta :
— Vos tergiversations me fatiguent tenancière. Vous admettez connaître ce séditieux de la Paix du Parakoï, cet ignoble assassin du Second Sujet du pays Randais et de tous ces pauvres innocents qui ont brûlé vif dans les flammes de ce brasier insupportable. Ce vil malfaiteur qui a réduit à néant une Poigne Glorieuse de notre Parakoï Bien-aimé. Si vous n'avez rien d'autre à me confier, voici ce qu'il va se passer...
La Justicière saisit le verre et l'inclina pour en déverser le contenu sur la lourde planche qui la séparait de la Dame terrorisée. Les trois travailleurs, qui n'avaient pas manqué un mot du terrible échange qui se jouait derrière eux, feignirent soudainement une surdité préservatrice.
L'émissaire glorieuse trempa son index dans la liqueur et le porta à ses lèvres délicates. Puis, elle tendit son doigt humecté vers la Dame et, d'une flexion lente, lui fit signe d'approcher un peu plus près d'elle. Sur le ton de la confidence, elle murmura pour ne pas être entendue des oreilles indiscrètes :
—Je dois vous faire une confession. Je vous ai aussi menti. Je ne suis pas venue ici pour vous parler mais pour vous arrêter. Gardez vos petits secrets, cela m'est bien égal. Ce que je veux, c'est mettre la main sur les trois scélérats. Quoi de mieux que deux amis emprisonnés puis exécutés pour faire sortir de sa cachette le petit Moustachu et sa petite bande de malandrins ? Restera-t-il cloîtré dans sa tanière ou pointera-t-il le bout de son nez mignon ? Je suis bien curieuse.
La Dame, pétrifiée par cette condamnation inattendue, balbutia :
— Deux, deux amis ? Que... voulez vous dire ?
— Cela n'est-il pas évident ? Vous-même et le petit boutonneux de devant l'auberge.
— Vous ne pouvez pas ! Guerlain est à peine...
La Justicière posa sa main sur la joue rebondie de la Dame et, toujours en chuchotant, lui coupa la parole :
— Je peux faire ce qui m'enchante. Je suis le Bras Glorieux du Parakoï. Si je juge nécessaire la mise au cachot du marmot alors, il ira. Si je devais envoyer au gibet tous vos honnêtes clients pour retrouver cet ennemi de la Paix, alors je le ferai. Le sacrifice des uns est nécessaire pour la sécurité de tous. Le Parakoï ne restera pas inerte face à ces émeutiers. L'ordre doit régner. Votre ami sème les graines du chaos. Rien ne m'empêcherait de sortir la lame de mon fourreau et de vous l'enfoncer en travers de la gorge. Ici. Maintenant. Estimez-vous chanceuse. J'ai besoin de vous vivante.
La Justicière tapota la joue trempée de sueur de la grosse aubergiste puis se leva du tabouret.
À cet instant, trois nouveaux Justiciers s'engouffrèrent dans l'auberge. Leurs carrures impressionnantes, décuplées par leurs armures imposantes, donnaient l'impression de rétrécir considérablement la grandeur de la pièce commune. Ils avancèrent vers le fond de la pièce et posèrent leurs mains, toujours gantées, sur une Dame complètement sidérée. Elle n'opposa aucune résistance et sortit sous les yeux effarés des travailleurs.
Le porcelet, toujours caressé par des flammes crépitantes, dégageait une odeur qui ne parvenait pas à réconforter les âmes apeurées.
Dehors, les rafales ne faiblissaient pas. Quelques gouttes venaient s'écraser sur les carreaux du Goupil argenté. Le ciel grondait au loin, annonçant un orage imminent.
Lorsque la Dame arriva sur le seuil, sous l'enseigne ballant au vent de son établissement, elle aperçut le petit garçon en larmes. Guerlain était attaché par une longue corde à un destrier avec des liens qui lui entravaient les poignets. Le petit appela à l'aide, ses yeux embués de détresse et d'incompréhension. Résignée, la Dame baissa le regard et prit place derrière un autre cheval. Elle fut également attachée et devrait marcher sur plusieurs lieues jusqu'à ce qui risquait être sa dernière demeure.
Après une heure de marche sous une pluie drue, des petits cratères de boue se formaient sous les pas lourds de la Dame. Des bruits de succions accompagnaient chacune de ses enjambées. Les gouttes lui faisaient plier l'échine autant que la fatalité qui l'accablait. Son tablier entièrement trempé lui collait à la peau. Devant elle, Guerlain n'avait pas cessé de pleurer. Ses cheveux mouillés se plaquaient en de grandes mèches desquelles dégoulinaient des filets d'eau. Guerlain chuta et fut trainé sur quelques toises par le puissant destrier avant que son maître ne fit halte. Il fut relevé abruptement, transi de froid et crotté de la tête aux pieds. Une lampée d'eau leur fut donnée mais la cadence n'en fut pas moins ralentie.
Sur leurs montures géantes, les Justiciers portaient d'amples tuniques imperméables et avançaient en silence. Le vent et le clapotis de l'averse froide étouffaient les gémissements plaintifs de Guerlain. Les liens lui meurtrissaient les poignets. Le frottement incessant du chanvre sur ses mains jointes fit éclore des cloques douloureuses. Des écorchures au genou et au flanc droit saignaient et le brûlaient aussi sûrement qu'un fer chauffé à blanc. Son calvaire déchirait l'âme impuissante de la Dame qui, bien que plus robuste, souffrait tout autant de l'expédition.
Elle se coupa de ce monde alarmant pour s'enfermer dans des cogitations moins rassurantes. Elle connaissait la bulle qui entourait son ami et doutait sincèrement que son malheur ne l'affecte et le pousse à agir. D'ailleurs, le souhaitait-elle ? Qu'importe ce qu'il avait pu commettre, elle ne voudrait pas le voir aux mains de cette Justice immonde. Son insensibilité pouvait le sauver. Il devait se détourner d'elle et du petit afin de se préserver. Qu'en serait-il d'elle alors ? Le gibet ? L'écartement ? La noyade ? Croupirait-elle au fond d'un cachot jusqu'à dépérissement ? Même si Bulle de Savon la sortait par miracle de ce cauchemar, devrait-elle vivre en fugitive, harcelée par la mort aux trousses ? Quel que soit l'avenir qu'elle projetait, la Dame aboutissait à un tableau tragique où la Grande fossoyeuse la fauchait impitoyablement. Finie sa vie simple mais comblée, envolés les rires enivrés dans son auberge modeste, disparu le labeur satisfaisant d'une rude journée d'hiver. Même le plaisir banal d'une caresse sur sa Joyeuse lui échappait à jamais. La Destinée lui réservait des heures funèbres et elle ne pouvait que s'y résoudre.
Le calvaire du périple cessa lorsqu'ils arrivèrent à la caserne de la Poigne locale, dans la petite cité fortifiée de Tesquieu. L'homme du guet abaissa le pont-levis. La procession s'engouffra par la porte fortifiée dans la ville depuis longtemps endormie. Deux grandes tourelles surmontaient à chaque angle la fortification massive. Lorsque la Première Justicière fut à l'abri des intempéries, sous la voûte de la porte, le veilleur l'interpella en lui tendant un rouleau scellé :
— Ma Grâce, une missive vous est parvenue.
La Première Justicière s'en saisit, toujours en selle et reconnut le sceau du Grand Maréchal du pays d'Astirac. Elle fit sauter le cachet de cire en tirant sur la cordelette qui en était prisonnière. Elle ouvrit le pli et le lut :
Velya,
Le mal qui affaiblissait votre mère la ronge plus profondément. Son dernier souffle est pour bientôt. Rentrez.
Votre Père,
Angust de Clarens
J'en oublie on bonjour ;)
J'ai adoré ce chapitre ! J'ai un peu vu venir la fin, mais pas tant que ça, ça va ^^
Après je me demande si elle ne sait pas qu'elle poursuit son frère, elle a l'air d'être bien informée, et des gens qui ont l'air de se téléporter ça doit lui rappeler quelque chose...
J'ai hâte de lire la suite !
Je suis content que ce chapitre t'ait plu :)
Pour l'instant elle n'a aucun soupçon particulier, je te laisse découvrir la suite avec ce personnage que l'on reverra plus tard et qui prendra de plus en plus de place :)
Mais oui, c'est bien la soeur de Krone, je suis content que le lecteur le comprenne dès la première lecture, j'avais craint que la simple signature de la fin ne soit pas suffisante, n ayant évoqué qu'une fois au chapitre 8
Très belle introduction de ton nouveau personnage. Le cadre autour de la Première Justicière est très bien distillé : la Justice peut être personnifiée sous les traits d'une sublime jeune femme. J'ai beaucoup aimé ce chapitre qui nous ramène à l'endroit où tout a commencé.
Ton interrogatoire et le phrasé de Velya sont juste excellents. Par contre, à force de m'habituer à ton style, tu m'as ouvert de grosses portes. Entre ta narration très descriptive et les "coïncidences" très bien informées et racontées à cette Poigne locale, tu m'as directement fait émerger deux hypothèses : si elle ne parle ni de Fil ni de Krone mais essentiellement de Bulle, c'est qu'elle est forcément liée à l'un des deux premiers larrons.
Avec un peu de déduction et de logique, on retrouve son identité avant la missive finale. Pas la fille de Fil vu l'état final de sa chère et tendre... donc...
Après, c'est peut-être mon seul ressenti mais de manière objective, si ses "coïncidences" portaient aussi sur l'ensemble des démons, j'aurais pu me faire prendre. Après, tu parles à quelqu'un qui a mis deux chapitres avant de lâcher le prénom d'une "inconnue" donc déformation pro on dira XD
Excellente narration, une fois de plus. Très belle introduction ! Hâte de voir la réaction de Bulle !
Une toute petite perle pour toi sinon :
— Les démons ne peuvent exister. Le Parakoï nous en préserve. Attention à vos propos. Elles frisent l'hérésie. -> Ils*
Bon, par contre, c'est moins glop pour la Dame, et même si je l'apprécie beaucoup, j'avoue que je manque un peu d'empathie sur ce coup, parce que les trois autres ont tellement fait n'importe quoi que c'était sûr que ça allait arriver, et du coup, j'ai un peu de mal à avoir de la peine pour eux ^^" J'espère quand même que, si rationnellement, Bulle s'est dit qu'il devait venger Joyeuse, il se dira aussi rationnellement qu'il faut faire quelque chose pour la Dame, même si bon, l'avenir s'annonce sombre dans tous les cas pour elle.
Par contre, la lettre finale, c'est violent dis donc ='D La soeur a changé depuis le temps. Les punitions ont dû êtres très sévères pou opérer un tel revirement x) Du coup, je me demande, à quel point est elle devenue embrigadée et pense sincèrement que ce qu'elle fait c'est juste, que le Parakoi est bon et tout et tout (et que donc sauver son frère, c'était une erreur de jeunesse) ou est-ce que c'était juste une façon de donner le change, de faire semblant, voir d'obtenir une position pour aider son frère en cas de souci (et que son frère a priori, les autres c'est pas ça ='D ). Bref, pas mal de questions sur ça, et je suis très curieuse de voir comment la réunion entre ces deux-là va se passer =D
Pour la Dame, j'avoue qu'elle ne représente qu'un prétexte pour lancer l'intrigue suivante... sans trop de surprise, le trio va essayer de libérer la Dame et le gamin boutonneux. Apres, tu t'en doutes, ils ne vont pas faire dans la dentelle :))
J'espère que la suite te plaira...
La fin du chapitre est bizarre. En quoi cette lettre est importante ?
Mes notes :
"un glaive d'or miniature, attachée à une chaînette, trônait autour de son cou."
> Trônait ? Le choix du verbe est étrange pour un collier autour du cou.
"Le Premier Justicier de la Poigne, en l’occurrence, une Première Justicière,"
> Pourquoi ne pas tout de suite dire "la première justicière" ?
"il pencha la tête en signe de soumission."
> Au vu de la 1ere phrase, on s'attend à être dans un monde sexiste. Cela pourrait se voir dans l'attitude du garçon qui au lieu de l'admirer pourrait se demander ce que fait une femme dans cette tenue ?
"La graisse d'un porcelet embroché dégouttelait sur les braises"
> Miam, c'est trop bon le porcelet à la broche
"La Justice, froide et terrible, l'avait pendu le soir même."
> Ah ben tu vois, ils l'ont pendu !
"Elle s'assit sur un escabeau élevé pour faire face à l'imposante tenancière"
> Je ne comprends pas ce qu'elle fait. Elle monte une échelle ? En armure ? Pourquoi fait-elle ça ? A-t-elle à ce point besoin d'asseoir son autorité sur l'aubergiste ?? Au contraire, je l'imagine en équilibre sur cette escabeau branlant donc ça donne une image un peu ridicule
"Le calme dont se paraissait la Justicière"
> Le choix du verbe me paraît bizarre ici
"La Dame comprit pleinement que son unique option consistait à coopérer honnêtement."
> Maintenant qu'on connait mieux les gars du Parakoi, on s'en doute un peu 🙂 (et attention tu as 2 adverbes ici)
"Mes clients sont fidèles et d'honnêtes travailleurs"
> "Mes clients sont fidèles et honnêtes" ou "Mes clients sont de fidèles et d'honnêtes travailleurs"
> Pourquoi mentionner "fidèles" ici ? C'est l'aubergiste qui parle de ses clients. Dire qu'ils sont fidèles revient à dire qu'ils passent leur temps à se saouler ici, je ne sais pas si c'est la meilleure des choses à dire à un flic 🙂
"Elle devait raconter ce que tout le monde savait de lui".
> J'enlèverais ce "de lui"
"Car voyez-vous, nous ne parlons pas de simples chamailleries entre chenapans crasseux mais bien de rébellion contre le Parakoï."
> À ce moment, elle pourrait sortir une sorte d'avis de recherche wanted avec les trois ou juste Bulle et le lui montrer ? Après tout, ton monde n'est pas vraiment le moyen âge, je l'imagine plus tard d'ailleurs genre XVII-XVIIIe siècle
> "Que sa Bonté Infinie nous submerge...
— ...et que son Éclat Céleste nous éclaire."
> J'aime bien la façon de se répondre comme ça
"Leurs carrures impressionnantes, décuplées par leurs armures imposantes"
> Je trouve que ça sonne un peu bizarre les 2 adjectifs en -ante qui se suivent
"devrait marcher sur plusieurs lieues jusqu'à ce qui risquait être sa dernière demeure."
> Drôle de phrase je trouve
"La marche forcée à un rythme soutenu épuisa les deux prisonniers."
> Je me demande si cette phrase de tell est vraiment utile comme on le voit en show s'effondrer ensuite.
Mdr pour l'escabeau, j'avais en tête un tabouret.... je rectifie tout ça car, en effet, la situation en devient comique et absurde :)
Merci pour ce commentaire qui permet de corriger certains détails.
La lettre à la fin est très importante car on apprend que cette Justiciere s'appelle Velya et qu'elle est la fille d'August de Clarens. (Peut etre que tu n'as pas le chapitre 8 à l'esprit, mais le lien est assez évident : c'est la soeur de Krone... celle qui l'a aidé à s'échapper de ses parents...)