Le soleil se levait sur l’arène d’Uchaud. J’avais 18 ans. Pour la première fois, sous mes yeux ébahis, se préparait un phénomène de grande envergure. L’association Somnium Bellator, spécialisée dans le jeu de rôle grandeur nature, dont je faisais partie, envahissait les arènes pour une journée de fête médiévale fantastique dans un village à la bordure de Nîmes. Les artisans s’établissaient en dehors de l’arène dans des stands de bois, alors que mes amis s’agitaient dans tous les sens pour installer de la sonorisation et autres poteaux pour délimiter le parcours des visiteurs. Il faisait bon. J’avais décidé de porter une robe rouge vif qui marquait les gens à mon passage. À mon bras droit, j’avais mon épée. Dans mon dos, ma flûte dans un carquois. Nous étions prêts.
C’était la première fois que Somnium Bellator organisait un tel évènement, si bien qu’il faisait assez amateur vu de loin. Mais malgré un budget faible, ils avaient tenu à ce qu’il y ait de la musique en scène durant l’évènement, et comme je faisais partie de l’association, ils m’avaient simplement demandé de dépanner. Quand je faisais du jeu de rôle en pleine campagne, déguisé en elfe troubadour, ma musique était un moyen de gagner confiance en ce que je faisais, ainsi beaucoup m’avaient déjà entendu de plus ou moins loin. Et j’ai accepté, en leur promettant même un peu plus que ma présence.
Ma mère, ma sœur, une amie de la famille et moi jouions régulièrement de la musique traditionnelle ensemble. Nous avions une sorte de groupe de garage, qui existait uniquement pour nous faire plaisir. J’étais à la flûte, ma mère au violon, notre amie à la guitare et ma sœur au chant et à la percussion. Nous nous appelions « Saturday », parce que nous répétions les samedis après-midi. C’était un nom simple, qui évoquait un peu ce qu’on était. J’avais peu espoir qu’elles acceptent, mais finalement, quand le soleil d’été brûlait le sable des arènes, elles étaient là. Mon père installait nos micros alors que j’échangeais quelques passes d’escrime en mousse avec un ami ; avant de jouer, j’avais besoin de me défouler.
À la dernière minute, des membres de l’association nous demandèrent des titres qu’ils avaient envie d’entendre. L’un d’eux réclama « Le grand coureur », un air emblématique pour beaucoup d’entre eux. Ma sœur, en voyant le nombre de paroles, eut un mouvement de recul. Mais la chanson était simple, elle était entraînante, entêtante, elle était belle. Alors, j’ai imprimé rapidement les accords, le texte, et promis à ma sœur qu’elle n’aurait pas à tout chanter seule. J’avais le cœur battant, en prenant cette décision. J’avais pris l’habitude de jouer de la flûte dans un micro, mais chanter ? C’était quelque chose qui m’avait toujours été éclipsé.
Nous étions installés dans une partie des gradins, à l’ombre. Le soleil se réfléchissait sur le sable des arènes. Il faisait monstrueusement chaud. Il n’y avait pas grand monde autour de nous. Certains membres de Somnium Bellator combattaient dans le centre de la lice. Quelques visiteurs, parfois, s’y essayaient. La plupart des gens étaient à l’extérieur des arènes, à parcourir les stands des artisans. Nous avions donc été sonorisés de manière à être entendus tout autour de la place. Nous avions un public potentiel, mais nous ne le voyions pas, ce qui rendait la situation assez étrange. Mais nous avons joué, comme si nous étions un samedi à la maison. Sans erreur, méthodiquement, morceau après morceau, dans un ordre que nous avions déterminé à l’avance. Je comptais le temps avant « le grand coureur ». Sa nouveauté m’intriguait, me stressait, me galvanisait. J’avais hâte de voir ce dont j’étais capable.
Je fis une petite introduction instrumentale avec ma mère avant de commencer le chant. Ma voix tremblait, mais elle portait, forte et fière. On aurait presque pu croire que c’était un vibrato volontaire. Droit dans ma robe écarlate, mes longs cheveux détachés et libres dans le vent pour la première fois depuis longtemps, je me mettais dans la peau d’un personnage qui aurait pu être celui d’un jeu de rôle : une femme pirate, combattante au vêtement rouge vif de sang, avide de gloire. À côté de moi, la guitare plaquait les accords avec force, me permettait de garder le rythme : pour me rassurer, je tenais ma flûte dans une main, bien que je n’en jouais plus. Je ne pouvais pas m’en séparer, malgré tout.
Quand c’était au tour de ma sœur de chanter, je respirai. La longueur du texte et son tempo rendaient le tout assez difficile à enchaîner seul. Nous nous retrouvions à chanter à deux pour le petit refrain, revenant sans cesse. À son arrivée, je ne pouvais m’empêcher de sourire. Il était tant plaisant de déclamer ainsi à pleine voix, elle a mes côtés.
Quelques personnes vinrent nous voir alors que la chanson filait son cours. Puis, quand le soleil brûlant se rapprochait de l’horizon et que nous descendions enfin des gradins de l’arène, beaucoup me rejoignirent pour me féliciter. Personne ne m’avait entendu chanter avant cet évènement, plus d’un avait été surpris de découvrir ma voix ainsi, si différente de ce à quoi elle peut ressembler quand je parle avec timidité. Un tournoi d’escrime entre tous les membres de l’association avait été organisé pour la fin de journée et j’avais tenu à y participer, malgré ma longue robe et mes chaussures légères. Mon visage défiant en faisant face aux adversaires tranchait avec mon apparence féminine, tant et si bien qu’alors que je sortais de l’arène, je remarquai quelques amis m’appeler « la dame en rouge ». Et bien que jusque-là, je n’aimais pas être confondu avec une femme, ce terme-là m’emplit de fierté. Cette dame en rouge, armée de deux épées à la finale du tournoi, finit troisième.
C’est un air que « Saturday » n’a jamais abandonné, il est peut-être devenu un de nos chants les plus aboutis. Et je l’interprète toujours avec la même fougue, tenant ma flûte contre moi pour me donner du courage. Pourtant, ce chant parle d’une triste déconvenue d’un navire corsaire… Mais quand je le déclame, je revois cette fière dame en rouge, assumant sa liberté dans une journée de déguisement. Depuis, j’ai coupé mes longs cheveux et j’ai arrêté de porter des vêtements féminins, priant pour que ma faible pilosité faciale et la lueur de combat dans mon regard déconcertent tous ceux qui me prendraient pour une fille. Mais je garderais toujours précieusement ces souvenirs et ces photographies de moi dans cette tenue, durant ce chant et ce tournoi. Il me rappelle avec force cette époque où j’avais à prouver et où j’osais peut-être un peu plus, une flamme écarlate brûlant dans mes yeux.