La légende de Saint-Nicolas - Agnès Chaumié

Par Pouiny
Notes de l’auteur : https://youtu.be/yURLJdPMTfU

J’ai souvent évoqué ici la musique qui enveloppait la maison familiale, et il est vrai qu’elle a été très longtemps omniprésente. Mais je n’avais pas vraiment mentionné que cette musique, dans mon enfance, s’étendait jusqu’à la nuit.

 

Je pense que nous n’avions pas l’habitude du silence, il était si rare dans une demeure de musiciens et une famille de trois enfants. Quand le soir venait, il était difficile pour nous de dormir ; il m’arrivait parfois de parler tout seul pour combler le vide. Alors ma mère a acheté des postes CD et cassettes, et au moment de nous coucher laissaient tourner un album de chanson pour enfant, celui de notre choix. Même pour mon frère, qui était plus âgé, cette habitude resta peut-être jusqu’à la fin de l’école.

 

Nous ne manquions pas de musiques pour enfant, à l’époque. Nous avions la quasi-intégralité des « Fabulettes » d’Anne Sylvestre, mais également du Henri Dès ou du Steve Waring. Mais le CD qui marqua le plus mes nuits d’enfance était celui d’une artiste que je ne connaissais pas. Il s’agissait de la compilation des chansons de Noël pour les enfants par Agnès Chaumié.

 

Il y avait beaucoup de titres doux, enfantins, quand ils n’étaient pas interprétés par des enfants eux-mêmes. Ainsi, c’était très probablement mon album nocturne de prédilection. Je m’endormais si vite avec que je ne devais à peine écouter que deux ou trois chants avant de sombrer. Mais une nuit vers mes 7 ans, j’eus le malheur de me réveiller au mauvais moment.

 

« Ils étaient trois petits enfants, qui s’en allaient glaner aux champs… » La légende de Saint-Nicolas résonnait dans les ténèbres. Du haut de mon lit superposé, je ne distinguais rien. Des formes étranges et mouvantes se dessinaient dans l’obscurité, sous mes yeux. En dehors du poste radio qui grésillait, quelque part sur le bureau, tout était monstrueusement calme. Toute la maison dormait, même les chats qui peut-être ronronnaient sur un canapé. Je m’étais réveillé sans raison et je n’avais pas à l’être. Malgré l’air doux de la guitare acoustique, une terreur glaçante vibra dans mon dos.

 

« … Ils n’étaient pas sitôt entrés, que le boucher les a tués! Les a coupé en petits morceaux… Mis au saloir, comme pourceaux! » Je connaissais cette chanson, et elle me faisait déjà peur quand je l’entendais. Mais cette nuit-là, son histoire prit une tout autre ampleur. Les formes devant mes yeux imageaient les scènes. Un boucher, comme mon grand-père. Un couteau, comme ceux de la cuisine. Trois enfants, comme mon frère, ma sœur et moi. Le miracle de Saint-Nicolas ne pouvait pas surmonter la mort sauvage et douloureuse qui se déroulait dans l’obscurité. J’avais l’impression de la vivre en l’écoutant, alors que la légende suivait son cours. J’enfonçais ma tête dans les couvertures, essayant d’étouffer le son qui emplissait l’air de ma chambre. J’avais du mal à respirer.

 

Il était difficile de s’émerveiller sur cette fin expéditive où Saint-Nicolas ressuscitait les enfants tués, quand il était précisé que leur disparition avait duré sept ans avant qu’il n’arrive. Sans plus de détail, il était facile d’imaginer la détresse de mes parents si jamais je devais mourir, cette nuit, pour la totalité de mon âge. Il ne semblait pas idiot de présumer qu’en sept ans, des gens avaient pu manger des bouts de ces enfants. Est-ce qu’ils étaient vraiment revenus à la vie sans égratignure ? Ou restait-il les marques sanglantes des coups de couteau qui les avaient découpés en petit morceau, avec des manques, dévorés par des clients ? La chanson était en même temps très claire et très avare de détails. La pire question était : pourquoi le boucher avait-il décidé d’assassiner trois enfants ? Le fait de n’avoir aucune réponse me terrorisait. Cela signifiait qu’il y avait des gens qui pouvaient me tuer pour strictement aucune raison. Les quatre minutes de la musique durèrent une éternité, et elle persista après elle, car j’étais tant affolé que je n’entendais même plus la chanson qui suivait.

 

Il me fallut du temps pour laisser ces questions s’évanouir dans l’obscurité et tomber de fatigue. Mais ce souvenir d’angoisse intense ne s’effaça jamais. Il me reprenait chaque fois que cet album revenait. Désormais, je priais pour m’endormir vite, au son des morceaux que j’adorais, essayant d’oublier celle de mes cauchemars. Je ne saurais dire si c’était une méthode efficace.

 

Il est certain que comme la plupart des contes, cette chanson a été écrite pour faire peur aux enfants. Il y a assez de détail pour évoquer des images morbides, et pas assez pour les comprendre. Le meurtre totalement injustifié devient un manque de chance, un hasard qui pourrait se reproduire. J’ai fini par développer une fascination pour cet air à l’ambiance anxiogène. Même adulte, dans l’obscurité de la nuit, elle arrive encore à me donner la chair de poule. Jamais je ne pourrai oublier qu’elle a provoqué, par son texte froid et sa mélodie étrange, l’un des plus grands moments d’angoisse de mon enfance.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez