Le gris de la vie

Première rencontre

 

La première fois que je l’ai rencontrée, j’étais assis sur le banc d’une petite place de village. Je me morfondais sur ma vie merdique et j’étais en train de réfléchir au meilleur moyen d’y mettre un terme. Tourné sur moi-même, je n’accordais aucun regard au monde alentour, entièrement happé par mon désespoir et le tsunami de tristesse qui me submergeait. Soudain, un pigeon eut le malheur de s’approcher un peu trop près et je le chassai d’un violent coup de pied. J’en voulais à la terre entière et violenter ce volatile m’apporta une brève satisfaction avant que ma colère ne se retourne de nouveau contre moi. Ma souffrance avait atteint une telle intensité qu’elle me devenait insupportable. Je n’avais plus d’autre choix que de me flinguer pour arrêter de souffrir.

– Petits, petits… Oh, que vous êtes gourmands et pressés ce matin !

Je tournai la tête et découvris, assise à ma gauche, une petite vieille en train de jeter des graines à ces satanés pigeons qui se battaient pour les avaler. Depuis quand elle était là ? Je ne l’avais même pas vue arriver ! Concentrée sur le manège des bestioles, elle ne semblait me prêter aucune attention. J’en profitais pour l’observer un peu. Elle portait une espèce de longue robe parme, style baba cool, des sandales en cuir usées. Ses longs cheveux blancs étaient tressés sur le côté et lui arrivaient à la hanche. Son visage halé était ridé comme une vieille pomme. Elle tourna doucement la tête et me fixa. Son regard intense d’un bleu azur me troubla. Que cette femme avait dû être belle dans sa jeunesse !

– Vous ne trouvez pas que le gris est une couleur magnifique ? me demanda-t-elle de but en blanc avant de poursuivre son lancer régulier de graines.

Le gris, une couleur magnifique ? Super, j’étais tombé sur la cinglée du village. Il ne me manquait plus que ça ! J’observai la placette. Le ciel, ce jour-là, était bas et… gris. La façade de la mairie était… gris clair. Le bitume, les pigeons, le banc, les maisons… gris. Bordel, je n’y avais pas prêté attention mais le monde dans lequel je vivais était gris ! Tu parles d’une couleur ! Et avec tout ça, je m’étonnais d’avoir un horizon complètement bouché, des idées noires et des envies de suicide ! Décidément, quelle vie de merde…

– Le gris est l’une de mes couleurs préférées… Je ne sais pas pourquoi, mais elle m’a toujours fait penser au jour où mes parents sont arrivés en France. Voyez-vous, ils venaient de Pologne. Ils ont fui leur pays pour échapper à la misère, et dans l’espoir de trouver une vie meilleure dans le pays de la Liberté et des Droits de l’homme. Ils y croyaient vraiment, à ces valeurs. Ils sont arrivés en France en 1937, avec pour tous bagages une valise, un bébé sous le bras et la grand-mère paternelle. Enfant, je me suis toujours représentée leur arrivée par une journée grise, pluvieuse. Je les imaginais marchant sur une route de campagne, la douane derrière eux, épuisés par leur long périple, mais avançant la tête haute, heureux d’être accueillis par cette nouvelle patrie. Ma mère me portant sur sa hanche, mon père soulevant courageusement leur seule valise et ma grand-mère les suivant à petits pas pressés pour rester à leur hauteur ! Un vrai cliché en noir et blanc où les nuances de gris accentuaient les mines réjouies des personnages ! Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris qu’en fait nous étions arrivés de Pologne en train. À la gare, mon oncle paternel nous attendait. Il nous a hébergés pendant quelques semaines, le temps que mon père trouve du travail à la mine. Ensuite, nous nous sommes installés dans une petite maison de coron. Je n’ai aucun souvenir de cette époque, j’étais beaucoup trop petite. Je n’avais pas encore un an. Mais quand j’y repense, c’est le gris qui domine. C’est étrange, vous ne trouvez pas ?

Personnellement, je ne voyais rien d’étrange à tout cela. Débarquer dans le Nord de la France, travailler à la mine et vivre dans un coron, tu m’étonnes que tout soit gris dans ses souvenirs ! Plombant. Mais je m’abstins de tout commentaire, convaincu que mon silence et mon air renfrogné la décourageraient à poursuivre. Mauvaise idée…

– A peine installés en France, la guerre rattrapa mes parents et frappa le pays de plein fouet. Mon père fut enrôlé dès le début et il partit au front pendant trois ans. Il reçut une balle dans la jambe en 1942 et manqua d’être amputé. Devant son acharnement à vouloir garder sa jambe, les médecins ont capitulé, mais ils lui ont quand même enlevé la moitié du muscle de la cuisse pour éviter la gangrène. Réformé, il est rentré à la maison en 1943, boiteux et souffrant en permanence de la jambe, mais vivant. Nous avons retrouvé un semblant de vie familiale.

" En mai 1945, les Allemands ont débarqué dans le village. Ils étaient agités, sur les nerfs ; ils fouillaient toutes les maisons, arrêtant certains hommes. Apparemment, ils cherchaient des personnes bien précises. Mes parents, alertés par les cris extérieurs, avaient pris soin de me cacher avec ma grand-mère dans la fausse cloison du mur qu’ils avaient fabriquée au retour de mon père. Je pouvais les voir, par un petit trou, assis à la table, se tenant par la main et se parlant à voix basse. Ils avaient l’air si calmes. Ma grand-mère debout derrière moi observait elle aussi la scène depuis un autre trou à sa hauteur.

" Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit et des soldats envahirent la pièce. Mon père s’était levé d’un bond et placé juste derrière ma mère, la main sur son épaule. Les soldats et mes parents discutèrent d’abord calmement jusqu’à l’arrivée d’un autre soldat accompagné d’un villageois qui leva un doigt accusateur vers mes parents. Je ne comprenais pas ce qui était en train de se jouer, mais je savais au plus profond de mon être que quelque chose de terrible allait se produire. Des larmes coulaient sur mes joues et je commençais à renifler. Je voulais sortir de ma cachette, courir vers mes parents et trouver refuge dans leurs bras protecteurs. Ma grand-mère se contenta de me tenir fermement contre elle et plaqua sa main sur ma bouche. Impuissante, je vis les soldats saisir violemment mon père et ma mère, puis les placer contre le mur en face de nous. Un des militaires leur posa une question, mais ils gardèrent un silence obstiné. Le capitaine cria un ordre.

" Trois soldats s’alignèrent devant mes parents. J’eus le temps de voir une dernière fois leur visage. Ils regardaient dans la direction de la fausse cloison. Dans leurs regards se lisait une terreur panique. Des coups de feu retentirent. Les vêtements de mes parents se tâchèrent de rouge et ils s’affalèrent lourdement sur le sol. Avant de quitter les lieux, les soldats inspectèrent minutieusement la pièce, mais ne découvrirent pas la cachette où ma grand-mère et moi nous tenions serrées l’une contre l’autre, couvertes de larmes.

" Trois mois plus tard, c’était la fin de la guerre. Je vécus deux ans avec ma grand-mère qui mourut un soir brutalement alors qu’elle préparait le repas. C’est la voisine qui me découvrit le lendemain à côté du cadavre. J’avais passé la nuit à hurler et pleurer, accrochée au tablier de ma grand-mère. On m’expliqua que le cœur de la pauvre femme éprouvée par la mort de mes parents s’était arrêté de battre. Je fus placée dans un orphelinat, comme pupille de la nation. Tous les membres de ma famille ayant trouvé la mort au cours de cette terrible guerre. Quand j’y réfléchis, je trouve extraordinaire que les premiers souvenirs d’enfance qui m’ont véritablement marquée sont les corps de mes parents et de ma grand-mère, fixant le plafond de leurs yeux inertes. Des images terribles et qui m’ont valu de nombreux cauchemars.

Enfin, elle se tut. Mais qu’est-ce que j’en avais à foutre de ses souvenirs et de son passé ? Pourquoi elle se croyait obligée de me raconter sa vie ? J’observais le manège des pigeons, sentant l’exacerbation et la colère prendre le dessus. Contre toute attente, ce fut la curiosité qui l’emporta, et presque malgré moi, je m’entendis lui demander :

– Vous avez su pourquoi les Allemands avaient tué vos parents ?

Mais qu’est-ce qui m’était passé par la tête ? À tous les coups, j’allais en avoir pour au moins trois heures d’explications ! Moi et mes bonnes idées à la con…

– C’est amusant que vous me posiez la question, car il y a peu de temps que je connais la vérité. À l’orphelinat, les autres enfants et les adultes racontaient que mes parents avaient été tués parce qu’ils étaient juifs.

Bingo, c’est exactement ce que je pensais ! Mais visiblement, ce n’était pas la vérité… Décidément, elle avait le chic pour piquer ma curiosité ! Je gardai le silence et elle poursuivit.

– En fait, mes parents ont aidé des juifs à se rendre dans des lieux sûrs. Ils ont ainsi sauvé une trentaine de personnes, un tiers était des enfants. Ils leur ont évité les camps de concentration. Certains villageois avaient accepté de les cacher chez eux en attendant que mon père les conduise à l’abri. Ils ont été dénoncés par un habitant du village. Je trouve cela tellement injuste que mes parents soient morts à quelques mois de la fin de la guerre. Vous vous rendez compte qu’ils ont préféré aider des inconnus au péril de leur vie au lieu de s’occuper de moi ? Et tout ça pour quoi ? Pour m’abandonner, me laisser seule au monde avec comme unique souvenir leur exécution sous mes yeux ! Un fardeau que je porte encore aujourd’hui…

Sa dernière remarque me bouleversa au plus haut point. Allez savoir pourquoi, j’imaginais sans peine l’immense douleur éprouvée par cette petite fille devenue orpheline et privée de ses parents à cause de leurs choix. Mais quels choix ! Bon Dieu, ils avaient sauvé des vies, des enfants condamnés à mourir dans les pires conditions qu’il soit ! Un étrange sentiment de fierté m’envahit soudain et me donna presque les larmes aux yeux.

– Vos parents sont morts en héros, ils se sont comportés comme des héros ! Eux au moins, ils avaient choisi d’agir au lieu de se contenter de discours enflammés au coin d’une table. Dans l’ombre, ils ont lutté à leur manière pour la Liberté, la Vie, fidèles à leurs valeurs et à celles du pays qui les avait accueillis. C’est pour vous et seulement vous qu’ils se sont sacrifiés. J’en suis convaincu.

A peine avais-je fini de parler que mes propres paroles m’explosaient au visage. Mais pour qui est-ce que je me prenais ? Eux au moins, ils avaient choisi d’agir, j’étais sacrément gonflé de lui balancer une telle remarque alors que je tournais en rond dans ma vie, que j’étais incapable de me bouger pour m’en sortir, moi, qui n’avais trouvé comme solution que celle de me flinguer ! Je me dégoûtai moi-même d’être capable de dire cela alors que je n’étais qu’une merde.

– Des héros ? Mes parents ? Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle… Pour être franche, je ne me suis jamais demandée ce qui avait pu pousser mes parents à risquer leur vie pour des inconnus. La liberté, la paix, un monde meilleur… Moi… Eh bien, ils devaient être vraiment convaincus de leurs idéaux pour agir de la sorte !

Elle marqua une courte pause, me fixant intensément avant d’esquisser un sourire emprunt de reconnaissance.

– Finalement tout n’est qu’une question de point de vue. Il suffit de changer un tout petit peu l’angle de perception, et les choses prennent une autre dimension, une autre vérité… Et le gris foncé devient subitement beaucoup plus clair et léger. Ah, désolé mes amis, déclara-t-elle à l’adresse des pigeons tout en se levant du banc, mais le sac de graines est fini. Il est temps que je rentre.

Je la regardai s’éloigner. Elle repartait comme elle était apparue : dans la plus grande discrétion, sans même m’avoir jeté un dernier regard ni salué.

Je me retrouvai seul sur le banc, seul avec mes sombres idées et ses souvenirs. À mon tour, je décidai de rentrer dans mon minable studio. Sur le chemin, je ruminais son histoire, la mienne aussi par la même occasion.

Mais qu’est-ce que cette vieille pomme ratatinée s’imaginait ? Quelle était la seule à avoir souffert enfant ? La seule à avoir un premier souvenir merdique ? À bien y réfléchir, le mien n’était pas mal non plus dans le genre : mon père se battant à coups de pieds et de gifles avec ma mère, cette dernière courant après mon paternel avec un couteau de boucher à la main, mes parents se hurlant dessus… Tiens, j’aurais dû le lui balancer au visage mon putain de souvenir de la famille parfaite !

À peine rentré, je m’affalai sur mon fauteuil et fumant clope sur clope, je continuai à remonter le fil de mon enfance.

En couple, mes parents s’engueulaient en permanence ; au moment de leur divorce, ils se déchirèrent pour avoir ma garde à coup d’avocats, de multiples formes de garde alternées, de vacances spoliées pour l’un ou pour l’autre. Ah, ils l’aimaient leur petit chérubin ! À en faire chier l’autre le plus possible !

Jusqu’à ce qu’ils refassent leur vie chacun de leur côté. Remariage, nouveaux foyers, des enfants. Et moi, au milieu de tout ce beau monde, refourgué dès que possible chez l’autre parent parce que j’étais devenu difficile, ingérable, jaloux. Le paquet de trop. Le vilain petit canard de la portée. Celui qu’il fallait éjecter du nid pour s’occuper des autres !

Bref, des parents bien vivants mais qui ne se seraient pas sacrifiés pour leur premier enfant. Et elle voudrait que je la plaigne, elle et ses souvenirs ? Des clous, ouais !

Retrouvant mes vieux démons que j’avais momentanément oubliés en écoutant les sornettes de la vieille aux pigeons, je me cloîtrais entre mes quatre murs, mâchouillant mon os du désespoir, prêt à mordre le premier qui tenterait de m’enlever ce qui me rendait si malheureux, et avec raison.

 

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Pierre Delphin
Posté le 15/01/2022
C'est une belle écriture.
Il est si difficile de comparer les sentiments. de comparer les souffrances. de comparer les bonheurs.
Nos sentiments, souffrances, bonheurs, ils nous appartiennent, ce sont les nôtres. Il sont inclus dans notre état, dans notre histoire. cela s'apaise parfois, mais ne s'oublie jamais.

Je vous laisse, car j'ai rendez-vous avec le chapitre suivant.
Didie Clau
Posté le 16/01/2022
Il est vrai qu'on ne peut comparer le vécu des uns et des autres car chaque personne est unique, mais je trouvais justement intéressant de mettre en parallèle deux chemins de vie apparemment bien différents avec un passé pas toujours simple à porter et à assumer...
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