Joyeuse balançait sa longue queue soyeuse. Elle avançait d'un pas chaloupé et léger. La brave petite bête tirait sereinement le lourd charriot, escortée par les deux immenses étalons. Son maître sur le dos, aussi aisé à porter qu'une botte de paille, la laissait libre de ses mouvements. Il ne tirait qu'en de rares occasions sur son mors. Sa crinière en cascade, peignée par Bulle de Savon tous les soirs, ne contenait aucune brindille, aucun insecte emmêlé. Joyeuse s'ébrouait régulièrement car elle savourait les longues marches que lui imposait le trio ; les pavés irréguliers de la campagne randaise ne l'importunaient guère. Ses sabots curés frappaient le sol dans un rythme régulier et plaisant à l'oreille. Bulle flatta sa partenaire de voyage de la main et lui offrit un morceau de sucre en s'allongeant sur son encolure. Joyeuse avala la friandise avec ravissement.
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis la nuit des démons. Les trois nomades remontaient toujours le chemin le long de la Bise en direction des anciennes cités rivales de Berd et San Tin. Ils laissaient le fleuve tumultueux sur leur droite et le soleil levant dans le dos. La campagne randaise était beaucoup plus animée sur cette portion de route commerciale.
La cité de Myr attirait foule de commerçants, colporteurs et itinérants divers qui devaient emprunter ces voies pavées. Les derniers événements tragiques agrainaient maintenant curieux et charognards. Fil, ayant repéré un de ces indiscrets, se réjouit de ce nouvel afflux :
— Par leurs langues cancanières, tous ces fouille-au-pot ensemenceront la graine de la défiance au sein de la terre fertile du pays Randais. Qu'ils aillent se précipiter sur les cendres d'Odrian de Launys et de son palais effondré, qu'ils les répandent aux quatre vents ! Que le miracle de Ilysane s'ébruite jusqu'aux oreilles les moins réceptives et, de rumeurs en esclandres, que tous doutent de la protection du Parakoï. Le doute est père de rébellion et les superstitions destructrices de religions.
Le trio vagabonda paisiblement jusqu'au moment où le soleil inclina sa trajectoire dans le ciel. Ils quittèrent la voie principale pour s'enfoncer sur un chemin qui traversait un bosquet sombre. De l'autre côté, ils débouchèrent sur un hameau d'une dizaine de fermes, entouré d'une simple palissade de bois. Cette dernière offrait une protection rudimentaire contre les brigands insatiables.
Un groupe de petites gens, hommes et femmes, les accueillirent grands sourires aux lèvres. Chacun avait des mains de besogneux, avec cornes et ongles noircis par la terre. Chacun portait chemisier ou tablier salis par l'effort du labeur. Ils avaient les traits tirés par la fatigue, le teint gris et les joues creuses. Des poules maigrichonnes caquetaient et picoraient une terre sèche à la recherche de vers absents.
Krone marmonna :
— Ces gens ne mangent pas à leur faim, nous devrions faire halte ici ce soir et partager avec eux, chairs et vins. Bulle, enfile ton masque.
Un homme, de grande taille et aussi maigre que ses poules, avança vers eux les bras tendus :
— Soyez les bienvenus amis voyageurs. Nous n'avons que nos toits modestes et un peu de chaleur à vous offrir mais nos palissades suffiront pour que vous puissiez dormir sur vos deux oreilles.
Suspicieux, Fil souffla discrètement :
— Restons aux aguets. Cet air allègre ne me dit rien qui vaille.
Un garçonnet, le visage terreux et les mèches de cheveux maintenues en l'air par la crasse, caressa de sa main sale le flanc généreux de Joyeuse. Dans un chuintement dû à l’absence de dents, et un accent marqué, il s’exclama :
— Qu'elle est mignonne c'te p'tite pébête! Z'pourrai lui grimper sour le dos ?
Le garçon accentuait fortement sur les consonnes, donnant à son phrasé une rudesse qui contrastait avec son visage juvénile. Bulle de Savon se pencha vers lui et susurra :
— Tu pourras m'aider à la brosser si tu veux. Elle s'appelle Joyeuse.
— Souper ! Z'vous remercie m'sieur !
L'enfant repartit au pas de course vers une fermière qui lui ouvrit des bras aimant à son arrivée. Le grand homme maigrichon continua son discours de bienvenue à l'attention du trio en agrippant le licou de l'étalon de Fil :
— Vous pouvez m'appeler Chel, si vous avez la moindre doléance à nous soumettre, n'hésitez pas à vous en référer à ma personne. Nous ferons de notre mieux pour la satisfaire. On a une petite écurie si vous souhaitez faire reposer vos bêtes et leur proposer un peu de fourrages. Venez partager notre repas dans la pièce commune, vous avez certainement des nouvelles à nous communiquer. Des rumeurs agitent la campagne et les nerfs. Une petite fille serait revenue du monde des morts et aurait mis le feu au palais du Second Sujet pour se venger du Parakoï.
Fil trouvait l'homme beaucoup trop causant pour être prudent. En ce genres d'endroits isolés, il rencontrait davantage de teigneux méfiants que de bavards chaleureux. Pourtant, il profita de l'occasion qui lui était proposée pour alimenter les rumeurs déstabilisantes :
— Vous êtes un sacré babillard l'ami. Nous vous remercions pour votre hospitalité, nous participerons avec plaisir au souper commun en apportant une contribution personnelle. Figurez-vous que nous revenons de Myr. Nous avons assisté au miracle de cette pauvrine, et par deux fois ! Son plongeon aux côtés des deux démons fut sensationnel, son entrée dans le palais de flammes irréaliste !
Des curieux hébétés entouraient Fil. Ils buvaient goulûment les paroles fallacieuses du gros bonhomme. Il raconta, du haut de son étalon, dans les moindres détails, les péripéties miraculeuses qui avaient frappé la cité de Myr.
— Nombreux sont ceux qui disent que les démons envahissent notre monde et que le Parakoï ne peut rien contre eux.
La dizaine de personnes de l'auditoire, conquise et convaincue de la véracité de ces propos, échangea des hochements de tête complices et des murmures consentants.
Chel invita les voyageurs à descendre de leurs montures, puis avoua sur le ton de la confidence :
— Les temps sont durs mes braves, les pauvres gens, comme nous autres, ont de plus en plus de mal à nourrir leurs marmailles. Le Parakoï, d'où il est, entend les échos de nos supplications, cependant il ne fait rien pour nous venir en aide. Ça gronde doucement mais sûrement dans les environs. Ces signes ne trompent pas. Des ventres vides sont plus à même de se jeter dans des actes irréfléchis et désespérés. Quand les entrailles vous tiraillent, les piques et les lances ne vous impressionnent pas. Nous en parlerons plus longuement ce soir, nous n'avons que peu, nous vous l'offrirons de bon cœur.
Bulle de Savon accompagna Joyeuse dans les écuries, à l'arrière d'un long corps de ferme en pierre. Krone, sur ses pas, marchait en tenant les deux étalons par la bride. Ils passèrent devant un appentis ouvert sur une enclume et un fourneau éteint. De nombreux outils rouillés, suspendus aux poteaux, témoignaient de la sous exploitation du lieu et de son mauvais entretien. Plus qu'une forge, cet abri servait de débarras à des outils défraîchis et de mauvaise qualité. Scies, masses et pinces cohabitaient avec cognées, faux et serpettes.
Dans les écuries, quatre boxes vides recouverts d'une paille à la fraîcheur suspecte accueillaient les convives. Au fond, dans un cinquième enclos, un gros cheval de trait, dont la corpulence faisait peine à voir, mâchouillait péniblement du foin inodore.
Krone installa chacun des deux étalons dans les boxes de l'entrée. Pendant ce temps, Bulle de Savon remplissait quatre seaux de l'avoine qu'il conservait dans sa charrette. Il désattela ensuite Joyeuse à l'extérieur et l'affecta à une cellule plus petite que les autres, parfaitement adaptée à sa taille. Puis, avant de sortir tous deux, ils distribuèrent les seilles emplis de la céréale aux quatre équidés. Krone referma la portière coulissante et s'approcha de la carriole. Il souleva la bâche et mit sous le bras plusieurs bocaux de gibiers qu'il comptait partager avec les malheureux habitants du hameau. Krone lança à Bulle de Savon une large corde et lui dit :
— Enlaçons-la autour du charreton. Son contenu est une véritable tentation pour ces faméliques. Une fois fait, nous pousserons la charrette jusqu'à l'entrée de la salle commune où elle restera sous notre œil vigilant.
— Les crois-tu capables de nous délester de nos biens ?
Pendant que Krone se glissa sous la charrette pour y faire passer la corde, il partagea ses doutes :
— Tu as entendu comme moi ce qu'a dit ce Chel. Les ventres vides sont plus aptes à agir, et la turpitude n'affectera nullement leurs consciences. Soyons précautionneux.
— Veux-tu que je veille toute la nuit ?
Krone ressortit de sous la carriole avec le bout de la corde qu'il noua fermement pour sceller la bâche. Dans un souffle d'effort, il conclut :
— Ce ne sera pas nécessaire. Si un ou deux bocaux se volatilisent, ce ne sera que juste retour des horreurs que nous avons fait subir aux pauvres gens du palais du Second Sujet. N'allons pas risquer toutes nos réserves pour autant.
Krone plaqua ses deux mains sur la planche arrière et poussa délicatement la petite embarcation. Ils firent le tour dans des grincements harmonieux jusqu'à l'endroit où ils avaient laissé Fil. Il discutait toujours avec Chel dans la cour vidée de ses habitants. Krone intercepta la fin des propos de son ancien :
— ...un sale incendie qui lui a brûlé tout le bas du visage quand il était marmot. Mais on a réussi à lui sauver la moustache ! Hey Savonnette et Gamin ! Il faudrait songer un jour à huiler ces roues ! Un biturin vous entendrait arriver au cœur d'une beuverie de beuglards !
Le soleil se cachait derrière le bosquet quand Krone arrêta la charrette dans la cour du hameau. Chel s'excusa et se rendit au grand portail pour fermer totalement l'enceinte de bois. Le hameau se refermait des indésirables de l'extérieur.
L'été généreux offrait encore une de ces belles soirées où s'invitait, minute après minute, une nouvelle étoile scintillante qui sublimait davantage l'harmonie céleste.
Le battement sauvage de la nature envoûtait le hameau isolé. L'orchestre nocturne avec ses hululements, cris sauvages et frémissements de buissons jouait sa partition délicate.
Après une longue soirée conviviale, autour d'un souper frugal mais arrosé d'un tonnelet de cidre offert par Fil, le hameau s'endormit, ainsi que nos trois amis.
***
C'était le petit matin, les rayons obliques du soleil venaient éclairer la chambre qu'occupait le trio. Krone fut le premier à se réveiller et constata que les ronflements de Bulle n'avaient rien à envier à ceux de Fil. Même si le poids de la fatigue ne l'accablait pas, son corps menu requérait un sommeil récupérateur régulier. Krone s'étira longuement et regarda par l'ouverture qui donnait sur la cour. La charrette était toujours là et la bâche ne semblait pas avoir été manipulée. Krone sauta dans ses chausses et sortit de la chambre pour répondre à des besoins naturels. Il soulagea sa vessie dans un buisson sauvage à l'écart des bâtis. Krone croisa le petit garçon au fort accent. Il partait dès potron-minet vers sa journée de besognes en compagnie d'un petit groupe d'hommes et de femmes. Krone ressentit une pointe de culpabilité à voir ces pauvres gens gagner leurs maigres repas au prix de litres de sueur et d'efforts éreintants tandis que ses rapines lui offraient un confort immérité.
Krone chassa ses pensées et se dirigea vers les écuries pour procéder aux soins de ses bêtes. Il remarqua que le battant coulissant, qu'il avait fermé la veille, était grand ouvert. Son inquiétude naissante lui fit presser le pas. Il s'engouffra dans les écuries encore plongées dans la pénombre. Malgré le peu de visibilité, il constata que les deux grands étalons et le cheval de trait maigrichon étaient bien toujours à leurs emplacements. Cependant, au milieu de l'allée, le portillon du petit box, entrouvert, ne révéla à Krone qu'un emplacement vide. Joyeuse avait disparu.
Le cœur de Krone s'emballa. Il en sentait l'onde se répandre frénétiquement dans son corps. Une sueur froide le saisit dans la nuque. Il se précipita à l'intérieur de chaque alcôve mais nulle trace de la petite bête. La terre trop asséchée n'était marquée d'aucune empreinte de sabots. Krone fit demi-tour, sortit de l'écurie, la tête en perpétuel mouvement de recherche. Il fit deux fois le tour du petit hameau, en vain. Krone avança vers la palissade extérieure qui s'ouvrait sur le bosquet encore sombre. Joyeuse n'aurait pu s'aventurer d'elle-même dans une contrée inconnue. Le jeune homme retourna vers le corps de ferme et prit la décision de prévenir les deux dormeurs.
Entré dans la chambre, il s'approcha de la paillasse de Fil et le secoua énergiquement :
— Fil, réveille-toi. Joyeuse a disparu.
Ce fut Bulle de Savon qui s'éveilla à l'écoute de la supplique inquiète. Il se redressa sur sa couche. Si sa bulle le protégeait de toute forme d'anxiété, ses yeux ronds n'en témoignaient pas moins son étonnement.
Fil s'essuya un filet de bave d'un revers de manche et ouvrit de petits yeux encore collants :
— Que bafouilles-tu Auguste Gamin ? Savonnette a dû la sortir de son enclos pour lui dégourdir les pattes.
— Mais Bulle est là ! Je te dis qu'on nous a volé Joyeuse !
Bulle de Savon, dont le sourire inadéquat ajoutait du tragique à la situation, poursuivit :
— Et les étalons ? Sont-ils toujours là ?
— Oui.
Fil finit de sortir de sa nébuleuse et interrogea :
— Pourquoi s'emparer d'une petite bête sans valeur marchande et laisser deux beaux pur-sang valant chacun au moins vingt pièces d'argent ? Leur ancien propriétaire, j'en suis sûr, les récupérerait pour le double.
Bulle partagea son point de vue en murmurant :
— Ces deux étalons, que vous avez volés à un riche seigneur, seront difficiles à revendre sans éveiller des soupçons. Surtout si la transaction implique un miséreux. Un petit pécule vaut mieux que des questions gênantes.
Fil ôta une tige de paille collée dans le pli de son large cou :
— Un de ces mouisards nous la ferait à l'envers ?
Bulle posa une hypothèse glaçante :
— Si ce n'est tous. Leur accueil était trop généreux pour être sincère. Sommes-nous tombés dans une manigance dont Joyeuse était la principale cible ? Si l'un des leurs est dans le coup, pour sûr, ils ne le trahiront pas et préféreront se murer dans un silence complice.
Krone compléta la réflexion du petit bonhomme en se grattant le duvet léger qui recouvrait ses joues :
— Je parie une pièce d'argent qu'ils incrimineront des brigands.
— Un pari ? Tope-la ! J'dis qu'ils feindront une ignorance honteuse et mettront un terme à leur hospitalité généreuse. Les soupçonner serait les insulter, l'occasion idéale de nous mettre à la porte avec un bon coup de pied dans nos derrières remplumés, sans demander notre dû. Ou comment une minauderie se transforme en boucherie. J'imagine bien leurs têtes outrées, offensées par des suspicions déplacées ! Après nous avoir généreusement ouvert leurs logis et leurs cœurs, comment des rustres comme nous, osons les récriminer ! Alors Savonnette, tu prends les paris ? J'sens que j'suis en veine aujourd'hui. Pour ta Joyeuse, nous ne repartirons pas sur les grands chemins sans avoir remis la main dessus, Parole de Fil !
Bulle de Savon lui tendit une main parieuse que Fil saisit à la volée.
Après s'être habillé, Fil porta sur ses larges épaules les fontes qu'ils avaient entreposées dans un coin de la pièce de nuit. Ils se dirigèrent vers les écuries pour les charger sur les deux grands étalons. La carriole, trop petite pour les immenses chevaux, fut traînée jusqu'au bosquet extérieur et camouflée derrière un buisson à l'abri des regards curieux et des mains resquilleuses.
Bulle de Savon, avec l'aide de Fil, se hissa derrière Krone et lui ceintura les hanches pour se maintenir à une hauteur qu'il n'avait jamais atteinte.
Le hameau, vidé de ses occupants matinaux, n'avait été témoin du départ précipité du trio. Fil guida ses compagnons dans le sentier qui serpentait dans le bosquet. Il attendit d'être totalement isolé pour partager une révélation :
— Bon les Gamins, dès que nous sommes arrivés dans ce hameau, j'vous avais dit de rester sur nos gardes. Ce Chel, avec son sourire de coquin bonimenteur, m'a paru trop aimable pour être authentique. J'savais pas quel mauvais coup il manigançait mais j'mettrais ma senestre à couper qu'il n'est pas étranger à la disparition de notre Joyeuse. Cependant, le roi de la filouterie ne se fait pas doubler par un béjaune fougueux. J'ai lié à sa cheville un fil mental qui se déroule encore et encore derrière lui depuis la veille au soir. Remontons le fil et découvrons où se cache ce cauteleux. Soumettons-lui les doléances qu'il s'était engagé à satisfaire. Qu'il ne nous fasse pas croire qu'il ignore où se trouve notre brave bête, nous ne sommes pas des jobards.
Bulle de Savon se permit de poser une question pratique :
— Jusqu'à quelle distance peux-tu dérouler ainsi ton fil mental ?
— Bien assez loin Savonnette. Plus d'une lieue. S'il est parti au-delà, le fil se sera détaché mais nous aurons au moins la direction du capon. Mon Coût sera élevé à payer car mon Don est actif depuis plusieurs heures. Je compte sur vous si jamais il faut intervenir. En tout cas, il semble s'être engouffré dans ce petit sentier annexe, derrière les broussailles.
Krone s'étonna du chemin à suivre :
— Il n'a pas emprunté le sentier principal ? Qu'irait-il faire dans un sous-bois si dense et inaccessible ? Je ne le crois pas bûcheron et nous sommes encore loin de la période des champignons. Serait-il braconnier à ses heures perdues ?
Bulle de Savon se tira la moustache et commenta :
— Braconner avec un petit cheval ? Regarde ces branchages cassés et ces traces de sabots. Joyeuse est bien passée par là.
— Notre joyeux luron s'est bien payé notre poire. On n'en restera pas là, Parole de Fil.
Fil ouvrit le passage du haut de sa monture qui ne rechigna pas malgré le difficile accès. Il suivit son fil mental qui s'entremêlait dans les herbes folles et les fougères sauvages. Ils parcoururent ainsi plusieurs dizaines de toises en écartant déci delà des branches qui leur fouettaient le visage. Bulle de Savon, bien à l'abri du dos musculeux de Krone, n'eut nul besoin de son Don pour éviter les éraflures et les griffures.
Après une courte expédition, le fil les conduisit à une petite clairière et une masure en ruine. Le toit de chaume s'effondrait en un trou béant, une mousse luxuriante recouvrait les murs de pierres. Des racines grimpaient jusqu'aux ouvertures des fenêtres et s'engouffraient à l'intérieur par les carreaux détruits. Un gond rouillé maintenait une porte de bois en équilibre. Elle menaçait de s'écrouler au sol à tout instant.
Dans ce bosquet sauvage, la clairière paisible aurait pu être un havre de paix si des coups métalliques à la résonance creuse, ne l’avait pas perturbée. Des frottements de scies fatiguées crissaient et butaient sur une matière résistante. Ce vacarme détonnait dans cet endroit bucolique. À deux toises, la ruine étouffait ce tintamarre strident. Le trio posa pied à terre et s'approcha de l'embrasure de la porte où le fil mental arrêtait son cheminement. Du bout des doigts, Krone fit pivoter la porte autour du gond unique.
Une odeur de fer les prit fortement au nez. Des viscères s'amoncelaient en un tas putride dans le coin de la pièce. Le sol, mélange de poussières et de sang coagulé, glissait comme plaque de verglas en hiver.
Deux jarrets, deux jambes et une croupe délestée de la queue étaient débités en petits morceaux dans des sacs de lin grands ouverts. Deux silhouettes, penchées sur la dépouille, tentaient, avec une scie double, de trancher une tête dans une profonde entaille entre le garrot et l'épaule. Les deux bouchers tournaient le dos aux nouveaux arrivants. Allongée, la crinière soyeuse ensanglantée et collante d’hémoglobine, Joyeuse n'était plus que brisures et bouchées désassemblées.
Bulle de Savon fut le premier à entrer dans ce charnier nauséabond. D'un geste de la main, il empêcha ses deux compagnons de le suivre. Il referma la porte dans un grincement suppliciant. Le message était clair. Krone et Fil l'attendirent sur le seuil de la ruine. Krone, par-dessus les hurlements d'horreur qui sortaient de l'ancien refuge, commenta froidement :
— Sa bulle n'est-elle pas censée le protéger de la peine et de la haine qu'il devrait légitimement ressentir ? Son sang n'aurait-il fait qu'un tour malgré tout ?
Fil ne répondit qu’après une minute interminable. Son Coût l’immobilisait plus qu’à l'accoutumée.
— J’crois qu'il est parfaitement calme, Gamin. C'est d'autant plus effrayant. Tiens, un bruit de marteau ? Vu la plainte, ça doit être douloureux. Sa bulle n'empêche pas l'envie de vengeance d'émerger. Elle n'est juste pas guidée par la douleur ou la peine mais par une démarche froide et réfléchie. Ces captieux s’en sont pris à un être cher, sa morale lui indique d'agir. Tiens ? Des scies maintenant ? Tout aussi douloureux apparemment. Certaines vengeances sont réfléchies après de nombreuses années d'affliction mais l'acte, lui, est commis bien calmement. Disons que Savonnette à la capacité de sauter cette période de souffrance et de ruminations pour arriver directement dans le temps de l'action. Tiens ? Il y avait-il des clous là-dedans ? Je n'ai pas eu le temps de bien voir.
— S'en sont-ils pris à Joyeuse uniquement pour la viande qu'elle représentait ?
— Certainement, Gamin. La faim pousse aux folies. Préservons-nous-en. Tiens, les cris s'affaiblissent, que de simples murmures résignés à présent. La séance de torture doit toucher à sa fin. Ils n'oublieront pas de sitôt leur rencontre avec le prince des démons. Ils en porteront les stigmates pour témoignage.
La porte s'ouvrit sur un Bulle de Savon, évidemment souriant, mais étonnamment vierge de souillures. Les complaintes des deux suppliciés se perdaient dans la petite clairière. Bulle s'approcha de Fil et ouvrit la paume de sa main avant de souffler :
— Tu me dois une pièce Fil. Le pari sous-entendait de retrouver Joyeuse en un seul morceau.
Fil lui sourit et mit la main à la poche :
— P'tit garnement.
J'ai jeté un oeil au commentaire et du coup je rebondis un peu:
- je n'ai pas été choquée par l'embellissement de la légende par fil, ça va
- je rejoins syanelys, j'ai vite compris que joyeuse allait se faire tuer et manger, et comme manifestement les 3 trouvaient que le village était vraiment louche, je n'ai pas compris pourquoi ils était restés
D'ailleurs dans l'écurie il y a un cheval de trait que j'ai compris bien gras (tournure de phrase ambigue), donc village qui a fait une habitude de manger les chevaux
Il faudrait, selon moi, soit qu'ils restent avec fil qui convainc Krone que "mais c'est pas plus mal famé que d'habitude", ou qu'on essaie de les empoisonner à table pour récupérer les chevaux...
Le cheval dans l'écurie fait peine à voir plutôt. Les habitants du hameau n'ont pas l'habitude de manger les animaux , je n'ai pas voulu transmettre cette idée ^^
La suite du hameau est pour juste après, j'avais surtout besoin d'un prétexte pour faire sortir le trio et le refaire revenir pour qu'ils puissent rencontrer ceux qui l'attendent :)
A tres vite
En fil rouge, je suis resté dans un sentiment de gêne durant ce chapitre sur deux points distincts :
- Le hameau flaire le piège, Fil confirme même ce pressentiment. Joyeuse interroge même dès son arrivée gracieuse. Tout laisse penser qu'il y aura une arnaque. En tant que lecteur, je me plonge dans mes classiques : empoisonnement, embuscade, vol des affaires ou pourquoi pas une attaque surprise d'un autre possesseur de Don. Rien n'est fait contre tout ça, advienne que pourra, même si les villageois ont exprimé le fait qu'ils pouvaient péter un câble à cause de leur faim. Je retiens donc qu'ils arrivent comme des fleurs ici, n'échangent pas grand chose dans leur discussion pour être conviés directement à manger avec eux le soir et que leur trop grande générosité est marquée. Et c'est censé passer crème...
- Fil... Je suis au bord de l'abandon là ! Ok, il aime faire dans le pathos mais n'aime pas que les autres le fassent pour lui voler la vedette. Ok, il y a eu des imprévus dans l'incendie. Mais de là à s'en vanter ? En faire un exploit ? C'est trop contradictoire avec sa vision de la Justice qu'il essaie d'instaurer. Il cumule des morts sur la conscience, exprime des regrets et... "Parole de Fil" j'en parle ouvertement. Je suis assez "choqué".
Heureusement qu'il y a la scène de Bulle. Du grand art. Sa réaction sous effet de son Don est magnifiquement bien décrite. Le prince des démons est là. On le laisse faire de la boucherie dans la boucherie. J'ai beaucoup aimé. Tu aurais pu faire dans le gore avec un abus du Don de Krone mais la scène présentée était parfaite. On ressent bien les émotions cachées derrière l'absence d'émotions.
Merci Krone, de t'être fait la voix intérieure du lecteur. Hélas, le piège, trop évident, a pris. Merci d'exprimer des regrets, de porter le vrai fardeau des pérégrinations. L'un s'en fout royal et l'autre les fera glisser contre son gré.
Au grand plaisir de lire la suite demain. Je me dis que ce chapitre nous a permis de mieux cerner Bulle et de le faire entrer dans le bal du sang pour du sang. Allez, les démons, y a une révolte à faire :)
Quelques coquilles sinon :
Par leurs langues cancanière -> cancanières*
La dizaine de personnes de l'auditoire, conquis et convaincus de la véracité de ces propos, échangèrent des hochements de tête complices et des murmures consentants. -> conquise* / convaincue* / échangea*
Merci pour ton retour.
J'espère que tu vas te réconcilier avec Fil, il a plein de bons côtés, je te jure.
Ah, je pensais pas que la chute pour Joyeuse était si prévisible. Je souhaitais surprendre mon lecteur : tout le monde peut mourir dans ce monde.... Meme un membre du trio. Spoil? ;)
Fil cherche pas à se vanter, juste il veut répandre la rumeur des demons pour déstabiliser le Parakoi. Im es donc obligé d en faire des tonnes sur les demons et leurs pouvoirs phénoménaux...
Si tu veux je t organise un tête-à-tête avec Fil. Vous ne pouvez pas en rester là...
J'entends l'argument de la rumeur des démons mais ça dénote beaucoup avec ses récentes réflexions. Il faudra que je m'y habitue avec ce mode "The show must go on" :)
Et j'avoue que j'ai de plus en plus de mal à cerner Fil. Il disait avoir des regrets pour l'incendie, mais dans ce chapitre, il est juste en mode "Chouette, je vais pouvoir raconter mon histoire" avec genre zéro regret ^^" La seule marque de regret vient de Krone. Même quand Joyeuse a disparu (et que ça pouvait potentiellement déjà être trop tard pour elle), il blague, fait des paris en mode il en a rien à faire. Et à la fin, face à Bulle qui demande une pièce pour le pari, c'est limite s'il le traite pas juste de pingre. Il y a un certains "je m'en foutisme" qui tranche totalement avec les émotions qu'il dit avoir. Au final, à part ses mots, il montre rien, et je finis par me dire si c'est pas juste un enfoiré qui essaie de faire croire aux autres.
Note, je ne reprocherai pas à un personnage d'être un enfoiré. Il en faut hein. Mais ce qui me perturbe, c'est que de temps en temps, il y a des passages courts où Fil essaie de ne pas passer pour un enfoiré, dire qu'il a des regrets, des sentiments, autre, mais dans les narrations, les descriptions et autres, ça ne ressort pas, et du coup, ça donne juste l'impression qu'il a menti en ayant des regrets. C'est le cas ? (Si c'est le cas, ok, j'ai envie de dire, il a le droit, mais au final, je suis un peu perturbé de pas réussir à trancher s'il ment et que c'est pour qu'il laisse pas paraître ou s'il a vraiment des regrets). Surtout que parfois, les grandes envolées lyrique au milieu d'un moment normalement anxiogène (disparition de Joyeuse), je trouve que ça fait un peu trop.
D'ailleurs, ils se disent "protecteurs des petits", mais ils laissent Bulle massacrer les deux paysans. Je comprends pourquoi Bulle fait ça, c'est probablement l'un des passages violents les plus justifiés. Mais peut-être au moins que quelqu'un fasse une réflexion qu'il y a peut-être pas besoin de les torturer ? Qu'ils crevaient juste la dalle et qu'ils ont probablement juste voulu éviter de voir des gamins mourir de faim ? Certes, Joyeuse était un très cool cheval, mais à choisir entre la vie de tes enfants et un cheval inconnu, c'est normal de faire ce choix quoi ^^" Cadonne vraiment l'impression d'une moralité très variable qu'ils tordent selon ce qu'ils veulent et qui est pas vraiment auto-cohérente ^^" Après, c'est peut-être l'effet que tu veux, mais je préfère détailler un peu mon ressenti ^^
Merci de partager tes ressentis. C'est sûr qu'en écrivant, je ne me doutais pas que mes éventuels lecteurs pouvaient ressentir des choses que je ne comptais pas transmettre... j'ai du mal m'y prendre... car je ne veux pas faire passer Fil pour un salaud sans-coeur. Tous ses regrets sont sincères, il ne ment pas. J'avais dans l'idée de faire de lui un personnage haut en couleur, qui se laisse déborder par un "excès d'enthousiasme" qui font que, très souvent, ça déborde et vire au drame contre sa propre volonté. C'est un adage qu'il aura un peu plus loin dans l'histoire : Agir et après réfléchir.
Son projet de protéger les petits contre les grands oppriment est aussi, quand je l'ai écrit, sincère. J'avoue ne pas du tout avoir pensé à la compassion qu'il aurait pu avoir pour les mecs du hameau qui voulait que se nourrir. Dans mon esprit, il préfère laisser Bulle faire ce qu'il à faire, car après tout, ils s'en sont pris à une amie chère (car un animal peut-être un ami oui ! :) )
Après, il a la blague -trop- facile. C'est un trait de caractère que je lui ai fait développer, un moyen de défense qu'il a pour se protéger des horreurs du monde...
J'espère que son caractère n'est pas trop incohérent et que ça ne te rebutera pas pour la suite et que ça ne te sortira pas de l'histoire.
Et je suis entièrement d'accord qu'un animal peut être un ami, mais vu la situation, le comportement des paysans peut se comprendre même si on approuve/accepte pas quoi ^^'
Petite question : Fil n'a-t-il pas senti son fil bouger quand le cheval a été volé ?
Mes petites notes :
"Le hameau, vidé de ses occupants matinaux, n'avait été témoin du départ précipité du trio."
> Où est-ce qu'ils sont tous passés ??
"Joyeuse n'était plus que brisures et bouchées désassemblées."
> Oh non pauvre Joyeuse 😰
"Les complaintes des deux suppliciés se perdaient dans la petite clairière."
> Tu vois, là tu confirmes qu'il s'agit bien de dangereux meurtriers. Si j'étais toi, je clarifierais ce point dès le tout début (chap 1 où 2).
Je réponds ici pour les trois derniers messages.
Je ne voulais pas forcément faire passer le trio pour d atroces meurtriers. Comme dit dans l'ouverture du chapitre 1, Fil a toujours des plans merveilleux mais qui finissent toujours en eau de boudin... D'où ce gros dérapage dans l'infiltration de la Citadelle de Myr. Au départ, ils ne devaient faire de mal à personne, mais avec Fil, jamais rien ne se passe comme prévu... quand il dit "parole de Fil", il est sincère... cependant cela n'empêche pas qu'à l'avenir il se plante encore. J'imagine comme un gros éléphant qui veut être gentil à jouer avec des éléphants en porcelaine, et avec ses manières rustres, il casse tout et s'en veut après coup...
Je ne sais pas si j'ai assez réussi à faire passer ce sentiment. Apparemment pas assez :)))
Merci beaucoup en tout cas. Je vais retravailler le début sans doute pour accentuer cet aspect.
Au plaisir de te lire (un peu moins le temps en ce moment désolé)
A très vite !
> Pourtant c'est finalement comme ça que je les perçois à présent. Je me dis même que Fil peut mentir dans le chapitre 2. Peut-être est-ce lui qui a tué sa femme ? Ce serait original si c'était le cas et là, on comprendrait bien qui on suit.
Du coup, si tu veux que ce soit des gars avec des bons sentiments, mais ça dérape, ils doivent avoir des remords ou des conflits au sein du groupe. Là, ils ne devraient clairement pas laisser Bulle assassiner les 2 paysans (car ils ont volé, poussés par la faim, ce ne sont pas d'horribes pourris). Ou au moins, si Fil est un meurtrier, peut-être pas Krone ? Donc Krone ne devrait clairement pas cautionner ce meurtre-ci, ni le meurtre du paysan du premier chapitre, si je comprends bien sa psychologie. On s'attend à des actes de sa part et à ce que leur relation se détériore au fur et à mesure, mais en fait, non.
Pour Fil meurtrier de sa femme, en effet ça pourrait être original, mais malheureusement, pour la suite de l'intrigue (et même la scène finale du roman) j'ai besoin de laisser la situation comme écrite.
J'espère cependant que tu as envie de découvrir la suite des peregrinations du trio !
Je te dirai mon avis quand j'arriverai là.
D'ailleurs, je te conseille la série Peaky Blinders, elle est franchement bien, tu devrais aimer, c'est une histoire violente avec des truands :-)