Le héros de Bourg-en-boue

Il est des héros que le néant a repris, des noms que le vent des siècles a soufflés, des âmes ardentes ensevelies dans l’ombre, sans pierre, sans livre, sans mémoire. Ils furent des légions à lever le regard vers les cimes de la gloire, le cœur gonflé d’espérance, le bras tendu contre l’abîme. Ils rêvèrent de dragons enfouis, de ténèbres vaincues, d’un chant d’éternité gravé à la pointe de l’épée. Or l’Histoire, cruelle déesse, n’accorde son laurier qu’à une poignée d’élus. Les autres, malgré le sang versé, malgré l’audace et la flamme, sombrent sans un mot, sans un écho. Parfois, un murmure les frôle, une rime les effleure dans la bouche tremblante d’un vieux conteur, puis plus rien. Pourtant, tous avaient ce feu dans l’âme, ce désir fou d’être un jour prononcés avec respect dans la bouche des enfants. Le silence est vaste, la gloire n’a qu’un trône.

Un cœur vaillant nourri d’ambition rêvait de rejoindre le cercle sacré, et fort étroit, des héros célébrés. C’était au milieu des caquètements frénétiques et des bêlements obstinés, entre une poule couveuse et un biquet entêté, que notre preux de Bourg-en-Boue, l’œil fixe et la fourche encore tiède, prit la résolution solennelle qui scellerait son destin : l’aventure, enfin ! Assez pelleté, assez de trayons pressés, ce soir, il partirait.

Dans sa gibecière, il avait réuni tous ses trésors ; de la ficelle, des coquilles de noix, trois pièces de cuivre et un coutelas. Il attendrait que tout le bourg soit à son occupation et par un chemin rocailleux, il irait au-devant de ses exploits, prêt à s'enrôler dans l'armée du Parakoï, prêt à y récolter les honneurs guerriers. Sur les champs de bataille, il s’élèverait, au service du Meilleur des meilleurs, sculptant son image dans le marbre éclatant de la renommée. Son retour au bourg serait un triomphe vibrant, une liesse où chacun rêverait d’effleurer du regard cet être extraordinaire, ce héros façonné par le feu des combats et l’admiration des foules. La volonté farouche accrochée au cœur, l'espoir d'un avenir meilleur en bon conseiller, voilà qu'il guettait la lune gibbeuse pour s’éclipser sans murmure dans les ombres du crépuscule. Son premier pas sur le sentier de la gloire amena le deuxième. Sous l'excitation de cette nouvelle vie à écrire, voici qu'il allongea la foulée et se mit à courir. Il ne voulait pas manquer son rendez-vous car la gloire n'attend pas et se refuse aux genoux trop mous. Les étoiles brillaient et l'accompagnaient dans sa superbe quête, le vent frissonnait d'émotion devant cet élan merveilleux. La nature endormie se prosternait devant lui, le monde l'attendait, l'Histoire s'impatientait.

Vint alors le premier croisement et sur sa dextre, du mouvement. Il tourna la tête et sentit plus qu'il ne vit, les fougères vibrer, les hautes herbes s'écarter.

Notre héros de Bourg-en-boue en resta là car un phacochère en pleine charge n'a que faire des misérables. Sa dernière vision fut des plus troubles ; une défense dans l'aine, les intestins dans la boue.