Les loups chantaient en chœur dans la forêt. Ils chantaient pour la lune qui éclairait de son œil argenté les bois sombres. En famille, ils levaient le museau au ciel afin de s’imprégner de la magie sélénienne. Ils absorbaient sa nitescence pour se revigorer. Pour chasser la proie.
Cette chorale apeurait Tournerine. Cette nuit, elle courait à travers les arbres sans se retourner. Inutile de jeter un œil en arrière pour savoir qui la poursuivait. La pleine lune se montrait impitoyable avec la jackalope au pelage blanc. Elle était aussi brillante qu’elle et un prédateur la détectait avant même de la sentir. Quand on était un herbivore, se cacher s’avérait inefficace. Durant un certain temps, c’était l’idéal pour prendre sa respiration. Mais la célérité était l’ultime solution face aux chasseurs. Comme chaque poursuite, Tournerine espérait tomber sur moins rapide qu’elle.
Les grosses pattes de la bête tambourinaient sur le sol couvert de feuilles et de mousse. Alors que le son devenait plus fort, Tournerine contourna un tronc et dévala une pente en zigzags, ralentissant ainsi la course du monstre. Elle s’éleva vers le ciel d’un coup d’aile et gravit une nouvelle montée. Elle se posa et détala à travers les arbres. Le prédateur était loin derrière elle, mais ce n’était pas fini.
La jackalope s’enfuyait là où le vent la portait. La ville, qu’elle appelait la forêt grise, était un lieu qui fourmillait de cachettes en tout genre. Malheureusement, si elle semait le premier chasseur, un deuxième pouvait toujours la surprendre. Les chats n’étaient pas tous amicaux et d’autres créatures du zoo se nourrissaient de chair d’herbivore.
Alors que les premiers gratteurs de ciel se dressaient devant elle, elle percuta de plein fouet un être. Tournerine s’étala sur le sol, le pelage souillé de boue. Elle s’ébroua afin de retrouver ses esprits. Un lapin la fixait avec terreur, les yeux ronds comme des pommes. Un lapin aussi blanc qu’elle. Furieuse, la jackalope s’apprêtait à lui crier ce qu’il fichait sur son chemin et s’il ne pouvait pas regarder où il mettait les pattes. Mais le monstre la poursuivait encore et hurler sur une deuxième proie n’était pas une bonne idée. Alors que la terre tremblait de nouveau sous eux, la hase poussa l’égaré du museau et lui somma de la suivre.
Tournerine prit vite les devants et, cette fois-ci, elle jetait des coups d'œil derrière elle. Le lapin la talonna sans poser de questions. Il était plutôt lent, mais est-ce que tous ses cousins à longues oreilles étaient ainsi ? La jackalope le mena sur le dos d’une pente et fondit vers la forêt grise.
Les deux proies zigzaguèrent entres les cadavres de monstres métalliques, désormais couverts de mousse et d’herbes. Tournerine se glissa par un orifice dans l’un des gratteurs de ciel et monta un chemin de pierre qui conduisait au sommet, plus petit que la moyenne à cause de récents effondrements. Elle s’arrêta devant l’un de ces murs invisibles. Elle y posa ses pattes et regarda au travers. Le monstre avait perdu leur piste. Une fois assurée qu’il ne les suivait plus, la hase se tourna vers l’inconnu, intrigué.
Le lapin blanc humait l’air humide, déboussolé. C’était peut-être la première fois qu’il pénétrait dans ces lieux construits par les humains. Beaucoup d’animaux n’osaient s’aventurer dans ce monde d’anciens cauchemars. Les odeurs brutes et nauséabondes leur agressaient les sens. Parfois, certains s’y perdaient et se faisaient dévorer. Mais s’il restait avec Tournerine, il aurait des chances de sortir d’ici.
Le lagomorphe l’interrogea du regard. Ses yeux étaient aussi lumineux que la Voie lactée. Ils se plongeaient dans ceux de sa sauveuse avec une étrange curiosité, comme s’il essayait de lire ses pensées. Tournerine avait la désagréable sensation qu’elle se trouvait face à un lapin qui n’avait jamais vu un jackalope. Dans toute sa réflexion, l'inconnu semblait se demander s’il devait lui faire confiance ou non. Gênée, la hase brisa le silence au bout d’un moment :
– Tu t’es perdu ?
Oui, bien sûr qu’il était perdu ! Elle l’avait arrachée de la forêt alors qu’un sanguinaire la poursuivait et l’avait emmenée dans ce gratteur de ciel ! Mais comment aborder cet être apeuré et désorienté ?
– Oui, répondit-il d’une petite voix.
Tournerine ne s’attendait pas à ce qu’il lui parle. C’était une idée stupide, mais ce lapin dégageait une aura singulière. Alors qu’elle analysait la pureté de son pelage, une impression étrangère s’empara d’elle. Le lapin paraissait contenir une magie des plus puissantes, comme s’il n’était pas ce qu’il semblait être. Un changeur de forme ? Cette pensée l’inquiéta. Comme elle tombait en général sur un autre prédateur, elle se méfia. Mais sa prudence disparut aussitôt. L’âme de la créature manifestait une douceur à l’image de son physique innocent.
– Désolée pour ce qui s’est passé, s’excusa la jackalope. Je n’avais pas l’intention de te mener ailleurs, mais Koiloss était bien décidé à me dévorer. C’est la première fois qu’on te court après ?
– Non… enfin… je…, bredouilla-t-il. C’est juste que… j’ai connu ce genre de situation autrefois.
– Comment ça ? Tu ne sors jamais de ton terrier ? plaisanta Tournerine.
Le lapin ouvrit la bouche pour répliquer, mais un craquement retentit dans une des cavités voisines. Les sens en alerte, les deux lagomorphes se dressèrent. Plusieurs objets se brisèrent. Tournerine renifla et perçut des odeurs familières, des odeurs de carnivores. La forêt grise abritait des monstres improbables. Aucun habitant des gratteurs de ciel ne pouvait répertorier toute la population.
Tikinn surgit dans la pièce, faisant fuir le lapin blanc. Derrière lui, Termett le dragon rouge se tenait dans l’ouverture bancale de bois.
– Tu sais que ce n’est pas bien de surprendre des herbivores ! s’exclama Tournerine sur un ton de reproche.
L'étranger se dévoila petit à petit.
– Ah, je vois que tu as un nouvel ami, remarqua le chat ailé. Comment il s’appelle ?
La jackalope fixa l’inconnu qui s’exprima d’une voix à peine intelligible :
– Je m’appelle Jade.
– D’accord, Jade, fit Tikinn. Ben, excuse-moi pour l’effet de surprise.
– On s’est croisés dans la forêt, raconta Tournerine. Koiloss me chassait.
– Ça, c’est mauvais ! s’écria Termett, nerveux.
Au-dessus de leur tête, la lune les aspergeait de sa lumière. La jackalope eut le sentiment qu’elle était différente de coutume. Alors qu’elle s’apprêtait à l’examiner avec plus de sérieux, Tikinn la fit redescendre sur terre :
– Tournerine, je crois que ton ami ne sait pas où il se trouve. J’espère qu’il n’est pas trop loin de chez lui.
– En fait, oui, confirma le lapin avec plus de clarté. Je suis très, très loin de chez moi.
– Tu vis où ?
– Sur la lune.
Les trois camarades se regardèrent, en se demandant si l’un avait compris le sous-entendu.
– Tu es tombé de la lune ? le questionna Tournerine.
– Non, mais sérieusement, tu habites où ?
– Je vis bel et bien sur la lune, insista Jade, embarrassé.
– Ça, en haut ? fit Tikinn en désignant le satellite.
– Mais comment tu es tombé de là-haut ? s’enquit la hase, médusée.
– Vous ne voyez pas qu’il se paye vos têtes ? s’emporta Termett. Il vient d’une garenne, c’est tout !
Jade semblait blessé par son scepticisme. Tikinn fixait tour à tour le lapin et le dragon. Quant à Tournerine, elle ignorait où se positionner. La réponse de l’inconnu était improbable, mais il dégageait une étrange énergie. D’ailleurs, qui savait s’il y avait de la vie sur la lune ?
– Imaginons, tu viens vraiment de là, dit la jackalope. Pourquoi tu y habiterais et comment tu es arrivé ici ?
Elle fusilla du regard son ami écailleux qui s’apprêtait à railler. Termett se tut et se renfrogna.
– Je suis invisible aux yeux des humains, expliqua Jade. Les seules choses qui témoignent de mon existence sont les cratères de la lune. La lune porte mon empreinte, elle est mon domaine depuis… depuis la Nuit des Temps.
– Tu ne connais pas la Suprématie ? s’étonna Tikinn.
– La Suprématie ?
Le chat ailé eut un mouvement de recul. L’étranger semblait très sérieux.
– La Suprématie humaine, compléta-t-il. L’âge d’or des humains, où ils régnaient en maîtres sur la Terre. Leurs activités ont saccagé la nature et étouffé la magie. Aujourd’hui, ils ont tous disparu.
– Tous disparu ? répéta Jade, interdit. Vous êtes sûrs ?
– Plus que certains, même. La ville est aux animaux, désormais.
– C’est vrai qu’elle n’est plus que ruines et misères. Ça alors ! Qui aurait exterminé les humains ?
– Une pandémie a fait rage, narra Tournerine. Les hommes se sont ligués contre elle du mieux qu’ils ont pu, mais c’était inefficace.
– Le Grand Libérateur, c’est comme ça qu’on l’appelle, précisa Tikinn.
Choqué, le lapin blanc scrutait tour à tour les trois amis. Il s’attendait peut-être à voir l’un d’eux éclater de rire.
– Je n’y crois pas, susurra-t-il avec une pointe de tristesse dans la voix.
– Les humains ont fait beaucoup de mal à nos ancêtres, dit Tikinn. D’ailleurs, pourquoi est-ce que ça t’afflige à ce point ?
– Disons que j’ai aidé un humain. Enfin, il avait l’air d’un humain.
– Je pense qu’il en avait vraiment besoin, hasarda Tournerine.
Jade s’assit et raconta :
– C’était bien avant que leurs activités dominent la planète. J’étais un lapin des plus banals au cœur d’une forêt. Un homme a rampé entre les arbres, attirant tous les êtres aux alentours, dont moi. Nu et affamé, il suppliait la faune de le sauver. Chaque animal s’est rendu utile pour le nourrir, le vêtir et le réchauffer. Tous, sauf moi. Incapable de chasser, de pêcher et de cueillir les fruits, je me suis présenté en pleurs face à lui. J’avais si mal d’arriver les pattes vides devant lui. J’ai clamé haut et fort que j’ai toujours été le plus faible de la portée, que je tombais souvent malade et que la forêt se moquait de moi. Aucune femelle ne désirait se lier à moi. Accablé par le chagrin, je lui ai donc offert ma propre chair en me jetant dans les flammes créées par un dragon.
Termett sortit de sa morosité et émit un hoquet de surprise.
– J’ignore ce qui s’est passé durant cet instant, poursuivit Jade qui essayait de se souvenir du moindre détail. C’était le néant et, soudain, je me suis retrouvée devant l’humain. Il avait été si touché par mon acte qu’il a décidé de me ressusciter. Désorienté, je lui ai demandé pourquoi avoir fait ça alors que ma vie n’avait de sens. Il s’est levé et a annoncé que tout ceci était un test. Il n’était pas celui qu’on pensait.
« Il n’avait d’humain que l’apparence. Dans de nombreuses langues, il avait divers noms. Mais, il préférait se nommer le Ciel. Il était descendu sur Terre pour élire son cuisinier, l’animal le plus généreux et le plus pur parmi les mortels. Et en effet, l’être qui se tenait devant nous dégageait une puissante aura, bien plus gigantesque que n’importe être de ce monde. Il était une divinité.
« Le Ciel m’a alors pris sous son aile, devant les regards ébahis de la forêt. Puis, il m’a mené sur la lune. Là, il m’a appris à concocter des mets savoureux et des pâtisseries, en particulier des mochis, qui maintiennent la magie parmi les surêtres.
Il se tut. Les trois amis s'étudièrent, subjugués.
– Mais… non ! bégaya Termett. Je n’y crois pas, une seconde !
Tournerine ignorait où se ranger. Jade paraissait si sincère et de vieilles émotions remontaient du fond de son âme. Alors que ses deux camarades débattaient sur la véracité de son récit, une idée se présenta à elle.
La jackalope s’envola sur les murs dentelés et atteignit le sommet. Elle leva sa tête vers la lune. Selon les croyances populaires, ses cratères évoquaient un lapin.
Cette nuit, la lune était blanche, sans aucun relief.
Termett et Tikinn la contemplaient avec curiosité.
– Il n’y a plus de lapin sur la lune, remarqua Tournerine.
Ils scrutèrent à leur tour l’astre argenté et écarquillèrent les yeux. Puis, tous fixèrent Jade qui sentait l’espoir renaître en lui.
– Mais… comment t’emmener sur la lune ? demanda la hase, à court d’idées.
– C’est vrai, ça, appuya Tikinn, désolé. On sait tous voler, mais pas aussi haut. Et, ce n’est pas dangereux, l’espace ?
– Ça risque de nous fatiguer.
– On pourrait peut-être construire une espèce d’engin avec des ailes ?
– Quoi ? s’exclama le chat gris. Comme les humains ?
– Non, attendez ! intervint Termett, inspiré. Jade pourrait cuisiner quelque chose, non ?
Tikinn pencha sa tête sur le côté.
– Pourquoi ? fit-il, moqueur.
– Eh bien, sa nourriture maintient la magie chez les divinités, expliqua le dragon. Est-ce qu’elle peut nous donner des capacités plus puissantes pour faire ce voyage ?
– Désolé, intervint Jade. Mais je ne cuisine pas pour les mortels. J’ignore quels sont les effets sur eux.
– Tu ne l’as jamais tenté ?
– Non, j’ai vécu toute ma vie sur la lune, après mon ascension. La plupart du temps, je préparais des pâtisseries, les autres fois, je regardais la Terre.
Les trois camarades restèrent silencieux. Plongés dans leurs réflexions, aucune idée ne leur venait en tête. Même Jade ignorait comment retourner chez lui.
– Est-ce que tu es seul, sur la lune ? s’informa Tikinn.
– Nous sommes nombreux, répondit Jade. Pas autant que les Terriens, mais nous formons une communauté reculée des mondes voisins.
– Peut-être que quelqu’un te cherche à l’instant ? supposa Tournerine.
– C’est exactement à ça que je pensais, dit le chat ailé. On pourrait peut-être envoyer un message à ses amis. Ils pourront se rendre compte de sa disparition, mais les environs sont dangereux ici.
– C’est vrai, acquiesça Termett. Jade semble démuni face aux prédateurs.
Le lapin blanc l’admit en baissant les yeux.
– Bon, c’est quoi l’idée ? demanda le dragon.
– C’est toi, l’idée, répondit Tournerine.
– Ah bon ?
– Et comment ça ? insista Tikinn.
– Je ne sais pas si ça sera suffisant, avoua la hase, mais je pensais monter sur le gratteur de ciel le plus haut et d’envoyer des signaux de feu vers la lune.
Termett et le chat ailé se regardèrent, sceptiques.
– Ça pourrait marcher, l’encouragea Jade. À l’heure qu’il est, mes amis ont peut-être réalisé ma disparition et survolent la Terre à la recherche d’un signe. Quoiqu’il en soit, essayons.
Malgré l’hésitation marquante de ses camarades, Tournerine les conduisit dans les allées. Tikinn mena ensuite le groupe vers un des plus hauts sommets de la ville. Le chemin se révélait rugueux et inondé par de récentes pluies. Les animaux sautèrent sur des rochers, naturels ou façonnés par l’homme, afin de rejoindre les rives voisines. Couvert de mousse, le sol bruissait sous leurs pattes. Jade suivait ses sauveurs au plus près, tendu à l’idée de se perdre. Lorsqu’ils quittèrent enfin cette zone végétale, ils atteignirent une autre allée cernée de gratteurs de ciel.
La bande bondit au-dessus des fissures où serpentaient des cours d’eau. Tikinn grimaça lorsqu’il aperçut des rats courir près des ruines. Il haïssait ces créatures puantes. Les chats et eux étaient en conflit. Mais tant que ces infâmes rongeurs ne s’approchaient pas de lui, il ne leur ferait pas de mal, même si en cet instant, son instinct lui hurlait de le faire.
Tournerine se redressa, les oreilles en alerte. Son nez frémissait nerveusement, ayant détecté une odeur inquiétante. Cette même odeur qui avait agressé ses narines, dans la forêt.
– Courez ! cria-t-elle.
Les premières phrases du chapitre sont vraiment efficaces pour poser le danger des loups. Chapitre intéressant, où Tournerine fait la rencontre de Jade, vraiment un personnage qui m'a beaucoup surpris à plusieurs moments. Déjà simplement parce que je ne m'attendais pas forcément à voir un la pin "normal" dans ton récit. Ensuite parce que son prénom m'a surpris, je ne le voyais pas s'appeler comme ça xD Finalement c'est plutôt joli et intéressant.
Et enfin parce que son récit de lapin lunaire était quand même très improbable. Comme les héros je suis partagé entre la méfiance et l'envie de le croire. Le récit du faux humain qui demande de l'aide m'a bien plu.
Un plaisir,
A bientôt !
Ravie de te revoir ^^, je suis amusée par tes impressions sur ce chapitre. L'histoire de Jade est inspiré d'une légende en rapport avec le lapin que forment les cratères de la lune. Je t'invite à la chercher ;)
A bientôt !