Il fallait être cinq pour partir. C’est ce que le jeune homme se répétait sans cesse en priant lors de l’office de matines, en sarclant le jardin communautaire pendant la matinée, en faisant ses dévotions quotidiennes et en écoutant distraitement la voix plate d’Aeodh à l’heure des repas. Cinq. Il lui fallait donc convaincre quatre autres personnes de partir avec lui. Il passa mentalement en revue les frères du monastère. Ils n’étaient pas très nombreux, son choix était donc limité. Il les fallait forts, discrets et ingénieux. La difficulté serait de les convaincre de le suivre dans ce périple. Les moines de Saint-Adhnaght suivaient la règle de Saint-Benoît qui prône une obéissance absolue au prieur. Ce dernier était leur père à tous et représentait l'autorité de Dieu sur Terre. Enfreindre cette règle pouvait avoir de lourdes conséquences, mais Niall gardait bon espoir de se dénicher quatre comparses. Après tout, tous savaient que l'obéissance à Dieu prime sur tout. Si, après leur avoir fait part de son projet, ils ressentaient eux aussi ce désir brûlant de l’occident, alors ce serait un signe d'élection divine de leur entreprise.
Le premier que Niall sélectionna fut Murtagh. Celui-ci était le fils d’un forgeron. De son père il avait hérité des bras puissants, aptes à ramer sur une longue distance. Il avait le cheveu clair, le regard direct et le mot rare. Niall le savait animé par une foi ardente et espérait bien arriver à le convaincre de le suivre dans cette aventure. Le deuxième qu’il choisit fut Cathal. Il était nommé en l'honneur d'un des saints irlandais les plus populaires, parti longtemps auparavant faire le pèlerinage à Rome et qui était resté pour servir à Tarente. Il avait la carnation brune, le geste lent et précis et l'humeur volubile. Il était souvent l’objet de réprimandes lors de la pénitence en commun pour avoir été trop bavard. Le troisième sur lequel le choix de Niall se posa fut Ciaran. Il était petit, vif et très intelligent. Il avait un bon sens de l’orientation et une vue perçante. Le moine jugeait que cela pourrait être pratique lorsque viendrait le temps de se repérer par rapport à la côte.
Les uns après les autres, il les prit à part et leur parla de son projet. Il s’attendait à de fortes réticences, mais à sa grande surprise, ils s’enthousiasmèrent tous pour l’aventure, malgré le risque qu’elle présentait. Depuis plusieurs semaines déjà on leur ressassait sans cesse la grande épopée de Saint Brendan et toutes les merveilles découvertes par le saint. On les berçait aussi depuis l’enfance des récits des religieux irlandais, laissant tout derrière eux pour aller vers des terres étranges et peu connues. Ils confièrent tous à Niall, quoique chacun séparément, qu’ils avaient depuis des jours l’envie de tenter coûte que coûte cette aventure, mais qu’ils n'avaient oser laisser ce désir se matérialiser dans leur coeur de peur de commettre le péché d'orgueil. Pour eux, la communion impromptue de leur volonté constituait la manifestation claire que le Seigneur voulait une nouvelle peregrinatio. Ainsi, toute l’équipe se mit à interpréter très libéralement la règle leur imposant l'obéissance, s’étant convaincus que Dieu voulait leur périple.
Il restait un membre à sélectionner. Hormi les conspirateurs, un seul moine de Saint-Adnaght avait le profil, Aodhan. Il n’était pourtant pas le candidat idéal puisqu’il était le genre d’être qui aspirait à supplanter tout le monde. Son ambition était de devenir supérieur de la façon la plus directe possible, et ce, indépendamment de la manière nécessaire pour accomplir cet objectif. Niall hésitait donc fortement à le recruter, mais il n’avait pas le choix s’il voulait partir. C’est avec beaucoup d’appréhension qu’il aborda le personnage et lui fit part du projet. Il insista beaucoup sur la possibilité qu'Aodhan devenienne une sorte de saint admiré de tous après un tel périple. Il lui peignit un tableau détaillé des conséquences qu’aurait pour lui de voyage, allant même jusqu’à le comparer à saint Brendan. Au début fort réticent à l’idée de participer à une telle entreprise, Aodhan se mit à s’imaginer comme futur prieur d’une abbaye, peut-être même plus grande et plus importante que celle de Saint-Adhnaght, car, contrairement aux autres, il avait la ferme intention de revenir. Il se disait que c’était sûrement là la manière facile de parvenir à ses objectifs le plus rapidement. Au lieu de se morfondre pendant des années confiné au statut de simple moine, il n’aurait qu’à naviguer pendant quelques temps avec les autres et revenir pour se voir attribuer tout le prestige qu’engendrerait ce type de pèlerinage inusité. Il finit par accepter.
Tout naturellement, Niall s’imposa comme le chef de leur expédition et s’occupa de coordonner ce qui était nécessaire à leur équipée. Ils formulèrent le pacte de partir dès qu’il le serait possible, au plus tard à la mi-avril. Ensemble, ils allèrent au village et sélectionnèrent le meilleur curragh qu’ils purent trouver. Son propriétaire était un vieux pécheur presqu'aveugle et depuis récemment, sans postérité mâle. Niall fut délégué auprès de lui pour voir comment ils pourraient conclure l’affaire. Il se rendit à la masure un jour où le soleil avait atteint son plein zénith. Le vieux était dans son jardin, les yeux collés au sol, en train d’essayer de dénicher les mauvaises herbes qui empêchaient ses légumes de pousser. Niall le héla et le paysan fut bientôt près de lui.
- Alors, Mordrech, j’ai entendu que ton fils s’était noyé en mer il y a deux semaines?
- Oui, il est mort. Son corps est perdu dans les flots. Et qui sait si son âme ne l’est pas aussi en quelque lieu sinistre! s'exclama le vieux père d'une voix brisée.
- Que veux-tu dire? s’exclama Niall en jouant l’innocent.
- Que je n’ai pas pu lui offrir une messe pour lui. Qu’il n’a eu que mes prières pour le mener vers son repos éternel et que j’ai peur qu’il ne finisse en enfer.
Confirmant ainsi la validité de l'idée qui avait germé dans sa tête, Niall lui offrit un marché : des prières de la congrégation contre le curragh. Il lui promit une semaine de veillée de prières pour le repos de son enfant contre l’embarcation. Le père endeuillé sauta sur l’occasion. Il lui dit qu'il ne voyait plus rien et qu'il n’avait pas d’autres enfants à qui léguer le bateau. Pour lui, la certitude de savoir son fils en paix valait tous les curraghs du monde. Enthousiasmés de la tournure des événements, les conspirateurs tinrent parole : nuit après nuit et l’un après l’autre, ils se relayèrent auprès de la croix de la chapelle pour prier pour l’âme du jeune mort, dormant à peine puisqu’ils devaient aussi rester debout pour l’office de nuit. À plus d'une reprise, Niall senti peser sur eux le regard approbateur de Sefare. Il devait se réjouit du regain de ferveur des plus jeunes de la communauté!
Ayant déniché leur embarcation, il leur fallu ensuite constituer une réserve de nourriture. Bien que le vol était sévèrement proscrit – et surtout le vol de nourriture en ces temps de vaches maigres – les réserves du monastère se mirent à diminuer imperceptiblement. Chacun à leur tour, ils se glissèrent dans la réserve afin d'y dérober qui, du poisson séché, qui de vieux légumes à moitié moisis. À chaque fois l'escapade était un succès et Niall y vit un nouveau signe de la faveur divine. Très tôt dans leurs préparatifs, le jeune moine alla près de la rive et creusa un trou dans le sol où il y enroba leurs victuailles de laine écrue afin de les protéger de l’humidité. Murtagh, qui veillait sur les quelques vaches du monastère, profita de l’abattage de l’une d’entre elle pour subtiliser quelques morceaux de peaux dont il racla le poil et graissa la membrane afin de les rendre parfaitement étanche. Il cousu le tout et en fit cinq outres. La méthode afin de boire était simple, il suffisait de découdre un pan de la peau juste ce qu’il fallait pour laisser passer l’eau et ensuite le recoudre, une fois la soif étanchée. Une fois les préparatifs accomplis, ils se mirent à attendre une occasion propice.
***
Ils étaient deux ombres perdues dans les ténèbres de la chapelle. Seules et prosternés devant la croix du Christ, les mains jointes. Ils étaient postés pour y faire une veillée de prières, mais loin d'eux l'idée de faire action de grâce. Au lieu de cela, ils échangeaient de brefs murmures de part et d’autre de l’allée.
- Tu y songes encore, non?
- De quoi parles-tu, Elias?
- Tu sais très bien de quoi je parle. Je te vois contempler l’ouest. Je te vois parler à d’autres frères. Tu veux faire la peregrinatio.
L’autre ne répondit pas. Il se contenta de fixer le plancher, la tête baissée. Le vieux reprit:
- Tu ne peux pas faire cela. Tu ne peux pas. Ce serait un péché.
- Non, sûrement pas. Comment un sacrifice comme celui-ci serait péché? Et comment le fait de démontrer ma confiance la plus absolue en la volonté de Dieu, ce que je ferai quand je partirai vers l’inconnu, serait pécher?
- Tu confirmes donc que tu vas partir. Tu commets le pire péché, un péché capital. Tu te penses digne de l’élection du Seigneur sans avoir aucune preuve de celle-ci. Vraiment, crois-tu que la sainte île se trouve sans l’aide de la Providence? Le croire serait remettre la toute puissance même du Seigneur en question. Tu serais alors coupable d’orgueil et le châtiment de l’orgueil est l’enfer. Niall, ton âme est en péril.
- C’est impossible, mes intentions sont pures. Dieu m’accompagnera. Maintenant, tais-toi et prie.
Les voix se turent. À l’arrière du bâtiment, un bref frottement se fit entendre suivit d’un claquement bref. Un coup de vent passa, qui fit vaciller les flammes des chandelles. Niall le sentit et frissonna. Sans savoir pourquoi, son cœur se serra.
***
Comme à tous les samedis, ils étaient réunis dans le chapitre du monastère, lorsque les décisions devaient être prises dans l’intérêt de la communauté. Ils avaient prié, tous à genoux, pour que la sagesse divine éclaire les décisions à prendre. Puis, Sefare se leva et pris la parole.
- Mes frères, la situation ne peut plus durer. Nous sommes au bord de l’abîme. Certes, nous devons faire confiance au Seigneur, tout comme Brendan l’a fait alors qu’il traversait les eaux les plus sombres. Mais la foi, bien qu’indispensable, ne réussit pas seule à aider l’homme dans le besoin. Nous devons trouver une solution à notre pauvreté. Avez-vous des idées?
Les moines se regardèrent, étonnés qu’on leur demande leur avis. Ils étaient plus habitués à obéir qu'à réfléchir. Un chuchotement surpris s’éleva donc, mais il ne dura que quelques secondes. Dans son coin, Niall devinait la situation du prieur. La tête de Sefare s’embrouillait avec tous les plans qu’il concoctait afin de mettre fin à la précarité de l'abbaye. Il le voyait souvent marcher les yeux dans le vague, l’ombre du doute grevant les traits de son visage. S'il posait aujourd'hui la question, l'incertitude devait le paralyser. En effet, la situation devenait critique : leurs forces collectives s’amenuisaient sous la faim. Depuis plusieurs jours, ils ne mangeaient plus qu'un repas par jour et les vols des aspirants voyageurs n'aidaient en rien la situation. Ce devait être pour cela que Sefare avait décidé de faire appel à la sagesse collective pour trouver une solution. Il y eut un long silence s qui s’étira durant de longues minutes.
- Moi, j’ai une idée, finit par murmurer la voix monocorde d’Aeodh qui s’était élevée du fond de la salle.
- Nous t’écoutons, rétorqua Sefare, visiblement soulagé que qu'un des moine ose prendre la parole.
- Nous devons sortir de notre isolement, c’est un fait. Peut-être nos pères fondateurs pensaient-ils qu’un lieu qui nous condamnerait à la pauvreté pourrait élever nos âmes, mais nous souffrons tant que toute cette pénitence forcée ne mène à rien. Pour cesser d’avoir faim, il nous faut attirer les autres ici, et avec eux, leur richesse, afin que nous puissions croître et nous développer.
- Et que suggères-tu afin que nous puissions atteindre cet objectif?-
- Nous devons créer ou posséder quelque chose, quelque chose qui soit caractéristique de notre monastère, qu’on ne trouve nulle part ailleurs et que les gens voudront voir. Ainsi, les étrangers viendront, semant leur or sur leur passage, et nous pourrons nous en sortir. Nous grandirons et les puissants de la terre viendront en nos murs et nous enverrons de riches dotations pour que nous priions pour eux et leurs projets.
Un choc parcourut l’assemblée. Ces paroles sonnaient comme l’évidence même.
- Mais qu’est-ce qui pourrait nous distinguer des autres? demanda la voix grêle d’un moine chenu, de tout son poids appuyé sur un bâton qui lui servait de canne.
Ils ne le savaient pas. Ils restèrent là, tête baissée, à fixer le sol. Et l’heure des vêpres se rapprochait.
- Une relique. Il nous faut une relique de saint. Une relique que tout le monde viendrait prier, déclara Elias de sa voix grêle.
Un murmure approbateur s’éleva.
- Et où la trouve-t-on, cette relique, demanda Sefare.
- Une relique de saint Brendan. Nous sommes un couvent de l'occident, ce serait donc approprié. Il faut qu’il y en ait une qui puisse venir ici.
- Ce n’est pas bête, Elias. Il faut y penser. Pensez-y, l’inspiration du Seigneur peut provenir de n’importe où. Nous devons trouver une solution. En attendant, il faut prier et continuer de travailler.
Les moines s’agenouillèrent de nouveau, se préparant à célébrer la prière qui devait clore leur assemblée.
- Levez-vous. Je n’ai pas encore fini, affirma Sefare d’une voix brève.
Ils se levèrent. Niall fut étonné de la tournure inhabituelle que prenait le chapitre.
- Nous devons trancher une affaire tout aussi importante, puisqu’elle concerne une âme parmi nous, une âme en danger de péché mortel.
Le prieur se tourna lentement vers Niall. Celui-ci sentit l’angoisse sourdre en lui et monter, irrémédiablement, au creux de son estomac. Il devinait soudain que Sefare savait, qu’il connaissait ses ambitions de voyage sacré et qu’il s’y opposerait. Les cas de manquements à la discipline les plus graves se décidaient au chapitre. Le reste du temps, le prieur réglait les punitions de ses ouailles au quotidien, sans attendre. Si Sefare l'embuscait ainsi, c'est qu'il devait considérer que sa volonté d’entreprendre la peregrinatio était considérée comme une entorse grave à la règle de Saint-Benoît et que le châtiment serait élevé. Pourtant, Niall ne comprenait pas, il avait été très discret dans tous ses préparatifs. Il ne savait comment exactement le prieur pouvait être au courant.
- Co… comment? balbutia Niall
- On m’a rapporté tes paroles échangées avec Elias alors que tu aurais dû veiller la croix en prière. J’avais demandé à un frère de vous observer, car j'ai bien vu que tu étais au centre de tout un va-et-vient inhabituel ces derniers temps. Tu as péché en t’égarant dans tes pauvres ambitions de mortel, alors que toute ton attention aurait dû être concentrée sur la vénération du Seigneur. Tu le fais même quand notre communauté a besoin de toute l’aide divine pour s’en sortir. À quoi penses-tu?
La colère de Sefare, violente, s’abattit sur lui.
- Pour qui te prends-tu, saint Brendan? Penses-tu vraiment que Dieu élirait un être pétri de sa propre importance comme toi? Et que feras-tu, lorsque ta barque coulera dans les eaux des mers occidentales, fracassée par une quelconque tempête? Tu te prétends digne de l’île de la Promission des Saints, mais tu n’es pas digne de ramasser la bouse de nos vaches. Seuls les êtres appelés de Dieu peuvent entreprendre la peregrinatio. En te prétendant l’égal des Pères de la chrétienté irlandaise, tu commets le pire péché. Le péché d’orgueil. Saint Brednan a été choisi par la sainte Providence par son jeûne et ses mortifications et surtout par son humilité. C’est à cause de ses qualités qu’il a pu revenir de son voyage à l’ouest. Tu sais ce que dit notre règle!
- Ne pas vouloir être estimé saint, avant qu’on le soit, mais l’être en effet, afin qu’on mérite d’être estimé tel, répondit machinalement Niall.
- Et je vais te le dire, tu n’es pas saint! Tu n’agis pas en ce sens! Ton âme est en danger, tu es passible de l’enfer. Tu commets une grande faute.
Niall serra les dents, le front coloré par la honte. Il aurait préféré s’enfoncer vivant dans les entrailles de la terre plutôt que de subir de telles remontrances publiques. Il n’aurait jamais cru se faire dire par le prieur qu’il était passible de l’enfer. Jamais aucun autre frère n'avait été l'objet d'un tel discours. De tels propos le reléguaient au statut de dernier des derniers, plus bas que la mauvaise herbe qu’on jette sans ménagement au bord du chemin, peut-être au niveau de la coquerelle qu’on cherche à écraser frénétiquement du bout du pied.
- Tu as besoin d’apprendre l’humilité. Tu as besoin qu’on te ramène à ta juste place, celle du dernier d’entre nous. Tu perds désormais toute fonction au sein de cette abbaye et tous tes privilèges. Tu ne mangeras plus à la table commune et n’entreras point dans l’église. Ta punition cessera lorsque j’estimerai que tu n’es plus en état de péché d’orgueil.
Pour Niall, la sentence était terrible. Ne pas entrer dans l’église, c’était être rejeté hors de la famille des croyants, c’était ne plus pouvoir communier. S’il mourait à ce moment, son âme serait damnée. Il trouva cela d’autant plus injuste qu’il n’avait pas l’impression de commettre une faute. Il avait simplement une interprétation différente de ce qui constituait un péché d’orgueil. Pourtant, malgré ce revers de fortune, il demeura assez lucide pour ne pas protester. Sefare pensait qu’il agissait seul. Il n’avait pas mentionné ni Murtagh, ni Ciaran, ni Aodhan ou Cathal. Niall devait lui laisser croire qu’il acceptait son avilissement pour ne pas porter l’attention sur eux .Il se contenta donc de fixer le sol sans regarder les autres et d'adopter un air contrit. Lorsqu'ils sortirent du chapitre, les quatre autres l'évitèrent soigneusement.
Durant deux jours suivants, Niall fut coupé du reste de la congrégation. Il mangea seul, et seulement trois heures après que les autres se fussent restaurés. Il ne prenait généralement qu’un seul repas constitué des restes que la tablée avait bien voulu lui laisser, restes souvent mystérieusement volatilisés dans ces temps de disette. Niall devait s'agenouiller lorsqu'un autre moine passait devant lui et baiser le sol de ses lèvres. Il était aussi exclu de la prière en commun et évitait de parler aux autres, qui le lui rendaient bien, ne voulant pas être puni à leur tour.
La honte vécue aurait dû l'amener à s'amender avec zèle, mais, passé la première émotion de l'accusation, le châtiment ne le préoccupa pas outre mesure. Il était toujours convaincu de faire l'oeuvre de Dieu. Les autres le voyaient reclus dans une solitude de façade et se mortifiait, mais le soir, lorsqu'ils dormaient, il communiquait avec ses co-conspirateurs. Ils risquaient gros puisqu'il était strictement de parler après complies, sauf si le prieur avait à donner un ordre ou pour recevoir des hôtes. Ce fut donc dans le secret de la nuit qu'ils lui dirent qu’ils avaient tous pâlis lors de l’accusation de Sefare mais avaient été soulagés de constater le maintien de leur plan. Ils décidèrent de partir trois jours avant la venue de la mi-avril.
Ils firent leurs préparations.
Selon la règle de Saint-Benoît, celui qui était défendu d’Église devait rester prostré sur le parvis, à genoux, pendant que tous les autres moines défilaient devant lui pour aller assister à l’office. Ils avaient décidé que, le jour venu, lors de l’office de Laudes, célébré au point du jour, Niall irait se mettre à son poste de proscrit et qu’il attendrait que tous fussent entrés. Puis, il se précipiterait vers le rivage pour aller préparer le curragh et mettre les provisions dans le bateau. Ensuite, Murtagh sortirait de l’Église, prétextant un besoin naturel. Il en profiterait pour aller chercher les outres qu’il avait dissimulées dans la réserve, les remplir et les mettre à l’entrée du couvent. Il rentrerait ensuite dans la chapelle et annoncerait à grand renfort de cris que Niall avait disparu. Ils escomptaient alors que Sefare se fâcherait, mais refuserait d’interrompre le saint office pour courir après le puni. Cathal, Murtagh et les autres s’offriraient alors pour partir à sa recherche afin que le reste des frères puisse prier en paix. Sefare ne s’y opposerait sûrement pas puisque tous les quatre s’étaient fait un devoir de vivement désapprouver la conduite de Niall depuis qu’il était en pénitence. Il se dirait sûrement qu’une fois que le quatuor mettrait la main sur lui, le moine désobéissant passerait un mauvais quart d’heure. Une fois l’approbation du prieur gagnée, ils partiraient en courant vers le rivage, tout en faisant mine de chercher, en n’oubliant pas bien sûr de s’emparer des outre.
Bien sûr, le plan présentait de nombreuses failles. Qu’arriverait-il, par exemple, si Sefare se mettait en tête de carrément interrompre la messe pour organiser une battue collective ? Ou s’il refusait à Murtagh de sortir de la chapelle pendant l’office ? Niall aimait mieux ne pas y penser. La veille du grand départ, il se tint allongé sur le sol dur et froid, les yeux grands ouverts dans la noirceur. Les mouvements et les grincements dans les lits voisins lui indiquait qu’il n’était pas le seul que le sommeil fuyait.
Les heures passèrent, lentement. Finalement, à la deuxième heure de la nuit, quelques moines remuèrent sur leur couche. L’ancien se leva et fit aux autres le signe de le suivre en silence. Niall se mit à l’écart, au bout de la file, comme il y était tenu. Ils montèrent l’escalier puis sortirent vers la chapelle. Les autres se dépêchèrent d’aller se mettre à leur place assignée. Niall resta à l'entrée. Il joua au moine honteux de cette punition qui s’étirait et tâcha de ne pas laisser transparaître la grande excitation qui l’envahissait. I lse prosterna sur le sol mouillé par une averse récente. La porte de l’église se referma. L'office de nuit se fit dans le noir. Il entendit les cantiques et les répons se faire par-delà les murs. Puis, les Laudes commencèrent. L'aube se fit.
Il regarda vers la mer. Dans le lointain, il devinait les goélands, les rocs où venaient se fracasser les flots, l’air salin qui s’engouffrait dans les masures où se terraient les villageois, transis par l’humidité. Et soudain, il hésita. Avait-il raison de partir ? Dans quelques secondes, il allait accomplir un geste qui aurait des conséquences irrémédiables. Il pensa à l’eau froide, à l’inconnu, au voyage de saint Brendan. Une peur folle s’empara de lui, la peur de prendre la mauvaise décision et d’entraîner les autres avec lui au fond de l’abîme. Était-ce ce que Dieu voulait pour lui, pour eux ? Mais aussitôt il se ressaisit, il était trop tard pour les doutes, trop tard pour revenir en arrière. À ce stade des événements, il n’y avait plus à hésiter. Comme rien ne bougeait, il se dressa sur ses pieds et se mit à courir comme si sa vie en dépendait. Il déboula vers le large, sa robe de bure claquant dans le vent. Il se précipita vers la maison du pêcheur où se trouvait leur curragh. Celui-ci était échoué sur le rivage, les rames jetées en travers. C’était une embarcation assez longue, avec une armature en chêne recouverte de peaux de bœuf graissées et cousues serrées afin d’obtenir un fond parfaitement étanche. Il alla vers la pierre où étaient dissimulées leurs provisions et sortit l’étoffe où elles étaient emmagasinées. Il alla les mettre au fond du curragh et poussa celui-ci comme il put vers l’océan afin de faciliter le plus possible leur fuite quand le temps viendrait. Puis, il se mit en embuscade derrière un rocher et attendit.
Il guettait vers le chemin menant au monastère, attendant d’un moment à l’autre à voir les quatre autres jaillir vers lui. Or, le temps passait et ils ne venaient pas. Il s'inquiéta. Avaient-ils renoncé ? Avaient-ils eu cette peur du dernier instant qui les avait empêchés de franchir le pas ? Au fur et à mesure que les terribles minutes s'écoulaient, il hésitait entre rester ou revenir pour voir ce qu’il se passait et prendre une décision en conséquence. Pendant qu’il songeait ainsi, il vit une vraie ombre se profiler au loin sur l’océan gris. Une sourde appréhension envahit son cœur et c’est alors qu’il les vit. Au loin, ils n’étaient qu’un spectre fendant l’eau, mais déjà il savait. « Les Barbares du Nord » s’écria-t-il dans sa tête horrifiée. Toutes les légendes qu’il avait entendues depuis son arrivée à Saint-Adhnaght percèrent comme une bulle dans son esprit. Tout se mit à tanguer, et il ne voyait plus que de grandes formes blanches, décharnées et dégoulinantes de sang, prêtes à s’emparer des maigres possessions du monastère en semant le feu, la haine et le carnage dans leur sillage.
je n'ai pas détaché mes yeux de ce chapitre. Que d'actions, d'appréhension, d'attente...
Et ce pauvre Niall qui est bien puni pour avoir de l'ambition.
Bien écrit! je vois ton style évoluer vers quelque chose de plus précis, plus sobre. Bravo, vraiment! Et cette fin à laquelle on ne s'attend pas!!
Mes remarques:
- «Il lui peignit un tableau détaillé des conséquences qu’aurait pour lui de voyage », le voyage ?
- «Que je n’ai pas pu lui offrir une messe pour lui », 2x « lui »
-« Niall senti peser sur eux… », sentit ?
-« Il devait se réjouit du regain… », se réjouir ?
-« Puis, Sefare se leva et pris la parole », prit ?
-« Il y eut un long silence s qui s’étira durant de longues minutes », un s s’est perdu
-« …visiblement soulagé que qu'un des moine ose prendre la parole », pas de que
-« Ils risquaient gros puisqu'il était strictement de parler après … », il manque un mot après strictement
-« … pas bien sûr de s’emparer des outre », outres
-« Les mouvements et les grincements dans les lits voisins lui indiquait qu’il n’était pas le… », indiquaient
-« I lse prosterna sur… », Il se
-« Il entendit les cantiques et les répons se faire… », réponses
Amicalement
Dans tous les cas, merci pour tes gentils commentaires qui sont fort encourageants et font ma journée!
A bientôt :)