Le premier jour, toute la horde s'assemble. On entasse autour d'un vaste foyer des amas de branches et de feuilles sèches. Dans le trou cérémoniel creusé dans un rocher de granite, les prêtres-sorciers allument un feu et l'entretiennent pendant trois jours. Les meilleurs guerriers orcs vont couper dans la forêt la liane vénéneuse dont le curare est en partie composé. Les femelles vont remplir à la rivière les vases sacrées d’obsidienne. Tous déposent ensuite leur récolte dans anfractuosite.
Ils se jettent tous à terre en chantant à voix basse : « Ainsi tomberont ceux qui seront frappés par nos armes ! ». Et chacun va prendre sa place dans le cercle formé autour du trou incandescent.
Le second jour, le feu est plus considérable, les exhalaisons qui s'échappent du chaudron de pierre font agrandir le cercle. Quand vient le troisième jour, c'est un véritable brasier. Vers le soir, le feu s'éteint peu à peu, les fumées vénéneuses se dissipent. L'œuvre mystérieuse est accomplie, le poison est bon. Les prêtres-sorciers récupèrent le précieux liquide et le confient aux tailleurs de pierres pour tremper les armes et les rendre encore plus mortelles.
La cérémonie de collecte du curare
extrait du Traité sur les sociétés du bouclier-monde du maître architecte Vinci
Gal ne pouvait plus respirer. Son cœur avait cessé de battre. Ses poumons n’expulsaient plus d’air. Il ne voyait ni n’entendait plus rien. Bien qu’il demeurât conscient, il avait l’impression d’être déconnecté de son corps. L’angoisse le gagna. Ainsi, la mort ressemblait à cela. Ce n’était qu’un grand rien, comme celui qui entourait le bouclier-monde ? L’oniromancien pensait qu’Abath-Khal l’accompagnerait dans son grand voyage ! Finalement, il n’était pas l’élu, il n’était qu’un pion ! Et voila que son âme naviguait seule dans le néant. Pourquoi le dieu-jaguar l’avait-il abandonné ?
Gal lutta contre les doutes qui l’assaillaient pendant un temps qui lui parut infini. Etait-ce cela en fait l’essence même des guerres lemniscates ? Il sentit son cœur battre à nouveau. Il sentit son pouls résonner dans ses tempes. Puis des sons sourds et incompréhensibles résonnèrent dans ses oreilles. Enfin il revit la lumière. Il distingua tout d’abord des formes troubles se penchant régulièrement sur lui avant de constater qu’il s’agissait de Gadnak et Nakok.
Ses deux fils s’activaient en suivant les consignes données par Borg. Le premier lui soufflait dans la bouche tandis que le second lui compressait la poitrine. Lorsqu’il recouvra entièrement ses moyens, Gal repoussa ses héritiers. Il sentait ses muscles endoloris et respirait de manière saccadée.
« C’est bon Vlad ! Il est réveillé ! Je t’avais dit que ça marcherait ! »
« Hardi ! Gloire à Abath-Khal ! Tu es le meilleur ingénieur militaire de l’Orcania mon ami ! Restez à genoux les curaillons et remerciez bien fort le dieu-jaguar pour la survie de notre chef de guerre ! »
Le capitaine pourpre ressuscité constata que son second formait un cercle avec ses meilleurs guerriers. Sans cela, les prêtres-sorciers auraient sans doute profité de la situation pour. Face à ce piège, l’oniromancien ne devait sa survie qu’à ses fidèles lieutenants. Il comprenait mieux cette vision dans ses songes. Le roi Orokko sur son trône se trouvait entouré de guerriers orcs de toutes les couleurs formant un cercle main dans la main. Puis ceux-ci formaient une pyramide de chair au sommet de laquelle Gal dépassait son souverain. Jusqu’à présent, il était persuadé que sa mission consistait seulement à ériger la plus grande pyramide de l’Orcania. A présent, il comprenait que pour arriver au sommet, il devait unir les hordes et s’appuyer sur des personnes de confiance. Avec « l’expérience » d’aujourd’hui, il savait qu’il avait bien fait de choisir Vlad, Borg, Broar ou Kran, mais avec son rêve, il savait aussi à présent qu’il lui fallait trouver d’autres orcs de confiance. L’ingénieur aida son chef à se relever en se félicitant de son intervention.
« Ah ! Je ne suis pas mécontent d’avoir étudié les effets du curare ! Ces prêtres-sorciers sont des incultes ! Ils pensaient qu’en te faisant manger un cœur paralysé par le poison, ils empireraient ton état ! Il n’y a que le coup de couteau qui t’a bloqué la respiration. Tu peux remercier tes fils, Gal mon ami ! Ils ont parfaitement appliqué mes directives de massage cardiaque et respiration artificielle ! »
« Rrrr ! Merci Borg ! Rrrr ! Merci mes fils ! Rrrr ! Merci à tous ! » Son cœur s’emballait. Il cherchait un second souffle. Gal marqua une pause. « Rrrr ! Dis-moi, Borg, tu me fais des cachotteries ! Tu mènes des expériences dans mon dos ! Rrrr ! Tu as sacrifié combien d’hybrides et d’esclaves pour pouvoir me sauver ? »
« Aucun ! J’ai fait mes tests sur des chèvres ! Je n’ai pas eu le temps de tenter sur autre chose ! »
« Ha ! Ha ! Ha ! Hardi ! Pour toi, notre chef ne vaut pas plus qu’une chèvre ! Sacré Borg va ! » s’esclaffa le terrible Vlad. « Bon ! Qu’est-ce qu’on fait Gal ? »
Dans la bouche de l’imposant orc, même cette boutade sonnait comme une menace. Avec lui, Gal savait ses arrières protégés. En son absence, Udgog avait toujours été correctement dirigé. Il lui fallait à présent régler l’administration de ses nouvelles conquêtes. Il voulait se venger des prêtres-sorciers, mais il cherchait un prétexte pour légitimer son acte. Il y avait également le cas d’Ulgrat, le chef de la cité de Gegguz qui restait en vie. L’oniromancien allait se résigner à nommer ses deux derniers héritiers lorsque la vision de ses songes l’inspira.
« Rrrr ! Prêtres-sorciers ! Organisez un tournoi rituel avec les héritiers de Okgak et de Ulgrat ! Rrrr ! Les vainqueurs obtiendront le commandement des cités de Erzog et Gegguz ! Rrrr ! Des combats à mort, mais sans curare ! Le poison ne doit servir que contre les autres bannières ! »
« Abath-Khal t’a dit cela dans tes songes, Gal l’oniromancien ? » l’invectiva Maat, le chef de la rébellion religieuse.
« Rrrr ! Que ce soit le cas ou non, en quoi cela poserait-il un problème ? Rrrr ! Je suis votre chef de guerre ! Vous devez obéir ! »
« Pour l’instant, Ulgrat est toujours vivant ! Pourquoi doit-on organiser sa succession ? » renchérit Maat.
Gal dégaina le poignard de Vlad et égorgea Ulgrat. Pendant que le malheureux se vidait de son sang secoué par des spasmes de lutte pour survivre, l’oniromancien essuya l’arme et reprit la parole nonchalamment.
« Rrrr ! D’autres questions ? »
Un long silence s’ensuivit. Personne n’osa contester l’action brutale du capitaine pourpre. Il toisa ensuite ce prêtre-sorcier qui ne savait pas rester à sa place de simple officier du culte. Sarlac n’était qu’un ivrogne inculte, mais au moins, lui, il savait rester à sa place ! Le chef d’Udgog se dit qu’il devait rapidement éteindre cette dissidence religieuse.
Comme les hordes étaient réunies, le tournoi rituel fut organisé en quelques heures. Les combats spectaculaires assouvirent les pulsions animales et sanguinaires des soldats. Ambo gagna le trône de Gegguz et Fimug remporta le commandement de la cité de Erzog. Les deux héritiers promus semblaient intelligents et reconnaissants pour leurs promotions. Sur le conseil de Vlad et Borg, Gal nomma à leurs côtés des lieutenants issus de la horde de Udgog. Ces guerriers méritants assisteraient brillamment les nouveaux chefs de guerres tout en relatant leurs faits et gestes.
La nouvelle de la prise des deux villages par le capitaine pourpre ne tarda pas à parvenir jusqu’à Ubed, la citadelle promontoire dominant la passe des montagnes noires. Moins d’une semaine après le tournoi rituel de succession, Dumdul débarquait accompagné d’une délégation conséquente. Le chef de guerre se savait isolé. Son territoire formait une enclave à l’extrême pointe de la corne de l’Orcania. L’oniromancien l’enserrait complètement. Le premier fief hors de son emprise se situait à plus de cent kilomètres ou bien de l’autre côté de la passe des montagnes noires.
Gal invita Dumdul au pied du chantier de sa pyramide et le reçut avec l’entièreté des édiles sous son autorité. « Gal l’oniromancien, chef de Udgog et de toute la région, je viens te prêter allégeance ! » Tout en prononçant son discours à chaque mot soupesé, Dumdul se mit à plat ventre devant le seigneur de guerre en signe de soumission. Ce pleutre mielleux dégoûtait au plus haut point le capitaine pourpre. Pour l’humilier, il écrasa son visage contre le sol avec son pied. Malgré ses joues comprimées, le lâche continua à déblatérer son acte de soumission. « Sache que je respecderai toujours don commandebant, bême si du rentres en conflit avec le roi Orokko ! » Cette attitude interrogea Gal. Comment pouvait-il faire confiance à un couard prêt à tout pour sauver sa peau ?
L’impitoyable chef de guerre de Udgog accentua sa pression sur le crâne de son adversaire. Dumdul commença à gesticuler. Il tenta de se relever, mais l’étreinte se faisait toujours plus puissante. Ses yeux s’exorbitèrent tandis que ses supplications demeuraient ignorées. Gal poursuivit sa cruelle mise à mort. La tête du pauvre ère explosa dans un craquement d’os.
« Sacrilège ! Tu blasphèmes, Gal ! Il fallait effectuer un combat rituel pour nourrir le dieu de la guerre ! »
Maat, le prêtre-sorcier prenait à partie l’oniromancien. Celui-ci avait anticipé cette réaction suite à la mise à mort de Dumdul. Il l’avait espéré même.
« Rrrr ! Dans ce cas, pour rendre grâce au dieu-jaguar, nous nous affronterons tous deux, Maat ! Rrrr ! Ensuite, les héritiers de Dumdul combattront pour décider du commandement de la cité d’Ubed ! »
Vlad et sa garde entouraient déjà le prêtre-sorcier. Ils le déshabillèrent et lui donnèrent un poignard. Gal se présenta face à lui avec le même équipement rudimentaire. Les religieux lui avaient tendu un piège ! Le capitaine pourpre leur rendait la pareil ! Maat tremblait, lançait des regards vers tous les soutiens potentiels tel une bête apeurée.
« Rrrr ! Ne t’inquiète pas, Maat ! Rrrr ! Ce n’est qu’un combat rituel ! Rrrr ! Nous cesserons au premier sang comme le veut la tradition ! Rrrr ! En garde ! »
Le prêtre-sorcier prit maladroitement une posture défensive. Tout dans l’attitude du religieux transpirait l’inexpérience militaire. De sa démarche de prédateur, l’oniromancien avança en roulant des épaules. Sa proie se déroba et recula jusqu’à se retrouver bloquée contre le torse de l’imposant Vlad. La garde rapprochée empêchait toute nouvelle fuite.
« Au premier sang versé, Gal ! Tu le jures devant Abath-Khal ! »
« Rrrr ! Bien sûr !Rrrr ! Au premier sang ! »
Gal profita de la brève discussion pour se placer à bonne distance. Dans geste vif et précis, il planta son poignard d’obsidienne dans la trachée du prêtre-sorcier qui se vida comme un goret couinant en tombant par terre.
Le capitaine pourpre était à présent le maître incontesté de la région. Il franchissait une nouvelle marche dans le grand dessein qu’Abath-Khal lui avait fixé en songe.